CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 3
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
24 Janvier 1770.
C’est pour dire à mes anges que, dans l’idée de les amuser, et au risque de les ennuyer, j’ai envoyé un énorme paquet que j’ai pris la liberté d’adresser à M. le duc de Praslin. Ce paquet contient une pièce qui a l’air d’être du temps passé, et qu’on attribue à l’abbé de Châteauneuf, ou à Raymond le Grec, comme on voudra.
Cet énorme paquet doit être actuellement arrivé à l’hôtel des anges. Ils s’apercevront que, par une juste providence, une pièce, dont le principal personnage est un caissier dévot, vient tout juste dans le temps des cilices du sieur Billard et des confessions de l’abbé Grizel. Je ne bénirai pourtant pas la Providence, si questa coglioneria n’amuse pas mes anges.
J’ai lu le livre de l’abbé Galiani (1). Oh ! le plaisant homme ! oh ! le drôle de corps ! on n’a jamais eu plus gaiement raison. Faut-il qu’un Napolitain donne aux Français des leçons de plaisanterie et de police ! Cet homme-là ferait rire la grand’chambre ; mais je ne sais s’il viendrait à bout de l’instruire.
J’ai vraiment lu Bayard et Hamlet (2). Je me réfugie sous les ailes de mes anges.
1 – Dialogues sur le commerce des bleds, 1770. (G.A.)
2 – Bayard de du Belloy, et Hamlet de Ducis. (G.A.)
à M. le duc de Praslin.
A Ferney, 24 Janvier (1).
Monseigneur, pardon ; je tremble de fatiguer vos bontés. Voici le seul papier justificatif concernant les diamants volés par messieurs de Tunis (2). Si jamais vous daignez prendre la peine de battre ces barbares, je vous supplierai alors de faire comprendre les diamants dans les articles de paix que vous daignerez leur accorder.
J’ai toujours été émerveillé que les princes chrétiens qui se font quelquefois la guerre de gaieté de cœur, ne s’accordassent pas à jeter Tunis et Alger dans leurs ports. Voilà de plaisants successeurs des Carthaginois que ces voleurs de Tunis.
On dit que vous avez une très florissante marine. Permettez à un de vos vieux courtisans de s’intéresser passionnément à votre gloire. J’ai l’honneur, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à d’Argental du 5 janvier. (G.A.)
à M. Élie de Beaumont.
A Ferney, le 24 janvier 1770.
Mon cher Cicéron, je reçois les papiers que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Vous voyez bien qu’il n’y a là qu’un ménage de gâté. J’entends fort mal les affaires ; mais je ne crois pas que la sentence du lieutenant civil, qui ordonne qu’on enfermera chez des moines, par avis de parents, un fils de famille (1), en cas que le roi lui rende la liberté, puisse subsister après dix ans, quand le père et la mère sont morts, quand le fils de famille est père de famille, quand il a cinquante-trois ans, quand sa mère s’est opposée à cette étonnante sentence, et l’a fait son légataire universel.
Ma foi, juge et plaideurs, il faudrait tout lier.
J’ignore encore si l’homme aux cinquante-trois ans ne ressemble pas aux nèfles, qui ne mûrissent que sur la paille. Je me suis chargé par pitié de deux personnes fort extraordinaires : l’une est cet original, l’autre est une nièce de l’abbé Nollet, qui lui est attachée depuis quatorze ans, et qu’on va tâcher de marier.
L’affaire principale est d’achever de payer le peu de dettes contractées dans ce pays par le sieur interdit, de procurer audit interdit des meubles, et de ne lui pas laisser toucher un denier, attendu que je suis prêt à signer avec les parents qu’il a la tête un peu légère, avec l’air posé d’un homme capable.
Je vous supplie très instamment, mon cher Cicéron, de me donner des nouvelles positives des deux mille écus, afin que je prenne des mesures justes, et qu’après l’avoir
Alimenté, rasé, désaltéré, porté,
Joueur, act. III, sc. IV.
pendant un an, on ne m’accuse pas d’avoir la tête aussi légère que lui.
Point de nouvelles de Sirven, sinon qu’il est à Toulouse, et qu’on veut y jouer les Guèbres. Autre tête encore que ce Sirven ! Le monde est fou.
Mille tendres respects à vous et à madame de Canon, à vous les deux sages, et les deux sages aimables.
1 – Durey de Morsan, alors âgé de cinquante-trois ans. (G.A.)
à M. de La Harpe.
26 Janvier 1770.
Dieu et les hommes (1) vous en sauront gré, mon cher confrère, d’avoir mis en drame (2) l’aventure de cette pauvre novice qui, en se mettant une corde au cou, apprit aux pères et aux mères à ne jamais forcer leurs filles à prendre un malheureux voile. Cela est digne de l’auteur (3) de la Réponse à ce fou mélancolique de Rancé.
Savez-vous bien que cette réponse est un des meilleurs ouvrages que vous ayez jamais faits ? On l’imprime actuellement dans un recueil qu’on a fait à Lausanne. Savez-vous bien ce que vous devriez faire, si vous avez quelque amitié pour moi ? me faire envoyer votre Ecole des Pères et mères, acte par acte ; nous la lirons, madame Denis et moi. Nous méritons tous deux de vous lire.
Je suis bien étonné que Panckoucke ne vous ait rien dit au sujet de la partie littéraire du nouveau Dictionnaire encyclopédique ; mais il était engagé avec M. Marmontel, qui fera tout ce qui regarde la littérature. Peut-être donnera-t-on dans quelque temps un petit supplément (4) ; mais vous savez que les libraires mes voisins ne sont pas gens à encourager la jeunesse, comme on fait à Paris. Je craindrais fort que vous ne perdissiez votre temps, et je vous conseille de l’employer à des choses qui vous soient plus utiles. Je voudrais que chacune de vos lignes vous fût payée comme aux Robertson (5).
J’ai lu un petit ouvrage de M. de Falbaire (6) où il fait voir que, depuis les premiers commis des finances jusqu’au portier de la Comédie, tout le monde est bien payé, hors les auteurs.
Je viens de recevoir le Mercure. Je vous suis bien obligé d’avoir séparé ma cause de celle de mon prédécesseur Garnier (7). Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Voltaire venait de publier son écrit intitulé : Dieu et les Hommes. (G.A.)
2 – Mélanie. (G.A.)
3 – La Harpe. (G.A.)
4 – Les Questions sur l’Encyclopédie. (G.A.)
5 – Auteur de l’Histoire de Charles-Quint. (G.A.)
6 – Avis aux gens de lettres. (G.A.)
7 – A propos d’une réimpression de la Henriade de Garnier. La Harpe avait écrit que Voltaire ne l’avait peut-être jamais lue. (G.A.)
à M. Thieriot.
26 Janvier 1770.
Mon ancien et oublieux ami, je crois que vous vous êtes coupé la gorge et la bourse en laissant répandre un faux bruit que j’ai quelque part à cette pièce que vous m’avez envoyée, laquelle est, dites-vous, de l’abbé de Châteauneuf et de Raymond le Grec. Vous sentez bien que si on se borne à s’ennuyer aux ouvrages des morts, on se plaît fort à siffler ceux qui sont attribués aux vivants mais il y a remède à tout. Je sais que vous avez une copie très informe de cette comédie. Je sais, à n’en pouvoir douter, qu’il y en a une beaucoup plus ample et beaucoup plus correcte entre les mains de M. d’Argental. C’est sur celle-là qu’il faudrait vous régler. La copie que vous m’avez envoyée n’aurait certainement pas passé à la police. Plus le monde est devenu philosophe, plus cette police est délicate : les mots de dévotion seraient d’autant plus mal reçus, que la dévotion est plus méprisée ; mais on m’assure que ce qui pourrait trop alarmer est très sagement déguisé dans l’exemplaire de M. d’Argental. Informez-vous-en ; faites comme vous pourrez.
Si vous voyez M. Diderot, faites mes compliments à ce digne soutien de la philosophie, à cet immortel vainqueur du fanatisme.
à Madame la marquise du Deffand.
A Ferney, 28 Janvier 1770.
Qui ? moi, madame, que je n’aie point répondu à une de vos lettres ! que je n’aie pas obéi aux ordres de celle qui m’honore depuis si longtemps de son amitié ! de celle pour qui je travaille jour et nuit, malgré tous mes maux ! Vous sentez bien que je ne suis pas capable d’une pareille lâcheté. Tout ours que je suis, soyez persuadée que je suis un très honnête ours.
Je n’ai point du tout entendu parler de M. Crawford ; si j’avais su qu’il fût à Paris, je vous aurais suppliée très instamment de me protéger un peu auprès de lui, et de faire valoir les sentiments d’estime et de reconnaissance que je lui dois.
Vous m’annoncez, madame, que M. Robertson veut bien m’envoyer sa belle Histoire de Charles-Quint, qui a un très grand succès dans toute l’Europe, et que vous aurez la bonté de me la faire parvenir. Je l’attends avec la plus grande impatience ; je vous supplie d’ordonner qu’on la fasse partir par la guimbarde de Lyon.
C’était autrefois un bien vilain mot que celui de guimbarde ; mais vous savez que les mots et les idées changent souvent chez les Français, et vous vous en apercevez tous les jours.
Vous avez la bonté, madame, de m’annoncer une nouvelle cent fois plus agréable pour moi que tous les ouvrages de Robertson. Vous me dites que votre grand’papa, le mari de votre grand’maman, se porte mieux que jamais (1) ; j’étais inquiet de sa santé, vous savez que je l’aime comme M. l’archevêque de Cambrai aimait Dieu, pour lui-même. Votre grand’maman est adorable. Je m’imagine l’entendre parler quand elle écrit ; elle me mande qu’elle est fort prudente ; de là je juge qu’elle n’a montré qu’à vous les petits versiculets de M. Guillemet (2).
Si je retrouve un peu de santé dans le triste état où je suis, je vais me remettre à travailler pour vous. Je ne vous écrirai point de lettres inutiles, mais je tâcherai de faire des choses utiles qui puissent vous amuser. C’est à vous que je veux plaire ; vous êtes mon public. Je voudrais pouvoir vous désennuyer quelques quarts-d’heure, quand vous ne dormez pas, quand vous ne courez pas, quand vous n’êtes pas livrée au monde. Vous faites très bien de chercher la dissipation, elle vous est nécessaire comme à moi la retraite.
Adieu, madame ; jouissez de la vie autant qu’il est possible, et soyez bien sûre que je suis à vous, que je vous appartiens jusqu’au dernier moment de la mienne.
1 – C’est-à-dire que Choiseul est plus que jamais en faveur. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à madame de Choiseul du 26 juillet 1769. (G.A.)
à M. Christin.
30 Janvier 1770 (1).
Le solitaire mande au petit philosophe, son ami, que l’édit pour la fondation de Versoix va paraître ; alors le moment pourra être favorable pour présenter la requête (2). Je crois qu’il faudra en envoyer des copies collationnées à tous les ministres. Une affaire si délicate ne peut être jugée que dans le conseil du roi. Il faudra craindre les oppositions de ceux qui sont intéressés à rendre éternelle la tyrannie dont on se plaint. Vos ennemis sont sans doute instruits de la démarche des communautés. Il serait bon de répandre le bruit qu’on a renoncé à l’entreprise ; on frapperait le coup plus sûrement. Je désire autant que vous le succès de cette affaire.
Pour la babiole des Choudens, j’ai mandé à Balleidier (3) de faire tout ce qu’il voudrait. Je serai mort avant que cette affaire soit entièrement jugée.
J’attendrai avec bien de l’impatience que vous veniez ici faire vos pâques. Je vous embrasse bien tendrement, mon cher ami.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Pour les Serfs du Mont-Jura. (G.A.)
3 – Procureur à Aix. (G.A.)