OPUSCULE - Le cri des nations - Partie 1
Photo de PAPAPOUSS
LE CRI DES NATIONS.
- 1769 -
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[Cet opuscule, qui parut quelques mois après la brochure précédente, en est le complément. Voltaire y demande qu’on s’affranchisse de toutes les servitudes honteuses imposées aux nations catholiques par la cour de Rome.] (G.A.)
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Espagne, qui fus le berceau des jésuites ; parlements de France, qui, depuis l’institution de cette milice, armâtes toujours les lois contre elle ; Portugal, qui n’avait que trop éprouvé le danger de leurs maximes ; Naples, Sicile, Parme, Malte, qui les avez connus, vous en avez enfin purgé vos Etats ; non qu’il n’y eût parmi eux des hommes vertueux et utiles, mais parce qu’en général l’esprit de cet ordre était contraire aux intérêts des nations, et parce qu’en effet ils étaient les satellites d’un prince étranger.
C’est dans cette vue que la sagesse éclairée de presque toutes les puissances catholiques impose aujourd’hui le frein des lois à la licence des moines, qui se croyaient indépendants des lois mêmes. Cette heureuse révolution, qui paraissait impossible dans le siècle passé, quoiqu’elle fût très aisée, a été reçue avec l’acclamation des peuples. Les hommes, étant plus éclairés, en sont devenus plus sages et moins malheureux. Ce changement aurait produit des excommunications, des interdits, des guerres civiles, dans des temps de barbarie ; mais dans le siècle de la raison l’on n’a entendu que des cris de joie.
Ces mêmes peuples, qui bénissent leurs souverains et leurs magistrats pour avoir commencé ce grand ouvrage, espèrent qu’il ne demeurera pas imparfait. On a chassé les jésuites, parce qu’ils étaient les principaux organes des prétentions de la cour de Rome : comment donc pourrait-on laisser subsister ces prétentions ? Quoi ! l’on punit ceux qui les soutiennent, et on se laisserait opprimer par ceux qui les exercent ?
Des Annates (1).
D’où vient que la France, l’Espagne, l’Italie, paient encore des annates à l’évêque de Rome ? Les rois confèrent le bénéfice de l’épiscopat, l’Eglise confère le Saint-Esprit : ces deux dons n’ont certainement rien de commun. Les rois ont fondé le bénéfice qui consiste dans le revenu, ou bien ils sont aux droits des seigneurs qui l’ont fondé : la nomination est donc le privilège de la couronne. C’est dont par la grâce unique du roi, et non par celle d’un évêque étranger, qu’un évêque est évêque. Ce n’est point le pape qui lui donne le Saint-Esprit ; il le reçoit de l’imposition de quelques autres évêques ses concitoyens. S’il paie au pape quelque argent pour la collation de son bénéfice, c’est dans le fond un délit contre l’Etat ; s’il paie cet argent pour recevoir le Saint-Esprit, c’est une simonie : il n’y a pas de milieu. On a voulu pallier ce marché qui offense la religion et la patrie, on n’a jamais pu le justifier.
Il est autorisé, dit-on, par le concordat entre le roi François Ier et le pape Léon X. Mais quoi ! parce qu’ils avaient alors besoin l’un de l’autre, parce que des intérêts passagers les réunirent, faut-il que l’Etat en souffre éternellement ? faut-il payer à jamais ce qu’on ne doit pas ? sera-t-on esclave au dix-huitième siècle parce qu’on fut imprudent au seizième ?
1 – Voyez dans le Dictionnaire philosophique, l’article ANNATES, et notre note. (G.A.)
Des dispenses (1).
On paie chèrement à Rome la dispense pour épouser sa cousine et sa nièce. Si ces mariages offensaient Dieu, quel pouvoir sur la terre aurait droit de les permettre ? Si Dieu ne les réprouve pas, à quoi sert une dispense ? S’il faut cette dispense, pourquoi un Champenois et un Picard doivent-ils la demander et la payer à un prêtre italien ? Ces Champenois et ces Picards n’ont-ils pas des tribunaux qui peuvent juger du contrat civil, et des curés qui administrent, en vertu du contrat civil, ce qui est du ressort du sacrement ?
N’est-ce pas une servitude honteuse, contraire au droit des gens, à la dignité des couronnes, à la religion, à la nature, de payer un étranger pour se marier dans sa patrie ?
On a poussé cette tyrannie absurde jusqu’à prétendre que le pape seul a le droit d’accorder pour de l’argent à un filleul la permission d’épouser sa marraine. Qu’est-ce qu’une marraine ? c’est une femme inutile ajoutée à un parrain nécessaire, laquelle a de surcroît répondu pour vous que vous seriez chrétien. Or, parce qu’elle a dit que vous observeriez les rites du christianisme, ce sera un crime de contracter avec elle un sacrement du christianisme ! et le pape seul pourra changer ce crime en une action méritoire et sacrée, moyennant une taxe !
Ce prétendu crime n’était pas moins grand entre le parrain et la marraine (2) et les pères et mère de l’enfant. Ils ont répondu qu’un enfant né en Bavière serait chrétien ; donc les parrains et marraines ne pourront jamais épouser le père ou la mère, si un prêtre de Rome ne leur fait payer chèrement une dispense ! Et un homme qui aurait été parrain de son enfant ne peut plus coucher avec sa femme sans la permission du pape, ou d’un prêtre délégué par lui ! Et c’est ainsi qu’on a traité les hommes ! Ils le méritaient puisqu’ils l’ont souffert.
1 – Il ne faut pas oublier en lisant ce paragraphe que les registres de l’état civil étaient alors aux mains des prêtres, et que les dispenses imaginées par la cour de Rome étaient de rigueur. (G.A.)
2 – Mon curé, en baptisant un enfant, le 11 juin 1769, dit à mademoiselle Nolet, la marraine : « Souvenez-vous que vous ne pouvez épouser ni l’enfant, ni son père, ni sa mère. »
De la bulle In cœna Domini (1).
La bulle In cœna Domini n’est pas à beaucoup près le monument le plus étrange de l’absurde despotisme si longtemps affecté autrefois par la cour de Rome. Les bulles des Grégoire VII, des Innocent IV, des Grégoire IX, des Boniface VIII, ont été, sans doute, plus funestes ; mais la bulle in cœna Domini est d’autant plus remarquable, qu’elle a été forgée dans des temps où les hommes commençaient à sortir de l’épaisse barbarie qui avait si longtemps abruti toute l’Europe. L’Angleterre et la moitié du continent, soulevées, au seizième siècle, contre les usurpations romaines, semblaient avertir cette cour d’être modérée. Cependant, au mépris de toute bienséance et des droits divins et humains, l’évêque de Rome, Pie V, n’hésita pas à promulguer cette bulle, qu’on fulmine à Rome tous les jeudis de la semaine sainte, avec les cérémonies les plus pompeuses et les plus lugubres. On excommunie en ce jour tous les magistrats, tous les évêques, tous les hommes enfin qui appellent à un futur concile ; tous les capitaines de vaisseau qui courent la mer sur les côtes de l’Etat ecclésiastique ; tous ceux qui arrêtent les pourvoyeurs des viandes destinées pour le pape ; les rois, leurs chanceliers, leurs parlements ou cours supérieures qui concourent à souffrir que le clergé paie des tributs à l’Etat sous quelque dénomination que ce puisse être ; tous les magistrats, et particulièrement les parlements, qui s’opposent à la réception de la discipline du concile de Trente. Le pape seul peut absoudre ceux qui se rendent coupables de ces crimes énormes. Il faut qu’ils aillent demander pardon à Rome aux grands pénitenciers, qui doivent les frapper de leurs baguettes. Ainsi tous les parlements de France doivent faire le pèlerinage de Rome pour aller recevoir des coups de verges dans l’église de Saint-Pierre. Pourquoi non ? le grand Henri IV en reçut bien par procureur sur le dos des cardinaux d’Ossat et Duperron (2).
1 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article BULLE. (G.A.)
2 – Le pape Ganganelli n’a pas révoqué cette bulle, mais il a cessé de la publier. L’empereur Joseph II a ordonné de l’arracher de tous les rituels dans ses Etats. (K.) – On cessa de publier la bulle en 1770, c’est-à-dire un an après cet écrit. (G.A.)
Des juges délégués par Rome.
Un curé de nos provinces est jugé en matière purement ecclésiastique par l’officialité de son évêque. Il en appelle au métropolitain, du métropolitain au primat : n’est-ce pas assez ? faut-il une quatrième juridiction pour achever sa ruine ? faut-il que Rome délègue de nouveaux juges ? Cela s’appelle en appeler aux apôtres, mais nous ne voyons pas que les apôtres aient jamais rendu des arrêts à Jérusalem par appel de la juridiction des Gaules.