CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 38
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à M. Panckoucke.
6 Décembre 1769.
Vous savez, monsieur, que je vous regarde comme un homme de lettres et comme mon ami ; c’est à ces titres que je vous écris.
On a besoin sans doute d’un supplément à l’Encyclopédie ; on me l’a proposé ; j’y ai travaillé avec ardeur ; j’ai fait servir tous les articles que j’avais déjà insérés dans le grand dictionnaire, je les ai étendus et fortifiés autant qu’il était en moi ; j’ai actuellement plus de cent articles de prêts. Je les crois sages ; mais s’ils paraissent un peu hardis, sans être téméraires, on pourrait trouver des censeurs qui feraient de mauvaises difficultés, et qui ôteraient tout le piquant pour y mettre l’insipide. Je vous réponds bien que tous ceux qui sont à la tête de la librairie ne mettront aucun obstacle à l’introduction de cet ouvrage en France ; et je vous réponds d’ailleurs qu’il sera vendu dans l’Europe, parce que, tout sage qu’il est, il pourra amuser les oisifs de Moscou, aussi bien que les oisifs de Berlin. Puisque vous avez été assez hardi pour vous charger de mes sottises in-4°, il faut que cette sottise-ci soit de la même parure.
Il ne serait pas mal, à mon avis, de faire un petit programme par lequel on avertirait Paris, Moscou, Madrid, Lisbonne, et Quimper-Corentin, qu’une société de gens de lettres tous Parisiens et point Suisses, va, pour prévenir les jaloux, donner un supplément à l’Encyclopédie. On pourrait même, dans ce programme, donner quelque échantillon, comme, par exemple, l’article FEMME (1), afin d’amorcer vos chalands.
Au reste, je pense qu’il faut se presser, parce qu’il se pourrait bien faire qu’étant âgé de soixante-seize-ans, je fusse placé incessamment dans un cimetière, à côté de mon ivrogne de curé, qui prétendait m’enterrer et qui a été tout étonné que je l’enterrasse.
Encore un mot, monsieur : avant que vous vous fussiez lancé dans les grandes entreprises, vous aviez, ce me semble, ouvert une souscription pour les malsemaines de Martin Fréron. Je me suis aperçu, à mon article CRITIQUE (2), que je dois dévouer à l’horreur de la postérité les gueux qui, pour de l’argent, ont voulu décrier l’Encyclopédie et tous les bons ouvrages de ce siècle, et que c’est une chose aussi amusante qu’utile de rassembler les principales impertinences de tous ces polissons. Envoyez-moi tout ce que vous avez, jusqu’à ce jour, des imbéciles méchancetés de Martin, afin que je le fasse pendre avec les cordes qu’il a filées.
Je vous embrasse de tout mon cœur, sans cérémonie, et je vous prie de vouloir bien faire mes compliments à madame votre femme, dont j’ai toujours l’idée dans la tête depuis que je l’ai vue à Ferney.
1 – Voyez ce mot dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)
2 – Ibid. (G.A.)
à M. le duc de Praslin (1)
Monseigneur, un pauvre Suisse qui vous est toujours très attaché, prend la liberté de vous présenter ce placet pour une affaire qui le regarde en quelque manière, étant créancier d’un des négociants à qui les diamants pris par messieurs de Tunis appartiennent. Je vous supplie de vouloir bien me faire dire, par un de vos secrétaires ou des premiers commis des bureaux de la marine, où en est cette étonnante affaire. Il n’est pas surprenant que messieurs de Tunis soient des brigands ; mais il l’est beaucoup qu’ils osent fouiller les vaisseaux portant pavillon de France. La seule grâce que je vous demande à présent est d’avoir la bonté d’ordonner que je sois informé de l’état des choses. Je vous supplie de permettre que je vous aie encore cette obligation.
Sirven, que vous protégiez, a gagné son procès, du moins en grande partie.
J’ai l’honneur d’être, avec la plus vive reconnaissance et un profond respect, monseigneur, votre, etc.
1 – Ce billet a été édité par MM. de Cayrol et A. François, avec la date du 18 Juillet 1769. Nous ne croyons pas cette date exacte. Voyez les lettres à d’Argental du 11 décembre 1769 et 5 janvier 1770. (G.A.)
à M. Laus de Boissy.
A Ferney, 7 Décembre 1769 (1).
Monsieur, j’ai reçu votre Secrétaire du Parnasse. S’il y a beaucoup de pièces de vous dans ce recueil, il y a bien de l’apparence qu’il réussira longtemps ; mais je crois que votre secrétaire n’est pas le mien. Il m’impute une Epître à mademoiselle Chéré, actrice de l’académie de Marseille. Je n’ai jamais connu mademoiselle Chéré, et je n’ai jamais eu le bonheur de courtiser aucune Marseillaise. Le Journal encyclopédique m’avait déjà attribué ces vers, dans lesquels je promets à mademoiselle Chéré que
Malgré les Tisiphones
L’amour unira nos personnes.
Je ne sais point quelles sont ces Tisiphones ; mais je vous jure que jamais la personne de mademoiselle Chéré n’a été unie à la mienne ni ne le sera.
Soyez bien sûr encore que je n’ai jamais fait rimer Tisiphone, qui est long, à personne, qui est bref. Autrefois, quand je faisais des vers, je ne rimais pas trop pour les yeux, mais j’avais grand soin de l’oreille.
Soyez très persuadé, monsieur, que mon barbare sort ne m’a jamais ôté la lumière des yeux de mademosielle Chéré, et que je n’erre point dans ma triste carrière. Je suis si loin d’errer dans ma carrière, que depuis deux ans je sors très rarement de mon lit, et que je ne suis jamais sorti de celui de mademoiselle Chéré. Si je m’y étais mis, elle aurait été bien attrapée.
Je prends cette occasion pour vous dire qu’en général c’est une chose fort ennuyeuse que cet amas de rimes redoublées qui ne disent rien, ou qui répètent ce qu’on a dit mille fois. Je ne connais pas l’amant de votre gentille Marseillaise, mais je lui conseille d’être un peu moins prolixe.
D’ailleurs, toutes ces épîtres à Aglaure, à Flore, à Phyllis, ne sont guère faites pour le public : ce sont des amusements de société. Il est quelquefois aussi ridicule de les livrer au libraire, qu’il le serait d’imprimer ce qu’on a dit dans la conversation.
MM. Cramer m’ont rendu un très mauvais service, en publiant les fadaises de ce goût qui me sont souvent échappées. Je leur ai écrit cent fois de n’en rien faire. Les vers médiocres sont ce qu’il y a de plus insipide au monde. J’en ai fait beaucoup, comme un autre mais je n’y ai jamais mis mon nom, et je ne le mettais à aucun de mes ouvrages. Je suis très fâché qu’on me rende responsable, depuis si longtemps, de ce que j’ai fait et de ce que je n’ai point fait ; cela m’est arrivé dans des choses plus sérieuses. Je ne suis qu’un vieux laboureur réformé à la suite des Ephémérides du Citoyen, défrichant des campagnes arides, et semant avec le semoir, n’ayant nul commerce avec mademoiselle Chéré, ni avec aucune Tisiphone, ni avec aucune personne de son espèce agréable.
J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre, etc.
P.S. – J’ajoute encore que je ne suis point né en 1696, comme le dit votre graveur, mais en 1694, dont je suis plus fâché que du peu de ressemblance.
1 – Cette lettre, toujours classée à l’année 1770 est de 1769, puisque Grimm la reproduit dans sa Correspondance en janvier 1770. (G.A.)
à M. l’abbé Audra.
Le 10 Décembre 1769.
Mon cher philosophe, j’espère que Cicéron La Croix (1) fera rendre une pleine justice au client qu’il protège. Je salue son éloquence ; la bonté de son cœur fait tressaillir le mien. J’espère tout de vos bontés et des siennes. Je me flatte que le parlement saisira cette occasion de faire voir à l’Europe qu’il sait consoler l’innocence opprimée. M. Scherer, banquier de Lyon, doit avoir fait tenir quinze louis à Sirven pour l’aider à soutenir son procès. Je lui ai donné l’adresse de M. Chauliac, procureur. Je vous prie instamment de vouloir bien vous faire informer si cet argent a été remis à Sirven.
Il y a longtemps qu’on a envoyé un paquet (2) pour vous, suivant vos ordres, à l’adresse que vous aviez donnée. L’état déplorable où je suis ne me permet pas de dicter de longues lettres, mais l’amitié n’y perd rien.
J’aurai l’honneur de répondre à mademoiselle Calliope de Vaudeuil (3), dès que la fièvre qui me mine pourra être passée. Malgré ma fièvre, voici mon petit remerciement, que je vous prie de lui communiquer :
A Mademoiselle de Vaudeuil.
La figure un peu décrépite
D’un vieux serviteur d’Apollon
Etait dans la barque à Caron
Prête à traverser le Cocyte ;
Le maître du sacré vallon
Dit à sa muse favorite :
« Ecrivez à ce vieux barbon. »
Elle écrivit, je ressuscite.
1 – Avocat à Toulouse. (G.A.)
2 – Dieu et les Hommes. (G.A.)
3 – Fille du premier président du parlement de Toulouse. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
11 Décembre 1769.
J’ai envoyé, madame, à votre grand’maman, ce que vous demandez, et ce que j’ai enfin trouvé. Puissiez-vous aussi trouver de quoi vous amuser quand vous êtes seule ! c’est un point bien important.
Il y a une hymne de Santeul qu’on chante dans l’église welche, qui dit que Dieu est occupé continuellement à se contenter et à s’admirer tout seul, et qu’il dit comme dans le Joueur :
Allons, saute, marquis ;
Act. IV, sc. X.
mais il faut quelque chose de plus aux faibles humains. Rien n’est triste comme d’être avec soi-même sans occupation. Les tyrans savent bien cela, car ils vous mettent quelquefois un homme entre quatre murailles, sans livres ; ce supplice est pire que la question, qui ne dure qu’une heure.
Je vous avertis qu’il n’y a rien que de très vrai dans ce que votre grand’maman doit vous donner. Reste à savoir si ces vérités-là vous attacheront un peu : elles ne seront certainement pas du goût des dames welches, qui ne veulent que l’histoire du jour ; encore leur histoire du jour roule-t-elle sur deux ou trois tracasseries. Mon histoire du jour, à moi, c’est celle du genre humain. Les Turcs chassés de la Moldavie, de la Bessarabie, d’Azof, d’Erzeroum, et d’une partie du pays de Médée, en un mot, toutes ces grandes révolutions, que vous ignorez peut-être à Paris, ne sont qu’un point sur la carte de l’univers.
Si ce que je vous envoie vous fatigue et vous ennuie, vous aurez autre chose, mais pas sitôt. Je travaille jour et nuit : la raison en est que j’ai peu de temps à vivre, et que je ne veux pas perdre de temps ; mais je voudrais bien aussi ne pas vous faire perdre le vôtre.
Je suis confondu des bontés de votre grand’maman. Je vous les dois, madame ; je vous en remercie du fond de mon cœur. C’est un petit ange que madame Gargantua. Il y a une chose qui m’embarrasse : je voudrais encore que votre grand-papa fût aussi heureux qu’il mérite de l’être. Je voudrais que vous eussiez la bonté de m’en instruire quand vous n’aurez rien à faire. Dites, je vous prie, à M. le président Hénault que je lui serait toujours très attaché.
à M. le comte d’Argental.
11 Décembre 1769.
Mon cher ange, vous m’inquiétez et vous me désespérez. Vous n’avez point répondu à trois lettres. On dit que la santé de madame d’Argental est dérangée. Que vous coûterait-il de nous informer par un mot, et de nous rassurer ? Si heureusement ce qu’on nous a mandé se trouvait faux, je vous parlerais de l’envie qu’on a toujours de jouer les Guèbres à Lyon, du dessein qu’on a de se faire autoriser par M. Bertin ; je vous demanderais des conseils ; je vous dirais que nous espérons obtenir du parlement de Toulouse une espèce de dédommagement pour la famille Sirven ; je vous prierais de dire un mot à M. le duc de Praslin d’une affaire de corsaires que j’ai pris la liberté de lui recommander, et qui m’intéresse (1) ; je vous parlerais même d’un discours fort désagréable qu’on prétend avoir été tenu au sujet de nos pauvres spectacles, de votre goût pour eux, et de mon tendre et éternel attachement pour vous : mais je ne puis sérieusement vous demander autre chose que de n’avoir pas la cruauté de nous laisser ignorer l’état de madame d’Argental.
Nous vous renouvelons, madame Denis et moi, les assurances de tout ce que nos cœurs nous disent pour vous deux.
1 – Voyez les lettres à d’Argental des 5 et 20 Janvier 1770. (G.A.)
à M. Christin.
11 Décembre 1769.
L’ermite de Ferney fait les plus tendres compliments à son cher philosophe de Saint-Claude.
Il est instamment prié d’écrire à son ami, qui est employé en Lorraine, de dire bien positivement où en est l’affaire de ce malheureux Martin, si on la poursuit, si on a réhabilité la mémoire de cet homme si injustement condamné, si c’est à la Tournelle de Paris que la sentence fut confirmée : cette affaire est très importante. Ceux qui l’ont mandée à Paris, sur la foi des lettres reçues de Lorraine, craignent fort d’être compromis, si malheureusement l’ami de M. Christin s’est trompé.
Sirven a été élargi, et il a eu mainlevée de son bien, malgré la bonne volonté de ses juges subalternes, qui voulaient absolument le faire rouer. Il en appelle au parlement de Toulouse, qui est très bien disposé en sa faveur, et il espère qu’il obtiendra des dédommagements.
Si le solitaire se portait mieux. Il pourrait faire donner les étrivières au carme ; mais il est trop malade pour entrer dans ces petites discussions. La sottise et l’insolence du carme auraient été dangereuses au quatorzième siècle ; mais, dans celui-ci, on peut prendre le parti d’en rire. Je me trouve d’ailleurs entre le bon et le mauvais larron, entre Bayle et Jean-Jacques.
Mon cher philosophe rendra un grand service à la jurisprudence et à la nation, en continuant à son loisir l’ouvrage qu’il a commencé. Il est prié de mettre une grande marge à la copie.
Madame Denis et moi nous vous souhaitons la bonne année ; nous aurions bien voulu la finir et la commencer avec vous.