MÉLANGES HISTORIQUES - LE PYRRHONISME DE L'HISTOIRE - Partie 7
Photo de PAPAPOUSS
LE PYRRHONISME DE L’HISTOIRE.
CHAPITRE XIX.
De la reine Brunehaut.
Les temps de la reine Brunehaut ne méritent guère qu’on s’en souvienne, mais le supplice prétendu de cette reine est si étrange, qu’il faut l’examiner.
Il n’est pas hors de vraisemblance que, dans un siècle aussi barbare, une armée composée de brigands ait poussé l’atrocité de ses fureurs jusqu’à massacrer une reine âgée de soixante et seize ans, ait insulté à son corps sanglant, et l’ait traîné avec ignominie. Nous touchons au temps où les deux illustres frères de Witt furent mis en pièces par la populace hollandaise, qui leur arracha le cœur et qui fut assez dénaturée pour en faire un repas abominable. Nous savons que la populace parisienne traita ainsi le maréchal d’Ancre. Nous savons qu’elle voulut violer la cendre du grand Colbert.
Telles ont été chez les chrétiens septentrionaux les barbaries de la lie du peuple. C’est ainsi qu’à la journée de la Saint-Barthélemy on traîna le corps mort du célèbre Ramus dans les rues, en le fouettant à la porte de tous les collèges de l’université. Ces horreurs furent inconnues aux Romains et aux Grecs ; dans la plus grande fermentation de leurs guerres civiles, ils respectaient du moins les morts.
Il n’est que trop vrai que Clovis et ses enfants ont été des monstres de cruauté ; mais que Clotaire II ait condamné solennellement la reine Brunehaut à un supplice aussi inouï, aussi recherché que celui dont on dit qu’elle mourut, c’est ce qu’il est difficile de persuader à un lecteur attentif qui pèse les vraisemblances, et qui, en puisant dans les sources, examine si ces sources sont pures. (Voyez ce qu’on a dit à ce sujet dans la Philosophie de l’Histoire, qui sert d’introduction à l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations depuis Charlemagne, etc., page 47 du tome II de cette édition.)
CHAPITRE XX.
Des donations de Pipinus ou Pépin-le-Bref à l’Eglise de Rome.
L’auteur de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations doute, avec les plus grands publicistes d’Allemagne, que Pépin d’Austrasie ait donné l’exarchat de Ravenne à l’évêque de Rome Etienne III ; il ne croit pas cette donation plus authentique que l’apparition de saint Pierre, de saint Paul, et de saint Denis, suivis d’un diacre et d’un sous-diacre, qui descendirent du ciel empyrée pour guérir cet évêque Etienne de la fièvre, dans le monastère de Saint-Denis. Il ne la croit pas plus avérée que la lettre écrite et signée dans le ciel par saint Paul et saint Pierre au même Pépin d’Austrasie, ou que toutes les légendes de ces temps sauvages.
Quand même cette donation de l’exarchat de Ravenne eût été réellement faite, elle n’aurait pas plus de validité que la concession d’une île par don Quichotte à son écuyer Sancho-Pança.
Pépin, majordome du jeune Childéric, roi des Francs, n’était qu’un domestique rebelle devenu usurpateur. Non-seulement il détrôna son maître par la force et par l’artifice, mais il l’enferma dans un repaire de moines, et l’y laissa périr de misère. Ayant chassé ses deux frères, qui partageaient avec lui une autorité usurpée ; ayant forcé l’un de se retirer chez le duc d’Aquitaine, l’autre à se tondre et à s’ensevelir dans l’abbaye du Mont-Cassin ; devenu enfin maître absolu, il se fit sacrer roi des Francs, à la manière des rois lombards, par saint Boniface, évêque de Mayence : étrange cérémonie pour un saint que celle de couronner et de consacrer la rébellion, l’ingratitude, l’usurpation, la violation des lois divines et humaines, et de celles de la nature ! De quel droit cet Austrasien aurait-il pu donner la province de Ravenne et la Pentapole à un évêque de Rome ? elles appartenaient, ainsi que Rome, à l’empereur grec. Les Lombards s’étaient emparés de l’exarchat ; jamais aucun évêque, jusqu’à ce temps, n’avait prétendu à aucune souveraineté. Cette prétention aurait révolté tous les esprits, car toute nouveauté les révolte ; et une telle ambition dans un pasteur de l’Eglise est si authentiquement proscrite dans l’Evangile, qu’on ne pouvait introduire qu’avec le temps et par degrés ce mélange de la grandeur temporelle et de la spirituelle, ignoré dans toute la chrétienté pendant huit siècles.
Les Lombards s’étaient rendus maîtres de tout le pays, depuis Ravenne jusqu’aux portes de Rome. Leur roi Astolphe prétendait qu’après s’être emparé de l’exarchat de Ravenne, Rome lui appartenait de droit, parce que Rome, depuis longtemps, était gouvernée par l’exarque impérial ; prétention aussi injuste que celle du pape aurait pu l’être.
Rome était régie alors par un duc et par le sénat, au nom de l’empereur Constantin, flétri dans la communion romaine par le surnom de Copronyme (1). L’évêque avait un très grand crédit dans la ville par sa place et par ses richesses ; crédit que l’habileté peut augmenter jusqu’à le convertir en autorité. Il est député de ses diocésains auprès du nouveau roi Pépin, pour demander sa protection contre les Lombards. Les Francs avaient déjà fait plus d’une irruption en Italie. Ce pays, qui avait été l’objet des courses des Gaulois, avait souvent tenté les Francs, leurs vainqueurs, incorporés à eux. Ce prélat fut très bien reçu. Pépin croyait avoir besoin de lui pour affermir son autorité combattue par le duc d’Aquitaine, par son propre frère, par les Bavarois et par les leudes, Francs encore attachés à la maison détrônée. Il se fit donc sacrer une seconde fois par ce pape, ne doutant pas que l’onction reçue du premier évêque d’Occident n’eût une influence sur les peuples bien supérieure à celle d’un nouvel évêque d’un pays barbare. Mais s’il avait donné alors l’exarchat de Ravenne à Etienne III, il aurait donné un pays, qui ne lui appartenait point, qui n’était pas en son pouvoir, et sur lequel il n’avait aucun droit (2).
Il se rendit médiateur entre l’empereur et le roi lombard ; donc il est évident qu’il n’avait alors aucune prétention sur la province de Ravenne. Astolphe refuse la médiation, et vient braver le prince franc dans le Milanais : bientôt obligé de se retirer dans Pavie, il y passe, dit-on, une transaction par laquelle « il mettra en séquestre l’exarchat entre les mains de Pépin pour le rendre à l’empereur. » Donc, encore une fois, Pépin ne pouvait s’approprier ni donner à d’autres cette province. Le Lombard s’engageait encore à rendre au saint père quelques châteaux, quelques domaines autour de Rome, nommés alors les justices de saint Pierre, concédés à ses prédécesseurs par les empereurs leurs maîtres.
A peine Pépin est-il parti, après avoir pillé le Milanais et le Piémont, que le roi lombard vient se venger des Romains, qui avaient appelé les Francs en Italie. Il met le siège devant Rome ; Pépin accourt une seconde fois ; il se fait donner beaucoup d’argent, comme dans sa première invasion ; il impose même au Lombard un tribut annuel de douze mille écus d’or.
Mais quelle donation pouvait-il faire ? Si Pépin avait été mis en possession de l’exarchat comme séquestre, comment pouvait-il le donner au pape, en reconnaissant lui-même, par un traité solennel, que c’était le domaine de l’empereur ? Quel chaos, et quelles contradictions !
1 – L’Ordurier. Ainsi surnommé parce qu’il fit ses ordures dans les fonts baptismaux lorsqu’il y fut présenté. (G.A.)
2 – L’exarchat fut donné au pape pour qu’il ne devînt pas la proie des Lombards. (G.A.)
CHAPITRE XXI.
Autres difficultés sur la donation de Pépin aux papes.
On écrivait alors l’histoire avec si peu d’exactitude, on corrompait les manuscrits avec tant de hardiesse, que nous trouvons dans la Vie de Charlemagne, faite par Eginhard son secrétaire, ces propres mots : « Pépin fut reconnu roi par l’ordre du pape, jussu summi pontificis. » De deux choses l’une, ou l’on a falsifié le manuscrit d’Eginhard, ou cet Eginhard a dit un insigne mensonge. Aucun pape jusqu’alors ne s’était arrogé le droit de donner une ville, un village, un château ; aurait-il commencé tout d’un coup par donner le royaume de France ? Cette donation serait encore plus extraordinaire que celle d’une province entière qu’on prétend que Pépin donna au pape. Ils auraient l’un après l’autre fait des présents de ce qui ne leur appartenait point du tout. L’auteur italien qui écrivit en 1722, pour faire croire qu’originairement Parme et Plaisance avaient été concédés au saint-siège, comme une dépendance de l’exarchat, ne doute pas que les empereurs grecs ne fussent justement dépouillés de leurs droits sur l’Italie, « parce que, dit-il, ils avaient soulevé les peuples contre Dieu (1). »
Et comment les empereurs, s’il vous plaît, avaient-ils soulevé les peuples contre Dieu ? en voulant qu’on adorât Dieu seul, et non pas des images, selon l’usage des trois premiers siècles de la primitive Eglise. Il est assez avéré que, dans les trois premiers siècles de cette primitive Eglise, il était défendu de placer des images, d’élever des autels, de porter des chasubles et des surplis, de brûler de l’encens dans les assemblées chrétiennes ; et dans le septième c’était une impiété de n’avoir pas d’images. C’est ainsi que tout est variation dans l’Etat et dans l’Eglise.
Mais, quand même les empereurs grecs auraient été des impies, était-il bien juste et bien religieux à un pape de se faire donner le patrimoine de ses maîtres par un homme venu d’Austrasie ?
Le cardinal Bellarmin suppose bien pis. « Les premiers chrétiens, dit-il, ne supportaient les empereurs que parce qu’ils n’étaient pas les plus forts ; » et, ce qui peut paraître encore plus étrange, c’est que Bellarmin ne fait que suivre l’opinion de saint Thomas. Sur ce fondement, l’Italien, qui veut absolument donner aujourd’hui Parme et Plaisance au pape (2), ajoute ces mots singuliers : « Quoique Pépin n’eût pas le domaine de l’exarchat, il pouvait en priver ceux qui le possédaient, et le transférer à l’apôtre saint Pierre, et par lui au pape. »
Ce que ce brave Italien ajoute encore à toutes ces grandes maximes n’est pas moins curieux. « Cet acte, dit-il, ne fut pas seulement une simple donation, ce fut une restitution ; » et il prétend que dans l’acte original, qu’on n’a jamais vu, Pépin s’était servi du mot restitution ; c’est ce que Baronius avait déjà affirmé. Et comment restituait-on pape l’exarchat de Ravenne ? « C’est, selon eux, que le pape avait succédé de plein droit aux empereurs, à cause de leur hérésie. »
Si la chose est ainsi, il ne faut plus jamais parler de la donation de Pépin, il faut seulement plaindre ce prince de n’avoir rendu au pape qu’une très petite partie de ses Etats. Il devait assurément lui donner toute l’Italie, la France, l’Allemagne, l’Espagne, et même, en cas de besoin, tout l’empire d’Orient.
Poursuivons : la matière paraît intéressante ; c’est dommage que nos historiens n’aient rien dit de tout cela.
Le prétendu Anastase, dans la Vie d’Adrien, assure avec serment que « Pépin protesta n’être venu en Italie mettre tout à feu et à sang que pour donner l’exarchat au pape, et pour obtenir la rémission de ses péchés. » Il faut que depuis ce temps les choses soient bien changées : je doute qu’aujourd’hui il se trouvât aucun prince qui vînt en Italie avec une armée, uniquement pour le salut de son âme.
1 – Page 120 de la seconde partie de la Dissertation historique sur les duchés de Parme et de Plaisance.
2 – Clément XIII venait d’excommunier le duc de Parme, et prétendait que le duché lui appartenait, « in ducatu nostro, » selon son expression. En revanche, le gouvernement faisait occuper Avignon et le comtat Venaissin. Notons encore que l’ami de Voltaire, d’Argental, était le représentant du duc près la cour de Versailles. (G.A.)