MÉLANGES HISTORIQUES - LE PYRRHONISME DE L'HISTOIRE - Partie 6
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LE PYRRHONISME DE L’HISTOIRE.
CHAPITRE XV.
Des contes absurdes intitulés histoire depuis Tacite.
Dès qu’un empereur romain a été assassiné par les gardes prétoriennes, les corbeaux de la littérature fondent sur le cadavre de sa réputation. Ils ramassent tous les bruits de la ville, sans faire seulement réflexion que ces bruits sont presque toujours les mêmes. On dit d’abord que Caligula avait écrit sur ses tablettes les noms de ceux qu’il devait faire mourir incessamment et que ceux qui, ayant vu ces tablettes, s’y trouvèrent eux-mêmes au nombre des proscrits, le prévinrent, et le tuèrent.
Quoique ce soit une étrange folie d’écrire sur ses tablettes, NOTA BENE que je dois faire assassiner un tel jour tels et tels sénateurs, cependant il se pourrait, à toute force, que Caligula ait eu cette imprudence : mais on en dit autant de Domitien, on en dit autant de Commode (1) ; la chose devient alors ridicule, et indigne de toute croyance.
Tout ce qu’on raconte de ce Commode est bien singulier. Comment imaginer que lorsqu’un citoyen romain voulait se défaire d’un ennemi, il donnait de l’argent à l’empereur, qui se chargeait de l’assassinat pour le prix convenu ? Comment croire que Commode, ayant vu passer un homme extrêmement gros se donna le plaisir de lui faire ouvrir le ventre pour lui rendre la taille plus légère ?
Il faut être imbécile pour croire d’Héliogabale tout ce que raconte Lampride. Selon lui, cet empereur se fait circoncire pour avoir plus de plaisir avec les femmes quelle pitié ! Ensuite il se fait châtrer pour en avoir davantage avec les hommes. Il tue, il pille, il massacre, il empoisonne. Qui était cet Héliogabale ? un enfant de treize à quatorze ans, que sa mère et sa grand’mère avaient fait nommer empereur, et sous le nom duquel ces deux intrigantes se disputaient l’autorité suprême.
Cet ainsi cependant qu’on a écrit l’Histoire romaine depuis Tacite. Il en est une autre encore plus ridicule : c’est l’Histoire byzantine. Cet indigne recueil ne contient que des déclamations et des miracles ; il est l’opprobre de l’esprit humain, comme l’empire grec était l’opprobre de l’esprit humain, comme l’empire grec était l’opprobre de la terre. Les Turcs du moins sont plus sensés ; ils ont vaincu, ils ont joui, et ils ont très peu écrit (2).
1 – On en dit autant de Robespierre. (G.A.)
2 – La fin de cet alinéa est conforme à l’édition qui fait partie de l’Evangile du jour. (G.A.)
CHAPITRE XVI.
Des diffamations.
Je me plais à citer l’auteur de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, parce que je vois qu’il aime la vérité, et qu’il l’annonce courageusement. Il a dit qu’avant que les livres fussent communs, la réputation d’un prince dépendait d’un seul historien. Rien n’est plus vrai. Un Suétone ne pouvait rien sur les vivants, mais il jugeait les morts, et personne ne se souciait d’appeler de ses jugements ; au contraire, tout lecteur les confirmait, parce que tout lecteur est malin.
Il n’en est pas tout à fait de même aujourd’hui. Que la satire couvre d’opprobres un prince, cent échos répètent la calomnie, je l’avoue ; mais il se trouve toujours quelque voix qui s’élève contre les échos, et qui à la fin les fait taire : c’est ce qui est arrivé à la mémoire du duc d’Orléans, régent de France. Les Philippiques de La Grange, et vingt libelles secrets, lui imputaient les plus grands crimes ; sa fille était traitée comme l’a été Messaline par Suétone. Qu’une femme ait deux ou trois amants, on lui en donne bientôt des centaines. En un mot, des historiens contemporains n’ont pas manqué de répéter ces mensonges ; et sans l’auteur du Siècle de Louis XIV, ils seraient encore aujourd’hui accrédités dans l’Europe (1)
On a écrit que Jeanne de Navarre, femme de Philippe-le-Bel, fondatrice du collège de Navarre, admettait dans son lit les écoliers les plus beaux, et les faisait jeter ensuite dans la rivière avec une pierre au cou. Le public aime passionnément ces contes, et les historiens le servent selon son goût. Les uns tirent de leur imagination les anecdotes qui pourront plaire, c’est-à-dire les plus scandaleuses ; les autres, de meilleure foi, ramassent des contes qui ont passé de bouche en bouche ils pensent tenir de la première main les secrets de l’Etat, et ne font nulle difficulté de décrier un prince et un général d’armée pour gagner dix pistoles. C’est ainsi qu’en ont usé Gatien de Courtilz, Le Noble, la Dunoyer, La Beaumelle, et cent malheureux correcteurs d’imprimerie réfugiés en Hollande.
Si les hommes étaient raisonnables, ils ne voudraient d’histoires que celles qui mettraient les droits des peuples sous leurs yeux, les lois suivant lesquelles chaque père de famille peut disposer de son bien, les événements qui intéressent toute une nation, les traités qui les lient aux nations voisines, les progrès des arts utiles, les abus qui exposent continuellement le grand nombre à la tyrannie du petit ; mais cette manière d’écrire l’histoire est aussi difficile que dangereuse. Ce serait une étude pour le lecteur, et non un délassement. Le public aime mieux des fables, on lui en donne.
1 – Voyez le chapitre XXVII du Siècle de Louis XIV. Répétons encore ici que la plupart de ces prétendus mensonges sont aujourd’hui tenus pour des vérités, et que Voltaire ne parle pas ici selon sa conscience. (G.A.)
CHAPITRE XVII.
Des écrivains de parti.
Audi alteram partem est la loi de tout lecteur quand il lit l’histoire des princes qui se sont disputé une couronne, ou des communions qui se sont réciproquement anathématisées.
Si la faction de la Ligue avait prévalu, Henri IV ne serait connu aujourd’hui que comme un petit prince de Béarn, débauché et excommunié par les papes.
Si Arius l’avait emporté sur Athanase au concile de Nicée, si Constantin avait pris son parti, Athanase ne passerait aujourd’hui que pour un novateur, un hérétique, un homme d’un zèle outré, qui attribuait à Jésus ce qui ne lui appartenait pas.
Les Romains ont décrié la foi carthaginoise ; les Carthaginois ne se louaient pas de la foi romaine. Il faudrait lire les archives de la famille d’Annibal pour juger. Je voudrais avoir jusqu’aux mémoires de Caïphe et de Pilate. Je voudrais avoir ceux de la cour de Pharaon nous verrions comment elle se défendait d’avoir ordonné à toutes les accoucheuses égyptiennes de noyer tous les petits mâles hébreux, et à quoi servait cet ordre pour des Juifs, qui n’employaient jamais que des sages-femmes juives.
Je voudrais avoir les pièces originales du premier schisme des papes de Rome entre Novatien et Corneille, de leurs intrigues, de leurs calomnies, de l’argent donné de part et d’autre, et surtout des emportements de leurs dévotes.
C’est un plaisir de lire les livres des whigs, et de torys. Ecoutez les whigs, les torys ont trahi l’Angleterre ; écoutez les torys, tout whig a sacrifié l’Etat à ses intérêts : de sorte qu’à en croire les deux partis, il n’y a pas un seul honnête homme dans la nation.
C’était bien pis du temps de la Rose rouge et de la Rose blanche. M. de Walpole a dit un grand mot dans la préface de ses Doutes historiques sur Richard III (1) : « Quand un roi heureux est jugé, tous les historiens servent de témoins. »
Henri VII, dur et avare, fut vainqueur de Richard III. Aussitôt toutes les plumes qu’on commençait à tailler en Angleterre peignent Richard III comme un monstre pour la figure et pour l’âme. Il avait une épaule un peu plus haute que l’autre, et d’ailleurs il était assez joli, comme ses portraits le témoignent ; on en fait un vilain bossu, et on lui donne un visage affreux. Il a fait des actions cruelles ; on le charge de tous les crimes, de ceux même qui auraient été visiblement contre ses intérêts.
La même chose est arrivée à Pierre de Castille, surnommé le Cruel. Six bâtards de feu son père excitent contre lui une guerre civile, et veulent le détrôner. Notre Charles-le-Sage se joint à eux, et envoie contre lui son Bertrand du Guesclin. Pierre, à l’aide du fameux prince Noir, bat les bâtards et les Français ; Bertrand est fait prisonnier ; un des bâtards est puni : Pierre est alors un grand homme.
La fortune change ; le grand prince Noir ne donne plus de secours au roi Pierre. Un des bâtards ramène du Guesclin, suivi d’une troupe de brigands, qui même ne portaient pas d’autre nom ; Pierre est pris à son tour ; le bâtard Henri de Transtamare l’assassine indignement dans sa tente : voilà Pierre condamné par les contemporains. Il n’est plus connu de la postérité que par le surnom de Cruel, et les historiens tombent sur lui comme des chiens sur un cerf aux abois (2).
Donnez-vous la peine de lire les mémoires de Marie de Médicis ; le cardinal de Richelieu est le plus ingrat des hommes, le plus fourbe et le plus lâche des tyrans. Lisez, si vous pouvez, les épîtres dédicatoires adressées à ce ministre ; c’est le premier des mortels, c’est un héros c’est même un saint et le petit flatteur Sarrasin, singe de Voiture, l’appelle le divin cardinal, dans son ridicule éloge de la ridicule tragédie de l’Amour tyrannique, composée par le grand Scudéry, sur les ordres du cardinal divin.
La mémoire du pape Grégoire VII est en exécration en France et en Allemagne. Il est canonisé à Rome.
De telles réflexions ont porté plusieurs princes à ne se point soucier de leur réputation : mais ceux-là ont eu plus grand tort que tous les autres ; car il vaut mieux pour un homme d’Etat avoir une réputation contestée que de n’en avoir point du tout.
Il n’en est pas des rois et des ministres comme des femmes, dont on dit que celles dont on parle le moins sont les meilleures. Il faut qu’un prince, un premier ministre aime l’Etat et la gloire. Certaines gens disent que c’est un défaut en morale ; mais, s’il n’a pas de défaut, il ne fera jamais rien de grand.
1 – Cet écrit venait de paraître et Voltaire venait de le lire quand fut composé le Pyrrhonisme de l’histoire. Voyez, dans la CORRESPONDANCE, la lettre à H. Walpole, 15 juillet 1768. (G.A.)
2 – Voyez au THÉÂTRE, la dernière tirade de la tragédie de Don Pèdre. (G.A.)
CHAPITRE XVIII.
De quelques contes.
Est-il quelqu’un qui ne doute un peu du pigeon qui apporta du ciel une bouteille d’huile à Clovis, et de l’ange qui apporta l’oriflamme ? Clovis ne mérita guère ces faveurs en faisant assassiner les princes ses voisins. Nous pensons que la majesté bienfaisante de nos rois n’a pas besoin de ces fables pour disposer le peuple à l’obéissance, et qu’on peut révérer et aimer son roi sans miracles.
On ne doit pas être plus crédule pour l’aventure de Florinde, dont le joyau fut fendu en deux par le marteau du roi visigoth d’Espagne don Roderic, que pour le viol de Lucrèce, qui embellit l’histoire romaine.
Rangeons tous les contes de Grégoire de Tours avec ceux d’Hérodote et des Mille et une Nuits. Envoyons les trois cent soixante mille Sarrasins que tua Charles-Martel, et qui mirent ensuite le siège devant Narbonne, aux trois cent mille Sybarites tués par cent mille Crotoniates, dans un pays qui peut à peine nourrir trente mille âmes.