CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1770 - Partie 106

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CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1770 - Partie 106

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417 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 4 Décembre 1770.

 

 

 

          Je vous suis obligé des beaux vers (1) joints à votre lettre. J’ai lu le poème de notre confrère le Chinois, qui n’est pas dans ce qu’on appelle le goût européan, mais qui peut plaire à Pékin.

 

          Un vaisseau, revenu depuis peu de la Chine à Embden, a apporté une lettre en vers de cet empereur (2), et comme on sait que j’aime la poésie, on me l’a envoyée. La grande difficulté a été de la faire traduire : mais nous avons heureusement été secondés par le fameux professeur Arnulphius Enserius Quadrazius. Il ne s’est pas contenté de la mettre en prose, parce qu’il est d’opinion que les vers ne doivent être traduits qu’en vers. Vous verrez vous-même cette pièce, et vous pourrez la placer dans votre bibliothèque chinoise. Quoique notre grave professeur s’excuse sur la difficulté de la traduction, il ne compte pour rien quelques solécismes qui lui sont échappés, quelques mauvaises rimes qu’on ne doit point envisager comme défectueuses lorsqu’on traduit l’ouvrage d’un empereur.

 

          Vous verrez ce que l’on pense en Chine des succès des Russes et de leurs victoires. Cependant je puis vous assurer que nos nouvelles de Constantinople ne font aucune mention de votre prétendu soudan d’Egypte (3) ; et je prends ce qu’on en débite pour un conte ajusté et mis en roman par le gazetier. Vous, qui avez de tout temps déclamé contre la guerre, voudriez-vous perpétuer celle-ci ? Ne savez-vous pas que ce Moustapha, avec sa pipe, est allié des Welches et de Choiseul, qui a fait partir en hâte un détachement d’officiers de génie et d’artillerie pour fortifier les Dardanelles ? Ne savez-vous pas que, s’il y avait un grand-turc, le temple de Jérusalem serait rebâti, qu’il n’y aurait plus de sérail, plus de mamamouchi, plus d’ablutions, et que de certaines puissances voisines de Belgrade s’intéressent vivement à l’Alcoran ? et qu’enfin, quelque brillante que soit la guerre, la paix lui est toujours préférable ?

 

          Je salue l’original de certaine statue, et le recommande à Apollon, dieu de la santé, ainsi qu’à Minerve, pour veiller à sa conservation. FÉDÉRIC.

 

 

1 – L’Epître au roi de la Chine. (G.A.)

2 – Vers de l’empereur de la Chine sur son poème de la ville de Moukden, par le roi de Prusse. (G.A.)

3 – Pas un mot des lettres précédentes de Voltaire n’est relatif à cet Ali-Bey. (G.A.)

 

 

 

 

 

418 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 12 Décembre 1770.

 

 

 

          Le damné de philosophe (1) contre lequel vous êtes en colère ne se contente pas de raisonner à perte de vue, il se met à rêver, et il veut que je vous envoie ses rêveries. Pour me débarrasser de ses importunités, j’ai été obligé de me conformer à ses volontés. Voici ses fariboles que je joins à ma lettre. Ne m’accusez pas d’indiscrétion. Si ce fatras vous ennuie, rangez-le dans la catégorie de Barbe-Bleue et des Mille et une, etc. Je lui ai conseillé, pour le corriger de son goût pour l’imagination, d’étudier la géométrie transcendante, qui desséchera son cerveau de ce qu’il a de trop poétique, et le rendra le digne confrère de tous nos braves philosophes tudesques et professeurs en us. Peut-être que cette géométrie lui démontrera qu’il a une âme : la plupart de ceux qui le croient n’y ont jamais pensé. Je ne crois pas, comme vous le dites, que Moustapha ni bien d’autres s’en inquiètent. Il n’y a que ceux qui suivent le sens de la sentence grecque, Connais-toi toi-même, qui veulent savoir ce qu’ils sont, et qui, à mesure qu’ils avancent en connaissances, sont obligés d’oublier ce qu’ils avaient cru savoir.

 

          Le grand cordelier de Saint-Pierre me paraît un homme qui sait à quoi s’en tenir ; mais il est payé pour ne pas révéler les secrets de l’Eglise, et je parierais qu’il s’embarrasserait beaucoup plus d’Avignon que de la Jérusalem céleste. Pour moi, je m’avertis d’être discret, et de ne pas importuner un homme auquel il faut se faire conscience de dérober un moment. Ses moments sont si bien employés, que je lui en souhaite beaucoup, et qu’il puisse durer autant que sa statue. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Frédéric lui-même. (G.A.)

 

 

 

 

419 – DE VOLTAIRE

 

 

20 Décembre 1770.

 

 

 

          En vérité ce roi de la Chine écrit de jolies lettres (1). Mon Dieu, comme son style s’est perfectionné depuis son Eloge de Moukden ! Qu’il rend bien justice à ce saint flibustier juif nommé David, et à nos badauds de Paris ! Je soupçonne sa majesté Kien-long de n’avoir chez lui aucun mandarin qui l’entende, et de chanter, comme Orphée, devant de beaux lions, de courageux léopards, des loups bien disciplinés, des faucons bien dressés. J’allai autrefois à la cour du roi ; je fus émerveillé de son armée, mais cent fois plus de sa personne, et je vous avoue, sire, que je n’ai jamais fait de soupers plus agréables que ceux où Kien-long-le-Grand daignait m’admettre. Je vous jure que je prenais la liberté de l’aimer autant qu’il me forçait à l’admirer ; et, sans un Lapon (2) qui me calomnia, je n’aurais jamais imaginé d’autre bonheur que de rester à Pékin.

 

          Il est vrai que j’ai fait une très grande fortune dans l’Occident ; et, quoique un abbé Terray (3) m’en ait escamoté la plus grande partie (ce qui ne me serait point arrivé à Pékin), il m’en reste assez pour être plus heureux que je ne mérite ; cependant je regrette toujours Kien-long, que je regarde comme le plus grand homme des deux hémisphères. Comme il parle parfaitement le français, qu’il n’a pourtant point appris des révérends pères jésuites, comme il écrit dans cette langue avec plus de grâce et d’énergie que les trois quarts de nos académiciens, j’ai pris la liberté de lui adresser par le coche trois livres nouveaux (4) avec cette adresse : Au roi ; car il n’y en a pas deux, à ce que l’on dit ; et on parlera peu du sultan et du mogol d’aujourd’hui. On a écrit sur l’adresse : Pour être mis à la poste, dès que le paquet sera dans ses Etats. C’est un tribut payé à la bibliothèque du Sans-Souci de la Chine : je ne crois pas ce tribut digne de sa majesté, mais c’est la cuisse de cigale que ne dédaigna pas le grand Yhao.

 

          Sa majesté est voisine de ma grande souveraine russe. Je suis toujours fâché qu’ils n’aient pu s’ajuster pour donner congé à Moustapha ; je suis encore dans l’erreur sur Ali-Bey (5) : elle-même y est aussi. Pourquoi n’a-t-elle pas envoyé quelque Juif sur les lieux s’informer de la vérité ? Les Juifs ont toujours aimé l’Egypte, quoi qu’en dise leur impertinente histoire.

 

          Je savais très bien ce que faisaient des ingénieurs sans génie, et j’en étais très affligé. Je trouve tout cela aussi mal entendu que les croisades : il me semble qu’on pouvait s’entendre, et qu’il y avait de beaux coups à faire.

 

          J’ai bien peur que les Welches, et même les Ibères, n’échouent. Leurs entreprises, depuis longtemps, n’ont abouti qu’à nous ruiner.

 

          Je frappe trois fois la terre de mon front devant votre trône du Pégu, voisin du trône de la Chine.

 

 

1 – Voltaire veut parler de la pièce de vers de Frédéric annoncée dans la lettre du 4 décembre. (G.A.)

2 – Maupertuis. (G.A.)

3 – Contrôleur-général des finances. (G.A.)

4 – Les trois premiers volumes des Questions sur l’Encyclopédie. (G.A.)

5 – Soudan d’Egypte. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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