MÉLANGES HISTORIQUES - LE PYRRHONISME DE L'HISTOIRE - Partie 5
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LE PYRRHONISME DE L’HISTOIRE.
CHAPITRE XIII.
De Néron et d’Agrippine.
Toutes les fois que j’ai lu l’abominable histoire de Néron et de sa mère Agrippine, j’ai été tenté de n’en rien croire. L’intérêt du genre humain est que tant d’horreurs aient été exagérées ; elles font trop de honte à la nature.
Tacite commence par citer un Cluvius (Annales, liv. XIV, chap. II). Ce Cluvius rapporte que, vers le milieu du jour, medio diei, Agrippine se présentait souvent à son fils, déjà échauffé par le vin, pour l’engager à un inceste avec elle ; qu’elle lui donnait des baisers lascifs, lasciva oscula ; qu’elle l’excitait par des caresses auxquelles il ne manquait que la consommation du crime, prœnuntias flagitii blanditias, et cela en présence des convives, annotantibus proximis ; qu’aussitôt l’habile Sénèque présentait le secours d’une autre femme contre les empressements d’une femme, Senecam contra muliebres illecebras subsidium à fœmind petivisse, et substituait sur-le-champ la jeune affranchie Acté à l’impératrice-mère Agrippine.
Voilà un sage précepteur que ce Sénèque ! quel philosophe ! Vous observerez qu’Agrippine avait alors environ cinquante ans. Elle était la seconde des six enfants de Germanicus, que Tacite prétend, sans aucune preuve, avoir été empoisonné. Il mourut l’an 19 de notre ère, et laissa Agrippine âgée de dix ans.
Agrippine eut trois maris. Tacite dit que, bientôt après l’époque de ces caresses incestueuses, Néron prit la résolution de tuer sa mère. Elle périt en effet l’an 59 de notre ère vulgaire. Son père Germanicus était mort il y avait déjà quarante ans. Agrippine en avait donc à peu près cinquante, lorsqu’elle était supposée solliciter son fils à l’inceste. Moins un fait est vraisemblable, plus il exige de preuves. Mais ce Cluvius, cité par Tacite, prétend que c’était une grande politique, et qu’Agrippine comptait par là fortifier sa puissance et son crédit. C’était au contraire s’exposer au mépris et à l’horreur. Se flattait-elle de donner à Néron plus de plaisirs et de désirs que de jeunes maîtresses ? Son fils, bientôt dégoûté d’elle, ne l’aurait-il pas accablée d’opprobre ? n’aurait-elle pas été l’exécration de toute la cour ? Comment d’ailleurs ce Cluvius peut-il dire qu’Agrippine voulait se prostituer à son fils en présence de Sénèque et des autres convives ? De bonne foi, une mère couche-t-elle avec son fils devant son gouverneur et son précepteur, en présence des convives et des domestiques ?
Un autre historien véridique de ces temps-là, nommé Fabius Rusticus, dit que c’était Néron qui avait des désirs pour sa mère, et qu’il était sur le point de coucher avec elle, lorsqu’Acté vint se mettre à sa place. Cependant ce n’était point Acté qui était alors la maîtresse de Néron, c’était Poppée ; et soit Poppée, soit Acté, soit une autre, rien de tout cela n’est vraisemblable.
Il y a dans la mort d’Agrippine des circonstances qu’il est impossible de croire. D’où a-t-on su que l’affranchi Anicet, préfet de la flotte de Mysène, conseilla de faire construire un vaisseau qui, en se démontant en pleine mer, y ferait périr Agrippine ? Je veux qu’Anicet se soit chargé de cette étrange invention ; mais il me semble qu’on ne pouvait construire un tel vaisseau sans que les ouvriers se doutassent qu’il était destiné à faire périr quelque personnage important. Ce prétendu secret devait être entre les mains de plus de cinquante travailleurs. Il devait bientôt être connu de Rome entière ; Agrippine devait en être informée. Et quand Néron lui proposa de monter sur ce vaisseau, elle devait bien sentir que c’était pour la noyer.
Tacite se contredit certainement lui-même dans le récit de cette aventure inexplicable. Une partie de ce vaisseau, dit-il, se démontant avec art, devait la précipiter dans les flots, cujus pars ipso in mari per artem soluta effunderet ignaram. (Ann., liv. XIV, chap. V.)
Ensuite il dit qu’à un signal donné le toit de la chambre où était Agrippine étant chargé de plomb, tomba tout à coup, et écrasa Crepereius, l’un des domestiques de l’impératrice, cum dato signo ruere tectum loci, etc. (Ann., liv. XIV, chap. V.)
Or si ce fut le toit, le plafond de la chambre d’Agrippine qui tomba sur elle, le vaisseau n’était donc pas construit de manière qu’une partie, se détachant de l’autre, dût jeter dans la mer cette princesse.
Tacite ajoute qu’on ordonna alors aux rameurs de se pencher d’un côté pour submerger le vaisseau ; unum in latus inclinare, atque ita navem submergere. Mais des rameurs, en se penchant, peuvent-ils faire renverser une galère, un bateau même de pêcheur ? Et d’ailleurs ces rameurs se seraient-ils volontiers exposés au naufrage ? Ces mêmes matelots assomment à coups de rames une favorite d’Agrippine, qui, étant tombée dans la mer, criait qu’elle était Agrippine. Ils étaient donc dans le secret. Or confie-t-on un secret à une trentaine de matelots ? De plus, parle-t-on quand on est dans l’eau ?
Tacite ne manque pas de dire « que la mer était tranquille, que le ciel brillait d’étoiles, comme si les dieux avaient voulu que le crime fût plus manifeste : noctem sideribus illusrem, etc. »
En vérité n’est-il pas plus naturel de penser que cette aventure était un pur accident, et que la malignité humaine en fit un crime à Néron, à qui on croyait ne pouvoir rien reprocher de trop horrible ? Quand un prince s’est souillé de quelques crimes, il les a commis tous. Les parents, les amis des proscrits, les seuls mécontents, entassent accusations sur accusations ; on ne cherche plus la vraisemblance. Qu’importe qu’un Néron ait commis un crime de plus ? celui qui les raconte y ajoute encore ; la postérité est persuadée, et le méchant prince a mérité jusqu’aux imputations improbables dont on charge sa mémoire. Je crois avec horreur que Néron donna son consentement au meurtre de sa mère, mais je ne crois point à l’histoire de la galère. Je crois encore moins aux Chaldéens, qui, selon Tacite, avaient prédit que Néron tuerait Agrippine ; parce que ni les Chaldéens, ni les Syriens, ni les Egyptiens, n’ont jamais rien prédit, non plus que Nostradamus, et ceux qui ont voulu exalter leur âme (1).
Presque tous les historiens d’Italie ont accusé le pape Alexandre VI de forfaits qui égalent au moins ceux de Néron ; mais Alexandre VI, comme Néron, était coupable lui-même des erreurs dans lesquelles ces historiens sont tombés.
On nous raconte des atrocités non moins exécrables de plusieurs princes asiatiques. Les voyageurs se donnent une libre carrière sur tout ce qu’ils ont entendu dire en Turquie et en Perse. J’aurais voulu, à leur place, mentir d’une façon toute contraire. Je n’aurais jamais vu que des princes justes et cléments, des juges sans passion, des financiers désintéressés, et j’aurais présenté ces modèles aux gouvernements de l’Europe.
La Cyropédie de Xénophon est un roman ; mais des fables qui enseignent la vertu valent mieux que des histoires mêlées de fables qui ne racontent que des forfaits.
1 – Allusion à une opinion de Maupertuis. Voyez la Diatribe du docteur Akakia. (G.A.)
CHAPITRE XIV.
De Pétrone.
Tout ce qu’on a débité sur Néron m’a fait examiner de plus près la satire attribuée au consul Caius Pétronius, que Néron avait sacrifié à la jalousie de Tigillin. Les nouveaux compilateurs de l’histoire romaine n’ont pas manqué de prendre les fragments d’un jeune écolier nommé Titus Petronius, pour ceux de ce consul qui dit-on, envoya à Néron, avant de mourir, cette peinture de sa cour sous des noms empruntés.
Si on retrouvait, en effet, un portrait fidèle des débauches de Néron dans le Pétrone qui nous reste, ce livre serait un des morceaux les plus curieux de l’antiquité.
Nodot (1) a rempli les lacunes de ces fragments, et a cru tromper le public. Il veut le tromper encore en assurant que la satire de Titus Pétronius, jeune et obscur libertin, d’un esprit très peu réglé, est de Caius Pétronius, consul de Rome (2). Il veut qu’on voie toute la vie de Néron dans des aventures des plus bas coquins de l’Italie, gens qui sortent de l’école pour courir du cabaret au b…, qui volent des manteaux, et qui sont trop heureux d’aller dîner chez un vieux sous-fermier marchand de vin, enrichi par des usures, qu’on nomme Trimalcion.
Les commentateurs ne doutent pas que ce vieux financier absurde et impertinent ne soit le jeune empereur Néron, qui, après tout, avait de l’esprit et des talents. Mais, en vérité, comment reconnaître cet empereur dans un sot qui fait continuellement les plus insipides jeux de mots avec son cuisinier ; qui se lève de table pour aller à la garde-robe ; qui revient à table pour dire qu’il est tourmenté de vents ; qui conseille à la compagnie de ne point se retenir ; qui assure que plusieurs personnes sont mortes pour n’avoir pas su se donner à propos la liberté du derrière, et qui confie à ses convives que sa grosse femme Fortunata fait si bien son devoir là-dessus, qu’elle l’empêche de dormir la nuit ?
Cette maussade et dégoûtante Fortunata est, dit-on, la jeune et belle Acté, maîtresse de l’empereur. Il faut être bien impitoyablement commentateur pour trouver de pareilles ressemblances. Les convives sont, dit-on, les favoris de Néron Voici quelle est la conversation de ces hommes de cour :
L’un d’eux dit à l’autre : « De quoi ris-tu, visage de brebis ? fais-tu meilleure chère chez toi ? Si j’étais plus près de ce causeur, je lui aurais déjà donné un soufflet. Si je pissais seulement sur lui, il ne saurait où se cacher. Il rit : de quoi rit-il ? Je suis un homme libre comme les autres ; j’ai vingt bouches à nourrir par jour, sans compter mes chiens ; et j’espère mourir de façon à ne rougir de rien quand je serai mort. Tu n’es qu’un morveux : tu ne sais dire ni a ni b : tu ressembles à un pot de terre, à un cuir mouillé, qui n’en est pas meilleur pour être plus souple. Es-tu plus riche que moi, dîne deux fois. »
Tout ce qui se dit dans ce fameux repas de Trimalcion est à peu près dans ce goût. Les plus bas gredins tiennent parmi nous des discours plus honnêtes dans leurs tavernes. C’est là pourtant ce qu’on a pris pour la galanterie de la cour des Césars.Il n’y a point d’exemple d’un préjugé si grossier. Il vaudrait autant dire que le Portier des Chartreux (3) est un portrait délicat de la cour de Louis XIV.
Il y a des vers très heureux dans cette satire, et quelques contes très bien faits, surtout celui de la Matrone d’Ephèse. La satire de Pétrone est un mélange de bon et de mauvais, de moralités et d’ordures ; elle annonce la décadence du siècle qui suivit celui d’Auguste. On voit un jeune homme échappé des écoles pour fréquenter le barreau, et qui veut donner des règles et des exemples d’éloquence et de poésie.
Il propose pour modèle le commencement d’un poème ampoulé de sa façon. Voici quelques-uns de ses vers :
Crassum Parthus habet ; Libyco jacet æquore Magnus ;
Julius ingratam perfudit sanguine Romam ;
Et quasi non posset tot tellus ferre supulcra,
Divisit cineres.
PETR., Satyric., c. CXX.
« Crassus a péri chez les Parthes ; Pompée sur les rivages de la Libye ; le sang de César a coulé dans Rome ; et, comme si la terre n’avait pas pu porter tant de tombeaux, elle a divisé leurs cendres. »
Peut-on voir une pensée plus fausse et plus extravagante ? Quoi ! la même terre ne pouvait porter trois sépulcres ou trois urnes ? et c’est pour cela que Crassus, Pompée, et César, sont morts dans des lieux différents ? Est-ce ainsi que s’exprimait Virgile ?
On admire, on cite ces vers libertins :
Qualis nox fuit illa, di deæque !
Quam mollis torus ! Haæsimus calentes,
Et transfudimus hinc et hinc labellis
Errantes animas. Valete, curæ
Mortales ! Ego sic perire cœpi.
PETR., Satyric., c. LCCIX.
Les quatre premiers vers sont heureux, et surtout par le sujet ; car les vers sur l’amour et sur le vin plaisent toujours quand ils ne sont pas absolument mauvais. En voici une traduction libre. Je ne sais si elle est du président Bouhier (4) :
Quelle nuit ! ô transports ! ô voluptés touchantes !
Nos corps entrelacés, et nos âmes errantes,
Se confondaient ensemble, et mouraient de plaisir.
C’est ainsi qu’un mortel commença de périr.
Le dernier vers, traduit mot à mot, est plat, incohérent, ridicule ; il ternit toutes les grâces des précédents ; il présente l’idée funeste d’une mort véritable. Pétrone ne sait presque jamais s’arrêter. C’est le défaut d’un jeune homme dont le goût est encore égaré. C’est dommage que ces vers ne soient pas faits pour une femme ; mais enfin il est évident qu’ils ne sont pas une satire de Néron. Ce sont les vers d’un jeune homme dissolu qui célèbre ses plaisirs infâmes.
De tous les morceaux de poésie répandus en foule dans cet ouvrage, il n’y en a pas un seul qui puisse avoir le plus léger rapport avec la cour de Néron. Ce sont tantôt des conseils pour former les jeunes avocats à l’éloquence de ce que nous appelons le barreau, tantôt des déclamations sur l’indigence des gens de lettres, des éloges de l’argent comptant, des regrets de n’en point avoir, des invocations à Priape, des images ou ampoulées ou lascives, et tout le livre est un amas confus d’érudition et de débauche, tel que ceux que les anciens Romains appelaient Satura. Enfin, c’est le comble de l’absurdité d’avoir pris, de siècle en siècle, cette satire pour l’histoire secrète de Néron : mais dès qu’un préjugé est établi, que de temps il faut pour le détruire !
1 – Voyez au Catalogue des écrivains du Siècle de Louis XIV, l’article NODOT. (G.A.)
2 – C’est une opinion généralement admise aujourd’hui. (G.A.)
3 – Par Dulaurens. (G.A.)
4 – Prédécesseur de Voltaire à l’Académie. (G.A.)