CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1770 - Partie 105

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CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1770 - Partie 105

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413 – DU ROI

 

 

 

A Potsdam, le 26 Septembre 1770.

 

 

 

          Il faut convenir que nous autres citoyens du nord de l’Allemagne nous n’avons point d’imagination. Le P. Bouhours (1) l’assure ; il faut l’en croire sur sa parole. A vous autres voyants de Paris, votre imagination vous fait trouver des liaisons où nous n’aurions pas supposé les moindres rapports. En vérité le prophète, quel qu’il soit, qui me fait l’honneur de s’amuser sur mon compte, me traite avec distinction. Ce n’est pas pour tous les êtres que les gens de cette espèce exaltent leur âme. Je me croirai un homme important ; et il ne faudra qu’une comète ou quelque éclipse qui m’honore de son attention pour achever de me tourner la tête.

 

          Mais tout cela n’était pas nécessaire pour rendre justice à Voltaire ; une âme sensible et un cœur reconnaissant suffisaient. Il est bien juste que le public lui paie le plaisir qu’il en a reçu. Aucun auteur n’a jamais eu un goût aussi perfectionné que ce grand homme. La profane Grèce en aurait fait un dieu : on lui aurait élevé un temple. Nous ne lui érigeons qu’une statue ; faible dédommagement de toutes les persécutions que l’envie lui a suscitées, mais récompense capable d’échauffer la jeunesse et de l’encourager à s’élever dans la carrière que ce grand génie a parcourue, et où d’autres génies peuvent trouver encore à glaner. J’ai aimé dès mon enfance les arts, les lettres, et les sciences ; et lorsque je puis contribuer à leurs progrès, je m’y porte avec toute l’ardeur dont je suis capable, parce que dans ce monde il n’y a point de vrai bonheur sans elles. Vous autres, qui vous trouvez à Paris dans le vestibule de leur temple, vous qui en êtes les desservants, vous pouvez jouir de ce bonheur inaltérable, pourvu que vous empêchiez l’envie et la cabale d’en approcher.

 

          Je vous remercie de la part que vous prenez à cet enfant qui nous est né (2). Je souhaite qu’il ait les qualités qu’il doit avoir, et que loin d’être le fléau de l’humanité, il en devienne le bienfaiteur. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde. FÉDÉRIC.

 

 

 

1 – Voyez le Catalogue des écrivains du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

2 – Le prince Frédéric-Guillaume, petit-neveu du roi, et plus tard (1797) roi lui-même. (G.A.)

 

 

 

 

 

414 – DE VOLTAIRE

 

 

A Ferney, 12 Octobre 1770.

 

 

 

          Sire, nous avons été heureux pendant quinze jours ; d’Alembert et moi nous avons toujours parlé de votre majesté (1) ; c’est ce que font tous les êtres pensants, et s’il y en a dans Rome, ce n’est pas de Ganganelli qu’ils s’entretiennent. Je ne sais si la santé de d’Alembert lui permettra d’aller en Italie ; il pourrait bien se contenter cet hiver du soleil de Provence (2), et n’étaler son éloquence sur le héros philosophe qu’aux descendants de nos anciens troubadours. Pour moi, je ne fais entendre mon filet de voix qu’aux Suisses et aux échos du lac de Genève.

 

          J’ai été d’autant plus touché de votre dernière lettre, que j’ai osé prendre en dernier lieu votre majesté pour mon modèle. Cette expression paraîtra d’abord un peu ridicule ; car en quoi un vieux barbouilleur de papier pourrait-il tâcher d’imiter le héros du Nord ? mais vous savez que les philosophes vinrent demander des règles à Marc-Aurèle quand il partit pour la Moravie, dont votre majesté revient.

 

          Je voudrais pouvoir vous imiter dans votre éloquence et dans le beau portrait que vous faites de l’empereur. Je vois à votre pinceau que c’est un maître qui a peint son disciple.

 

          Voici en quoi consiste l’imitation à laquelle j’ai tâché d’aspirer, c’est à retirer dans les huttes de mon hameau quelques Génevois échappés aux coups de fusil de leurs compatriotes, lorsque j’ai su que votre majesté daignait les protéger en roi dans Berlin.

 

          Je me suis dit : Les premiers des hommes peuvent apprendre aux derniers à bien faire. J’aurais voulu établir, il y a quelques années, une autre colonie à Clèves, et je suis sûr qu’elle aurait été bien plus florissante et plus digne d’être protégée par votre majesté ; je ne me consolerai jamais de n’avoir pas exécuté ce dessein ; c’était là où je devais achever ma vieillesse. Puisse votre carrière être aussi longue qu’elle est utile au monde et glorieuse à votre personne !

 

          Je viens d’apprendre que M. le prince de Brunsvick (3), envoyé par vous à l’armée victorieuse des Russes, y est mort de maladie. C’est un héros de moins dans le monde, et c’est un double compliment de condoléance à faire à votre majesté : il n’a qu’entrevu la vie et la gloire ; mais après tout, ceux qui vivent cent ans font-ils autre chose qu’entrevoir ? Je n’ai fait qu’entrevoir un moment Frédéric-le-Grand ; je l’admire, je lui suis attaché, je le remercie, je suis pénétré de ses bontés pour le moment qui me reste : voilà de quoi je suis certain pour ces deux instants.

 

          Mais pour l’éternité, cette affaire est un peu plus équivoque ; tout ce qui nous environne est l’empire du doute, et le doute est un état désagréable. Y a-t-il un dieu tel qu’on le dit ? une âme telle qu’on l’imagine  des relations telles qu’on les établit ? Y a-t-il quelque chose à espérer après le moment de la vie ? Gilimer, dépouillé de ses Etats, avait-il raison de se mettre à rire quand on le présenta devant Justinien ? et Caton avait-il raison de se tuer, de peur de voir César ? La gloire n’est-elle qu’une illusion ? Faut-il que Moustapha, dans la mollesse de son harem, faisant toutes les sottises possibles, ignorant, orgueilleux et battu, soit plus heureux, s’il digère, qu’un héros philosophe qui ne digérerait pas ?

 

          Tous les êtres sont-ils égaux devant le grand Etre qui anime la nature ? en ce cas, l’âme de Ravaillac serait à jamais égale à celle de Henri IV : ou ni l’un ni l’autre n’auraient eu d’âme. Que le héros philosophe débrouille tout cela, car, pour moi, je n’y entends rien.

 

          Je reste, du fond de mon chaos, pénétré de respect, de reconnaissance, et d’attachement pour votre personne, et du néant de presque tout le reste.

 

 

1 – D’Alembert était allé à Ferney avec Condorcet. (G.A.)

2 – Il s’en contenta. (G.A.)

3 – Guillaume-Adolphe. (G.A.)

 

 

 

 

 

415 – DU ROI

 

 

Potsdam, 30 Octobre 1770.

 

 

 

          Une mite qui végète dans le nord de l’Allemagne est un mince sujet d’entretien pour des philosophes qui discutent des mondes divers flottant dans l’espace de l’infini, du principe du mouvement et de la vie, du temps et de l’éternité, de l’esprit et de la matière, des choses possibles et de celles qui ne le sont pas. J’appréhende fort que cette mite n’ait distrait ces deux grands philosophes (1) d’objets plus importants et plus dignes de les occuper. Les empereurs, ainsi que les rois, disparaissent dans l’immense tableau que la nature offre aux yeux des spéculateurs. Vous qui réunissez tous les genres, vous descendez quelquefois de l’empyrée : tantôt Anaxagore tantôt Triptolème, vous quittez le Portique pour l’agriculture, et vous offrez sur vos terres un asile aux malheureux. Je préférerais bien la colonie de Ferney, dont Voltaire est le législateur, à celle des quakers de Philadelphie, auxquels Locke donna des lois.

 

          Nous avons ici des fugitifs d’une autre espèce : ce sont des Polonais qui, redoutant les déprédations, le pillage, et les cruautés de leurs compatriotes, ont cherché un asile sur mes terres. Il y a plus de cent vingt familles nobles qui se sont expatriées pour attendre des temps plus tranquilles, et qui leur permettent le retour chez eux. Je m’aperçois de plus en plus que les hommes se ressemblent d’un bout de notre globe à l’autre ; qu’ils se persécutent et se troublent mutuellement, autant qu’il est en deux : leur félicité, leur unique ressource (2) est en quelques bonnes âmes qui les recueillent et les consolent de leurs adversités.

 

          Vous prenez aussi part à la perte que je viens de faire à l’armée russe de mon neveu de Brunsvick : le temps de sa vie n’a pas été assez long pour lui laisser apercevoir ce qu’il pouvait connaître, ou ce qu’il fallait ignorer. Cependant pour laisser quelques traces de son existence, il a ébauché un poème épique : c’est la Conquête du Mexique par Fernand Cortez. L’ouvrage contient douze chants ; mais la vie lui a manqué pour le rendre moins défectueux. S’il était possible qu’il y eût quelque chose après cette vie, il est certain qu’il en saurait à présent plus que nous tous ensemble. Mais il y a bien de l’apparence qu’il ne sait rien du tout. Un philosophe de ma connaissance, homme assez déterminé dans ses sentiments, croit que nous avons assez de degrés de probabilité pour arriver à la certitude que post mortem nihil est.

 

          Il prétend que l’homme n’est pas un être double, que nous ne sommes que de la matière animée par le mouvement et que, dès que les ressorts usés se refusent à leur jeu, la machine se détruit, et ses parties se dissolvent. Ce philosophe dit qu’il est bien plus difficile de parler de Dieu que de l’homme, parce que nous ne parvenons à soupçonner son existence qu’à force de conjectures et que tout ce que notre raison peut nous fournir de moins inepte sur son sujet est de le croire le principe intelligent de tout ce qui anime la nature. Mon philosophe est très persuadé que cette intelligence ne s’embarrasse pas plus de Moustapha que du Très Chrétien (3), et que ce qui arrive aux hommes l’inquiète aussi peu que ce qui peut arriver à une taupinière de fourmis que le pied d’un voyageur écrase sans s’en apercevoir.

 

          Mon philosophe envisage le genre animal comme un accident de la nature, comme le sable que des roues mettent en mouvement, quoique les roues ne soient faites que pour transporter rapidement un char. Cet étrange homme dit qu’il n’y a aucune relation entre les animaux et l’intelligence suprême, parce que de faibles créatures ne peuvent lui nuire ni lui rendre service, que nos vices et nos vertus sont relatifs à la société, et qu’il nous suffit des peines et des récompenses que nous en recevons.

 

          S’il y avait ici un sacré tribunal d’inquisition, j’aurais été tenté de faire griller mon philosophe pour l’édification du prochain ; mais nous autres huguenots, nous sommes privés de cette douce consolation : et puis le feu aurait pu gagner jusqu’à mes habits. J’ai donc, le cœur contrit de ses discours, pris le parti de lui faire des remontrances. Vous n’êtes point orthodoxe, lui ai-je dit, mon ami ; les conciles généraux vous condamnent unanimement ; et Dieu le père, qui a toujours les conciles dans ses culottes pour les consulter au besoin, comme le docteur Tamponet porte la Somme de saint Thomas, s’en servira pour vous juger à la rigueur (4). Mon raisonneur, a lieu de se rendre à de si fortes semonces, repartit qu’il me félicitait de si bien connaître le chemin du paradis et de l’enfer, qu’il m’exhortait à dresser la carte du pays, et de donner un itinéraire pour régler les gîtes des voyageurs, surtout pour leur annoncer de bonnes auberges (5).

 

          Voilà ce qu’on gagne à vouloir convertir les incrédules. Je les abandonne à leurs voies : c’est le cas de dire, Sauve qui peut ! Pour nous, notre foi nous promet que nous irons en ligne directe en paradis Toutefois ne vous hâtez pas d’entreprendre ce voyage : un tiens dans ce monde-ci vaut mieux que dix tu l’auras dans l’autre. Donnez des lois à votre colonie génevoise, travaillez pour l’honneur du Parnasse, éclairez l’univers, envoyez-moi votre réfutation du Système de la nature, et recevez avec mes vœux ceux de tous les habitants du Nord et de ces contrées. FÉDÉRIC.

 

 

 

1 – Voltaire et d’Alembert. Voyez la lettre précédente. (G.A.)

2 – Edition de Berlin : « Et troublent mutuellement, autant qu’il est en eux, leur félicité ; leur unique ressource est … » (G.A.)

3 – Louis XV. (G.A.)

4 – Edition de Berlin : « Vous condamnent unanimement, ainsi que le saint-père, qui a toujours les conciles à ses ordres, pour les consulter au besoin, comme le docteur Tamponet la Somme de saint Thomas ; vous voyez, mon cher philosophe, qu’indubitablement vous serez quelque beau jour plongé dans la chaudière de Belzébuth. Mon raisonneur … » (G.A.)

5 – On voit, par cette profession de foi, que le déisme chez Frédéric n’est qu’à l’épiderme. (G.A.)

 

 

 

 

 

416 – DE VOLTAIRE

 

 

A Ferney, 21 Novembre 1770.

 

 

 

          Sire, votre majesté peut être ciron ou mite en comparaison de l’éternel Architecte des mondes, et même des divinités inférieures qu’on suppose avoir été instituées par lui, et dont on ne peut démontrer l’impossibilité ; mais, en comparaison de nous autres chétifs, vous avez été souvent aigle, lion, et cygne. Vous n’êtes pas à présent le rat retiré dans un fromage de Hollande, qui ferme sa porte aux autres rats indigents ; vous donnez l’hospitalité aux pauvres familles polonaises persécutées ; vous devez vous connaître plus qu’aucune mite de l’univers en toute espèce de gloire ; mais celle dont vous vous couvrez à présent en vaut bien une autre.

 

          Il est bien vrai que la plupart des hommes se ressemblent, sinon en talents, du moins en vices, quoique après tout il y ait une grande différence entre Pythagore et un Suisse des petits cantons, ivre de mauvais vin. Pour le gouvernement polonais, il ne ressemble à rien de ce qu’on voit ailleurs.

 

          Le prince de Brunsvick était donc aussi des vôtres ; il faisait donc des vers comme vous et le roi de la Chine. Votre majesté peut juger si je le regrette.

 

          J’ai autant de peur que vous qu’il ne sache rien du grand secret de la nature, tout mort qu’il est. Votre abominable homme, qui est si sûr que tout meurt avec nous, pourrait bien avoir raison, ainsi que l’auteur de l’Ecclésiaste, attribué à Salomon, qui prêche cette opinion en vingt endroits : ainsi que César et Cicéron, qui le déclarent en plein sénat ; ainsi que l’auteur de la Troade (1), qui le disait sur le théâtre à quarante ou cinquante mille Romains ; ainsi que le pensent tant de méchantes gens aujourd’hui ; ainsi qu’on semble le prouver quand on dort d’un profond sommeil, ou quand on tombe en léthargie.

 

          Je ne sais pas ce que pense Moustapha sur cette affaire ; je pense qu’il ne pense pas, et qu’il vit à la façon de quelques Moustaphas de son espèce. Pour l’impératrice de Russie et la reine de Suède votre sœur (2), le roi de Pologne (3), le prince Gustave (4), etc., j’imagine que je sais ce qu’ils pensent. Vous m’avez flatté aussi que l’empereur était dans la voie de perdition ; voilà une bonne recrue pour la philosophie. C’est dommage que bientôt il n’y ait plus d’enfer ni de paradis : c’était un objet intéressant ; bientôt on sera réduit à aimer Dieu pour lui-même, sans crainte et sans espérance, comme on aime une vérité mathématique ; mais cet amour-là n’est pas de la plus grande véhémence : on aime froidement la vérité.

 

          Au surplus, vote abominable homme n’a point de démonstration, il n’a que les plus extrêmes probabilités ; il faudrait consulter Ganganelli ; on dit qu’il est bon théologien : si cela est, les apparences sont qu’il n’est pas un parfait chrétien ; mais le madré ne dira pas son secret ; il fait son pot à part, comme le disait le marquis d’Argenson d’un des rois de l’Europe.

 

          S’il n’y a rien de démontré qu’en mathématiques, soyez bien persuadé, sire, que de toutes les vérités probables, la plus sûre est que votre gloire ira à l’immortalité, et que mon respectueux attachement pour vous ne finira que quand mon pauvre et chétif être subira la loi qui attend les plus grands rois comme les plus petits Welches.

 

 

1 – Sénèque. (G.A.)

2 – Louise-Ulrique, de qui Voltaire fut amoureux. (G.A.)

3 – Stanislas Poniatowski. (G.A.)

4 – Qui devint, l’année suivante, Gustave III. (G.A.)

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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