MÉLANGES HISTORIQUES - LE PYRRHONISME DE L'HISTOIRE - Partie 4
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LE PYRRHONISME DE L’HISTOIRE.
CHAPITRE X.
Des villes sacrées.
Ce qu’il eût fallu bien remarquer dans l’histoire ancienne, c’est que de toutes les capitales, et même plusieurs villes médiocres, furent appelées sacrées villes de Dieu. La raison en est qu’elles étaient fondées sous les auspices de quelque dieu protecteur.
Babylone signifiait la ville de Dieu, du père Dieu. Combien de villes dans la Syrie, dans la Parthie, dans l’Arabie, dans l’Egypte, n’eurent point d’autre nom que celui de ville sacrée ! Les Grecs les appelèrent Diospolis, Hierapolis, en traduisant leur nom exactement. Il y avait même jusqu’à des villages, jusqu’à des collines sacrées, Hieracome, Hierabolis, Hierapetra.
Les forteresses, surtout Hieragherma, étaient habitées par quelque dieu.
Ilion, la citadelle de Troie, était toute divine ; elle fut bâtie par Neptune. Le palladium lui assurait la victoire sur tous ses ennemis. La Mecque, devenue si fameuse, plus ancienne que Troie, était sacrée. Aden ou Eden, sur le bord méridional de l’Arabie, était aussi sacrée que la Mecque, et plus antique.
Chaque ville avait ses oracles, ses prophéties, qui lui promettaient une durée éternelle, un empire éternel, des prospérités éternelles ; et toutes furent trompées.
Outre le nom particulier que chaque métropole s’était donné, et auquel elle joignait toujours les épithètes de divin, de sacré, elles avaient un nom secret, et plus sacré encore, qui n’était connu que d’un petit nombre de prêtres, auxquels il n’était permis de le prononcer que dans d’extrêmes dangers de peur que ce nom, connu des ennemis, ne fût invoqué par eux, ou qu’ils ne l’employassent à quelque conjuration, ou qu’ils ne s’en servissent pour engager le dieu tutélaire à se déclarer contre la ville. Macrobe nous dit que le secret fut si bien gardé chez les Romains, que lui-même n’avait pu le découvrir. L’opinion qui lui paraît la plus vraisemblable est que ce nom était Ops consivia : Angelo Poliziano prétend que ce nom était Amaryllis ; mais il en faut croire plutôt Macrobe qu’un étranger du seizième siècle.
Les Romains ne furent pas plus instruits du nom secret de Carthage, que les Carthaginois de celui de Rome. On nous a seulement conservé l’évocation secrète prononcée par Scipion contre Carthage : « S’il est un dieu ou une déesse qui ait pris sous sa protection le peuple et la ville de Carthage, je vous vénère, je vous demande pardon, je vous prie de quitter Carthage, ses places, ses temples, nos sacrifices, notre ville, notre peuple, nos soldats, vous être plus agréables que ceux de Carthage ! Si vous en usez ainsi, je vous promets des temples et des jeux. »
Le dévouement des villes ennemies était encore d’un usage très ancien. Il ne fut point inconnu aux Romains. Ils dévouèrent, en Italie, Véies, Fidène, Gabie, et d’autres villes ; hors de l’Italie Carthage et Corinthe : ils dévouèrent même quelquefois des armées. On invoquait dans ces dévouements Jupiter, en élevant la main droite au ciel, et la déesse Tellus en posant la main à terre.
C’était l’empereur seul, c’est-à-dire le général d’armée ou le dictateur, qui faisait la cérémonie du dévouement ; il priait les dieux d’envoyer la fuite, la crainte, la terreur, etc. ; et il promettait d’immoler trois brebis noires.
Il semble que les Romains aient pris ces coutumes des anciens Etrusques, les Etrusques des Grecs, et les Grecs des Asiatiques. Il n’est pas étonnant qu’on en trouve tant de traces chez le peuple juif.
Outre la ville sacrée de Jérusalem, ils en avaient encore plusieurs autres ; par exemple, Lydda, parce qu’il y avait une école de rabbins. Samarie se regardait aussi comme une ville sainte. Les Grecs donnèrent aussi à plusieurs villes le nom de Sébastos, auguste, sacrée.
CHAPITRE XI.
Des autres peuples nouveaux.
La Grèce et Rome sont des républiques nouvelles en comparaison des Chaldéens, des Indiens, des Chinois, des Egyptiens.
L’histoire de l’empire romain est ce qui mérite le plus notre attention, parce que les Romains ont été nos maîtres et nos législateurs. Leurs lois sont encore en vigueur dans la plupart de nos provinces : leur langue se parle encore ; et longtemps après leur chute, elle a été la seule langue dans laquelle on rédigea les actes publics en Italie, en Allemagne, en Espagne, en France, en Angleterre, en Pologne.
Au démembrement de l’empire romain en Occident commence un nouvel ordre de choses, et c’est ce qu’on appelle l’histoire du moyen âge ; histoire barbare des peuples barbares qui, devenus chrétiens, n’en deviennent pas meilleurs.
Pendant que l’Europe est ainsi bouleversée on voit paraître au septième siècle les Arabes jusque-là renfermés dans leurs déserts. Ils étendent leur puissance et leur domination dans la Haute-Asie, dans l’Afrique, et envahissent l’Espagne : les Turcs leur succèdent, et établissent le siège de leur empire à Constantinople, au milieu du quinzième siècle.
C’est sur la fin de ce siècle qu’un nouveau monde est découvert ; et bientôt après la politique de l’Europe et les arts prennent une forme nouvelle. L’art de l’imprimerie et la restauration des sciences font qu’enfin on a quelques histoires assez fidèles, au lieu des chroniques ridicules renfermées dans les cloîtres depuis Grégoire de Tours. Chaque nation dans l’Europe a bientôt ses historiens. L’ancienne indigence se tourne en superflu ; il n’est point de ville qui ne veuille avoir son histoire particulière. On est accablé sous le poids des minuties. Un homme qui veut s’instruire est obligé de s’en tenir au fil des grands événements, d’écarter tous les petits faits particuliers qui viennent à la traverse ; il saisit dans la multitude des révolutions l’esprit des temps et des mœurs des peuples.
Il faut surtout s’attacher à l’histoire de sa patrie, l’étudier, la posséder, réserver pour elle les détails, et jeter une vue plus générale sur les autres nations : leur histoire n’est intéressante que par les rapports qu’elles ont avec nous, ou par les grandes choses qu’elles ont faites les premiers âges depuis la chute de l’empire romaine ne sont, comme on l’a remarqué ailleurs (1), que des aventures barbares sous des noms barbares, excepté le temps de Charlemagne. Et que d’obscurités encore dans cette grande époque !
L’Angleterre reste presque isolée jusqu’au règne d’Edouard III. Le Nord est sauvage jusqu’au seizième siècle ; l’Allemagne est longtemps une anarchie. Les querelles des empereurs et des papes désolent six cents ans l’Italie ; et il est difficile d’apercevoir la vérité à travers les passions des écrivains peu instruits qui ont donné des chroniques informes de ces temps malheureux.
La monarchie d’Espagne n’a qu’un événement sous les rois visigoths, et cet événement est celui de sa destruction. Tout est confusion jusqu’au règne d’Isabelle et de Ferdinand.
La France, jusqu’à Louis XI, est en proie à des malheurs obscurs, sous un gouvernement sans règle. Daniel et après lui le président Hénault, ont beau prétendre que les premiers temps de la France sont plus intéressants que ceux de Rome ; ils ne s’aperçoivent pas que les commencements d’un si vaste empire sont d’autant plus intéressants qu’ils sont plus faibles, et qu’on aime à voir la petite source d’un torrent qui a inondé près de la moitié de l’hémisphère.
Pour pénétrer dans le labyrinthe ténébreux du moyen âge, il faut le secours des archives, et on n’en a presque point. Quelques anciens couvents ont conservé des chartes, des diplômes, qui contiennent des donations dont l’autorité est très suspecte. L’abbé de Longuerue dit que de quinze cents chartes il y en a mille de fausses, et qu’il ne garantit pas les autres.
Ce n’est pas là un recueil où l’on puisse s’éclairer sur l’histoire politique et sur le droit public de l’Europe.
L’angleterre est de tous les pays celui qui a, sans contredit, les archives les plus anciennes et les plus suivies. Ces actes, recueillis par Rymer, sous les auspices de la reine Anne, commencent avec le douzième siècle, et sont continués sans interruption jusqu’à nos jours. Ils répandent une grande lumière sur l’histoire de France.Ils font voir, par exemple, que la Guyenne appartenait au prince Noir, fils d’Edouard III, en souveraineté absolue, quand le roi de France Charles V la confisqua par un arrêt, et s’en empara par les armes. On y apprend quelles sommes considérables et quelle espèce de tribut paya Louis XI au roi Edouard IV, qu’il pouvait combattre, et combien d’argent la reine Elisabeth prêta à Henri-le-Grand pour l’aider à monter sur son trône, etc. (2).
1 – Voyez au Catalogue des écrivains du Siècle de Louis XIV, l’article DANIEL. (G.A.)
2 – Les emprunts faits à l’article HISTOIRE ne vont pas plus loin. (G.A.)
CHAPITRE XII.
De quelques faits rapportés dans Tacite et dans Suétone.
Je me suis dit quelquefois en lisant Tacite et Suétone : Toutes ces extravagances atroces imputées à Tibère, à Caligula, à Néron, sont-elles bien vraies ? Croirai-je, sur le rapport d’un seul homme qui vivait longtemps après Tibère, que cet empereur, presque octogénaire, qui avait toujours eu des mœurs décentes jusqu’à l’austérité, ne s’occupa dans l’île de Caprée que de débauches qui auraient fait rougir un jeune giton ? Serai-je bien sûr qu’il changea le trône du monde connu en un lieu de prostitution, tel qu’on n’en a jamais vu chez les jeunes gens les plus dissolus ? Est-il bien certain qu’il nageait dans ses viviers suivi de petits enfants à la mamelle, qui savaient déjà nager aussi, qui le mordaient aux fesses, quoiqu’ils n’eussent pas encore de dents, et qui lui léchaient ses vieilles et dégoûtantes parties honteuses ? Croirai-je qu’il se fît entourer de spinthriœ, c’est-à-dire de bandes des plus abandonnés débauchés, hommes et femmes, partagés trois à trois, une fille sous un garçon, et ce garçon sous un autre ?
Ces turpitudes abominables ne sont guère dans la nature. Un vieillard, un empereur épié de tout ce qui l’approche, et sur qui la terre entière porte des yeux d’autant plus attentifs qu’il se cache davantage, peut-il être accusé d’une infamie si inconcevable, sans des preuves convaincantes ? Quelles preuves rapporte Suétone ? aucune. Un vieillard peut avoir encore dans la tête des idées d’un plaisir que son corps lui refuse. Il peut tâcher d’exciter en lui les restes de sa nature languissante par des ressources honteuses, dont il serait au désespoir qu’il y eût un seul témoin. Il peut acheter les complaisances d’une prostituée cui ore et manibus allaborandum est, engagée elle-même au secret par sa propre infamie. Mais a-t-on jamais vu un vieux archevêque, un vieux roi, assembler une centaine de leurs domestiques, pour partager avec eux ces obscénités dégoûtantes, pour leur servir de jouet, pour être à leurs yeux l’objet le plus ridicule et le plus méprisable ? On haïssait Tibère ; et certes, si j’avais été citoyen romain, je l’aurais détesté lui et Octave, puisqu’ils avaient détruit ma république : on avait en exécration le dur et fourbe Tibère ; et puisqu’il s’était retiré à Caprée dans sa vieillesse, il fallait bien que ce fût pour se livrer aux plus indignes débauches : mais le fait est-il arrivé ? J’ai entendu dire des choses plus horribles d’un très grand prince (1) et de sa fille, je n’en ai jamais rien cru ; et le temps a justifié mon incrédulité.
Les folies de Caligula sont-elles beaucoup plus vraisemblables ? Que Caligula ait critiqué Homère et Virgile, je le croirai sans peine. Virgile et Homère ont des défauts. S’il a méprisé ces deux grands hommes, il y a beaucoup de princes qui, en fait de goût, n’ont pas le sens commun. Ce mal est très médiocre : mais il ne faut pas inférer de là qu’il ait couché avec ses trois sœurs, et qu’il les ait prostituées à d’autres. De telles affaires de famille sont d’ordinaire fort secrètes. Je voudrais du moins que nos compilateurs modernes, en ressassant les horreurs romaines pour l’instruction de la jeunesse, se bornassent à dire modestement, on rapporte, le bruit court, on prétendait à Rome, on soupçonnait. Cette manière de s’énoncer me semble infiniment plus honnête et plus raisonnable.
Il est bien moins croyable encore que Caligula ait institué une de ses sœurs. Julia Drusilla, héritière de l’empire. La coutume de Rome ne permettait pas plus que la coutume de Paris de donner le trône à une femme.
Je pense bien que dans le palais de Caligula il y avait beaucoup de galanterie et de rendez-vous, comme dans tous les palais du monde ; mais qu’il ait établi dans sa propre maison des b… où la fleur de la jeunesse allait pour son argent, c’est ce qu’on me persuadera difficilement.
On nous raconte que, ne trouvant point un jour d’argent dans sa poche pour mettre au jeu, il sortit un moment et alla faire assassiner trois sénateurs fort riches, et revint ensuite en disant : J’ai à présent de quoi jouer. Croira tout cela qui voudra ; j’ai toujours quelques petits doutes.
Je conçois que tout Romain avait l’âme républicaine dans son cabinet, et qu’il se vengeait quelquefois, la plume à la main, de l’usurpation de l’empereur. Je présume que le malin Tacite et le faiseur d’anecdotes Suétone goûtaient une grande consolation en décriant leurs maîtres dans un temps où personne ne s’amusait à discuter la vérité. Nos copistes de tous les pays répètent encore tous les jours ces contes si peu avérés. Ils ressemblent un peu aux historiens de nos peuples barbares du moyen âge, qui ont copié les rêveries des moines. Ces moines flétrissaient tous les princes qui ne leur avaient rien donné, comme Tacite et Suétone s’étudiaient à rendre odieuse toute la famille de l’oppresseur Octave.
Mais, me dira-t-on, Suétone et Tacite ne rendaient-ils pas service aux Romains, en faisant détester les Césars ? … Oui, si leurs écrits avaient pu ressusciter la république.
1 – Le duc d’Orléans, régent. – Le temps ne justifie plus l’incrédulité de Voltaire. (G.A.)