CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1770 - Partie 104
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409 – DE VOLTAIRE
27 Juillet 1770.
Sire, vous et le roi de la Chine vous êtes à présent les deux seuls souverains qui soient philosophes et poètes. Je venais de lire un extrait de deux poèmes de l’empereur Kien-le-long (1), lorsque j’ai reçu la prose et les vers de Frédéric-le-Grand. Je vais d’abord à votre prose, dont le sujet intéresse tous les hommes aussi bien que vous autres maîtres du monde. Vous voilà comme Marc-Aurèle, qui combattait par ses réflexions morales le système de Lucrèce.
J’avais déjà vu une petite réfutation du Système de la nature par un homme de mes amis (2). Il a eu le bonheur de se rencontrer plus d’une fois avec votre majesté : c’est bon signe quand un roi et un simple homme pensent de même ; leurs intérêts sont souvent si contraire, que, quand ils se réunissent dans leurs idées, il faut bien qu’ils aient raison.
Il me semble que vos remarques doivent être imprimées : ce sont des leçons pour le genre humain. Vous soutenez d’un bras la cause de Dieu, et vous écrasez de l’autre la superstition. Il serait bien digne d’un héros d’adorer publiquement Dieu, et de donner des soufflets à celui qui se dit son vicaire Si vous ne voulez pas faire imprimer vos remarques dans votre capitale, comme Kien-long vient de faire imprimer ses poésies à Pékin, daignez m’en charger, et je les publierai sur-le-champ.
L’athéisme ne peut jamais faire aucun bien, et la superstition a fait des maux à l’infini : sauvez-nous de ces deux gouffres. Si quelqu’un peut rendre ce service au monde, c’est vous.
Non seulement vous réfutez l’auteur, mais vous lui enseignez la manière dont il devait s’y prendre pour être utile.
De plus, vous donnez sur les oreilles à frère Ganganelli et aux siens ; ainsi, dans votre ouvrage, vous rendez justice à tout le monde. Frère Ganganelli et ses arlequins devaient bien savoir, avec le reste de l’Europe, de qui est la belle préface de l’Abrégé de Fleury. Leur insolence absurde n’est pas pardonnable. Vos canons pourraient s’emparer de Rome, mais ils feraient trop de mal à droite et à gauche : ils en feraient à vous-même ; et nous ne sommes plus au temps des Hérules et des Lombards ; mais nous sommes au temps des Kien-long et des Frédéric. Ganganelli sera assez puni d’un trait de votre plume ; votre majesté réserve son épée pour de plus belles occasions.
Permettez-moi de vous faire une petite représentation sur l’intelligence entre les rois et les prêtres, que l’auteur du Système reproche aux fronts couronnés et aux fronts tonsurés. Vous avez très grande raison de dire qu’il n’en est rien, et que notre philosophe athée ne sait pas comment va aujourd’hui le train du monde. Mais c’est ainsi, messeigneurs, qu’il allait autrefois ; c’est ainsi que vous avez commencé ; c’est ainsi que les Albouin, les Théodoric, les Clovis, et leurs premiers successeurs, ont manœuvré avec les papes. Partageons les dépouilles, prends les dîmes, et laisse-moi le reste : bénis ma conquête, je protégerai ton usurpation : remplissons nos bourses ; dis de la part de Dieu qu’il faut m’obéir, et je te baiserai les pieds. Ce traité a été signé du sang des peuples par les conquérants et par les prêtres. Cela s’appelle les deux puissances.
Ensuite les deux puissances se sont brouillées, et vous savez ce qu’il en a coûté à votre Allemagne et à l’Italie. Tout a changé enfin de nos jours. Au diable s’il y a deux puissances dans les Etats de votre majesté et dans le vaste empire de Catherine II ! Ainsi vous avez raison pour le temps présent ; et le philosophe athée a raison pour le temps passé (3).
Quoi qu’il en soit, il faut que votre ouvrage soit public. Ne tenez pas votre chandelle sous le boisseau, comme dit l’autre (4).
Les peuples sont encor dans une nuit profonde ;
Nos sages à tâtons sont prêts à s’égarer :
Mille rois comme vous ont désolé le monde ;
C’est à vous seul de l’éclairer.
Ce que vous dites en vers (5) de mon héroïne Catherine II est charmant, et mérite bien que je vous fasse une indifélité.
Je ne sais si c’est le prince héréditaire de Brunsvick ou un autre prince de ce nom qui va se signaler pour elle (6) ; voilà un héroïsme de croisade.
J’avoue que je ne conçois pas comment l’empereur ne saisit pas l’occasion pour s’emparer de la Bosnie et de la Servie ; ce qui ne coûterait que la peine du voyage. On perd le moment de chasser le Turc de l’Europe : il ne reviendra peut-être plus ; mais je me consolerai si, dans ce charivari, votre majesté arrondit sa Prusse.
En attendant, vous écoutez les mouvements de votre cœur sensible : vous êtes homme quand vous n’êtes pas roi ; vos vers à madame la princesse Amélie sont de l’âme à laquelle j’ai été attaché depuis trente ans, et à laquelle je le serai le dernier moment de ma vie, malgré le mal que m’a fait votre royauté, et dont je souffre encore le contre-coup sur la frontière de mon drôle de pays natal.
1 – Eloge de la ville de Mouckden, suivi d’une Pièce de vers sur le thé, 1770. (G.A.)
2 – DIEU, Réponse au Système de la nature, par Voltaire. Voyez le Dictionnaire philosophique, à l’article DIEU. (G.A.)
3 – Voyez la lettre écrite à d’Alembert, ce même jour 27 Juillet, sur le Système de la nature. (G.A.)
4 – Matthieu. (G.A.)
5 – Dans la lettre précédente. (G.A.)
6 – C’était le prince Guillaume-Adolphe. Voyez, plus loin, la lettre de Voltaire du 12 octobre. (G.A.)
410 – DU ROI
A Potsdam, le 15 auguste 1770.
Ne cachez point votre lumière sous le boisseau. C’était sans doute à vous que ce passage s’adressait ; votre génie est un flambeau qui doit éclairer le monde. Mon partage a été celui d’une faible chandelle qui suffit à peine pour m’éclairer, et dont la pâle lueur disparaît à l’éclat de vos rayons.
Lorsque j’eus achevé mon ouvrage contre l’athéisme, je crus ma réfutation très orthodoxe ; je la relus, et je la trouvai bien éloignée de l’être. Il y a des endroits qui ne sauraient paraître sans effaroucher les timides et scandaliser les dévots. Un petit mot qui m’est échappé sur l’éternité du monde me ferait lapider dans votre patrie, si j’y étais né particulier, et que je l’y eusse fait imprimer. Je sens que je n’ai point du tout l’âme si le style théologique. Je me contente donc de conserver en liberté mes opinions, sans les répandre et les semer dans un terrain qui leur est contraire (1).
Il n’en est pas de même des vers au sujet de l’impératrice de Russie : je les abandonne à votre disposition ; ses troupes, par un enchaînement de succès et de prospérités, me justifient. Vous verrez dans peu le sultan demander la paix à Catherine, et celle-ci, par sa modération, ajouter un nouveau lustre à ses victoires.
J’ignore pourquoi l’empereur ne se mêle point de cette guerre. Je ne suis point son allié. Mais ses secrets doivent être connus de M. de Choiseul, qui pourra vous les expliquer.
Le cordelier de Saint-Pierre (2) a brûlé mes écrits, et ne m’a point excommunié à Pâques, comme ses prédécesseurs en ont eu la coutume. Ce procédé me réconcilie avec lui ; car j’ai l’âme bonne, et vous savez combien j’aime à communier.
Je pars pour la Silésie, et vas trouver l’empereur, qui m’a invité à son camp de Moravie, non pas pour nous battre comme autrefois, mais pour vivre en bons voisins. Ce prince est aimable et plein de mérite. Il aime vos ouvrages, et les lit autant qu’il peut : il n’est rien moins que superstitieux. Enfin c’est un empereur comme de longtemps il n’y en a eu en Allemagne. Nous n’aimons ni l’un ni l’autre les ignorants et les barbares ; mais ce n’est pas une raison pour les extirper : s’il fallait les détruire, les Turcs ne seraient pas les seuls. Combien de nations plongées dans l’abrutissement, et devenues agrestes faute de lumières !
Mais vivons, et laissons vivre les autres. Puissiez-vous surtout vivre longtemps, et ne point oublier qu’il est des gens dans le nord de l’Allemagne qui ne cessent de rendre justice à votre beau génie !
Adieu ; à mon retour de Moravie, je vous en dirai davantage. FÉDÉRIC.
1 – Edition de Berlin : « Qui ne leur est pas favorable. » (G.A.)
2 – Clément XIV. (G.A.)
411 – DE VOLTAIRE
A Ferney, le 20 Auguste 1770.
Sire, le philosophe d’Alembert m’apprend (1) que le grand philosophe de la secte et de l’espèce de Marc-Aurèle, le cultivateur et le protecteur des arts, a bien voulu encourager l’anatomie, en daignant se mettre à la tête de ceux qui ont souscrit pour un squelette (2) : ce squelette possède une vieille âme très sensible ; elle est pénétrée de l’honneur que lui fait votre majesté. J’avais cru longtemps que l’idée de cette caricature était une plaisanterie ; mais puisque l’on emploie réellement le ciseau du fameux Pigalle, et que le nom du plus grand homme de l’Europe décore cette entreprise de mes concitoyens, je ne sais rien de si sérieux. Je m’humilie, en sentant combien je suis indigne de l’honneur que l’on me fait, et je me livre en même temps à la plus vive reconnaissance.
L’Académie française a inscrit dans ses registres la lettre dont vous avez honoré M. d’Alembert à ce sujet (3). J’ai appris tout cela à la fois : je suis émerveillé, je suis à vos pieds, je vous remercie ; je ne sais que dire.
La Providence, pour rabattre mon orgueil, qui s’enflerait de tant de faveurs, veut que les Turcs aient repris la Grèce ; du moins elle permet que les gazettes le disent. C’est un coup très funeste pour moi. Ce n’est pas que j’aie un pouce de terre vers Athènes ou vers Corinthe : hélas ! je n’en ai que vers la Suisse ; mais vous savez quelle fête je me faisais de voir les petits-fils des Sophocle et des Démosthènes délivrés d’un ignorant bacha. On aurait traduit en grec votre excellente réfutation du Système de la nature, et on l’aurait imprimé avec une belle estampe dans l’endroit où était autrefois le Lycée.
J’avais osé faire une réponse de mon côté ; ainsi Dieu avait pour lui les deux hommes les moins superstitieux de l’Europe, ce qui devait lui plaire beaucoup. Mais je trouvai ma réponse si inférieure à la vôtre, que ne n’osai pas vous l’envoyer. De plus, en riant des anguilles du jésuite Needham, que Buffon, Maupertuis, et le traducteur de Lucrèce (4), avaient adoptées, je ne pus m’empêcher de rire aussi de tous ces beaux systèmes ; de celui de Buffon, qui prétend que les Alpes ont été fabriquées par la mer ; de celui qui donne aux hommes des marsouins pour origine (5) ; et enfin de celui (6) qui exaltait son âme pour prédire l’avenir.
J’ai toujours sur le cœur le mal irréparable qu’il m’a fait ; je ne penserai jamais à la calomnie du linge donné à blanchir à la blanchisseuse (7), à cette calomnie insipide qui m’a été mortelle, et à tout ce qui s’en est suivi, qu’avec une douleur qui empoisonnera mes derniers jours. Mais tout ce que m’apprend d’Alembert des bontés de votre majesté est un baume si puissant sur mes blessures, que je me suis reproché cette douleur qui me poursuit toujours. Pardonnez-la à un homme qui n’avait jamais eu d’autre ambition que de vivre et de mourir auprès de vous, et qui vous est attaché depuis plus de trente ans.
Il y a plusieurs copies de votre admirable ouvrage : permettez qu’on l’imprime dans quelque recueil, ou à part ; car sûrement il paraîtra, et sera imprimé incorrectement. Si votre majesté daigne me donner ses ordres, l’hommage du philosophe de Sans-Souci à la Divinité fera du bien aux hommes. Le roi des déistes confondra les athées et les fanatiques à la fois : rien ne peut faire un meilleur effet.
Daignez agréer le tendre respect du vieux solitaire V.
1 – Voyez la lettre de d’Alembert, du 9 auguste 1770. (G.A.)
2 – Il s’agit de la souscription pour sa statue. (G.A.)
3 – Voyez cette lettre, dans le Commentaire historique. (G.A.)
4 - Lagrange. (G.A.)
5 – De Maillet. (G.A.)
6 – Maupertuis. (G.A.)
7 – Propos attribué à Voltaire par Maupertuis. Voyez le Commentaire historique. (G.A.)
412 – DU ROI
A Potsdam, le 16 Septembre 1770.
Je n’ai point été fâché que les sentiments que j’annonce au sujet de votre statue, dans une lettre écrite à M. d’Alembert, aient été divulgués. Ce sont des vérités dont j’ai toujours été intimement convaincu, et que Maupertuis ni personne n’ont effacées de mon esprit. Il était très juste que vous jouissiez, vivant, de la reconnaissance publique, et que je me trouvasse avoir quelque part à cette démonstration de vos contemporains, en ayant eu tant au plaisir que leur ont fait vos ouvrages.
Les bagatelles que j’écris ne sont pas de ce genre : elles sont un amusement pour moi. Je m’instruis moi-même en pensant à des matières de philosophie sur lesquelles je griffonne quelquefois trop hardiment mes pensées. Cet ouvrage sur le Système de la nature est trop hardi pour les lecteurs actuels auxquels il pourrait tomber entre les mains. Je ne veux scandaliser personne : je n’ai parlé qu’à moi-même en l’écrivant. Mais, dès qu’il s’agit de s’énoncer en public, ma maxime constante est de ménager la délicatesse des oreilles superstitieuses, de ne choquer personne, et d’attendre que le siècle soit assez éclairé pour qu’on puisse impunément penser tout haut.
Laissez donc, je vous prie, ces faibles ouvrages dans l’obscurité où l’auteur les a condamnés (1) : donnez au public, en leur place, ce que vous avez écrit sur le même sujet, et qui sera préférable à mon bavardage.
Je n’entends plus parler des Grecs modernes. Si jamais les sciences refleurissent chez eux, ils seront jaloux qu’un Gaulois, par sa Henriade, ait surpassé leur Homère ; que ce même Gaulois l’ait emporté sur Sophocle, se soit égalé à Thucydide, et ait laissé loin derrière lui Platon, Aristote, et toute l’école du Portique. Pour moi, je crois que les barbares possesseurs de ces belles contrées seront obligés d’implorer la clémence de leurs vainqueurs, et qu’ils trouveront dans l’âme de Catherine autant de modération à conclure la paix, que d’énergie pour pousser vivement la guerre. Et quant à cette fatalité qui préside aux événements, selon que le prétend l’auteur du Système de la nature, je ne sais quand elle amènera des révolutions qui pourront ressusciter les sciences, ensevelies depuis si longtemps, dans ces contrées asservies et dégradées de leur ancienne splendeur.
Mon occupation principale est de combattre l’ignorance et les préjugés dans les pays que le hasard de la naissance me fait gouverner, d’éclairer les esprits, de cultiver les mœurs, et de rendre les hommes aussi heureux que le comporte la nature humaine, et que le permettent les moyens que je puis employer.
A présent je ne fais que revenir d’une longue course : j’ai été en Moravie, et j’ai revu cet empereur (2) il se prépare à jouer un grand rôle en Europe. Né dans une cour bigote, il en a secoué la superstition ; élevé dans le faste, il a adopté des mœurs simples ; nourri d’encens, il est modeste ; enflammé du désir de la gloire, il sacrifie son ambition au devoir filial, qu’il remplit avec scrupule ; et n’ayant eu que des maîtres pédants, il a assez de goût pour lire Voltaire, et pour en estimer le mérite.
Si vous n’êtes pas satisfait du portrait véridique de ce prince, j’avouerai que vous êtes difficile à contenter. Outre ces avantages, ce prince possède très bien la littérature italienne ; il m’a cité beaucoup de vers du Tasse, et le Pastor fido presque en entier. Il faut toujours commencer par là. Après les belles-lettres, dans l’âge de la réflexion vient la philosophie ; et quand nous l’avons bien étudiée, nous sommes obligés de dire comme Montaigne : Que sais-je ?
Ce que je sais certainement, c’est que j’aurai une copie de ce buste auquel Pigalle travaille : ne pouvant posséder l’original, j’en aurai au moins la copie. C’est se contenter de peu lorsqu’on se souvient qu’autrefois on a possédé ce divin génie même. La jeunesse est l’âge des bonnes aventures ; quand on devient vieux et décrépit, il faut renoncer aux beaux esprits comme aux maîtresses.
Conservez-vous toujours pour éclairer encore dans vos vieux jours la fin de ce siècle qui se glorifie de vous posséder, et qui sait connaître le prix de ce trésor. FÉDÉRIC.
1 – L’Examen critique du livre intitulé le Système de la nature, ne fut publié que dans les Œuvres posthumes de Frédéric. (G.A.)
2 – Joseph II. (G.A.)