MÉLANGES HISTORIQUES - LE PYRRHONISME DE L'HISTOIRE - Partie 3
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LE PYRRHONISME DE L’HISTOIRE.
CHAPITRE VI.
De l’histoire d’Hérodote.
Presque tout ce qu’il raconte sur la foi des étrangers est fabuleux, mais tout ce qu’il a vu est vrai. On apprend de lui, par exemple, quelle extrême opulence et quelle splendeur régnaient dans l’Asie-Mineure, aujourd’hui, dit-on, pauvre et dépeuplée. Il a vu à Delphes les présents d’or prodigieux que les rois de Lydie avaient envoyés au temple ; et il parle à des auditeurs qui connaissaient Delphes comme lui. Or, quel espace de temps a dû s’écouler avant que les rois de Lydie eussent pu amasser assez de trésors superflus pour faire des présents si considérables à un temple étranger !
Mais quand Hérodote rapporte les contes qu’il a entendus, son livre n’est plus qu’un roman qui ressemble aux fables milésiennes.
C’est un Candaule qui montre sa femme toute nue à son ami Gygès ; c’est cette femme qui, par modestie, ne laisse à Gygès que le choix de tuer son mari, d’épouser la veuve, ou de périr.
C’est un oracle de Delphes qui devine que, dans le même temps qu’il parle, Crésus, à cent lieues de là, fait cuire une tortue dans un plat d’airain.
C’est dommage que Rollin, d’ailleurs estimable, répète tous les contes de cette espèce. Il admire la science de l’oracle et la véracité d’Apollon, ainsi que la pudeur de la femme du roi Candaule ; et, à ce sujet ; il propose à la police d’empêcher les jeunes gens de se baigner dans la rivière. Le temps est si cher, et l’histoire si immense, qu’il faut épargner aux lecteurs de telles fables et de telles moralités.
L’histoire de Cyrus est toute défigurée par des traditions fabuleuses. Il y a grande apparence que ce Kiro ou Cosrou, qu’on nomme Cyrus, à la tête des peuples guerriers d’Elam, conquit en effet Babylone amollie par les délices. Mais on ne sait pas seulement quel roi régnait alors à Babylone ; les uns disent Balthazar ; les autres, Anaboth. Hérodote fait tuer Cyrus dans une expédition contre les Massagètes. Xénophon, dans son roman moral et politique, le fait mourir dans son lit.
On ne sait autre chose dans ces ténèbres de l’histoire, sinon qu’il y avait depuis très longtemps de vastes empires et des tyrans, dont la puissance était fondée sur la misère publique ; que la tyrannie était parvenue jusqu’à dépouiller les hommes de leur virilité, pour s’en servir à d’infâmes plaisirs au sortir de l’enfance, et pour les employer dans leur vieillesse à la garde des femmes ; que la superstition gouvernait les hommes ; qu’un songe était regardé comme un avis du ciel, et qu’il décidait de la paix et de la guerre, etc.
A mesure qu’Hérodote, dans son histoire, se rapproche de son temps, il est mieux instruit et plus vrai. Il faut avouer que l’histoire ne commence pour nous qu’aux entreprises des Perses contre les Grecs. On ne trouve avant ces grands événements que quelques récits vagues, enveloppés de contes puérils. Hérodote devient le modèle des historiens, quand il décrit ces prodigieux préparatifs de Xerxès pour aller subjuguer la Grèce, et ensuite l’Europe. Il exagère sans doute le nombre de ses soldats ; mais il les mène avec une exactitude géographique de Suse jusqu’à la ville d’Athènes. Il nous apprend comment étaient armés tant de peuples différents que ce monarque traînait après lui : aucun n’est oublié, du fond de l’Arabie et de l’Egypte jusqu’au-delà de la Bactriane, et de l’extrémité septentrionale de la mer Caspienne, pays alors habité par des peuples puissants, et aujourd’hui par des Tartares vagabonds. Toutes les nations, depuis le Bosphore de Thrace jusqu’au Gange, sont sous ses étendards.
On voit avec étonnement que ce prince possédait plus de terrain que n’en eut l’empire romaine. Il avait tout ce qui appartient aujourd’hui au grand mogol en deçà du Gange, toute la Perse, et tout le pays des Usbecks, tout l’empire des Turcs, si vous en exceptez la Roumanie ; mais, en récompense, il possédait l’Arabie. On voit par l’étendue de ses Etats quel est le tort des déclamateurs en vers et en prose de traiter de fou Alexandre (1), vengeur de la Grèce, pour avoir subjugué l’empire de l’ennemi des Grecs. Il alla en Egypte, à Tyr et dans l’Inde, mais il le devait ; et Tyr, l’Egypte et l’Inde appartenaient à la puissance qui avait ravagé la Grèce (2).
1 – Voyez l’article ALEXANDRE dans le Dictionnaire philosophique. (K.)
2 – Ce chapitre faisait aussi partie de l’article HISTOIRE dans l’Encyclopédie, ainsi que le premier alinéa du suivant. (G.A.)
CHAPITRE VII.
Usage qu’on peut faire d’Hérodote.
Hérodote eut le même mérite qu’Homère ; il fut le premier historien, comme Homère le premier poète épique, et tous deux saisirent les beautés propres d’un art qu’on croit inconnu avant eux. C’est un spectacle admirable dans Hérodote que cet empereur de l’Asie et de l’Afrique, qui fait passer son armée immense sur un pont de bateaux d’Asie en Europe ; qui prend la Thrace, la Macédoine, la Thessalie, l’Achaïe supérieure, et qui entre dans Athènes abandonnée et déserte. On ne s’attend point que les Athéniens, sans ville, sans territoire, réfugiées sur leurs vaisseaux avec quelques autres Grecs, mettront en fuite la nombreuse flotte du grand roi ; qu’ils rentreront chez eux en vainqueurs ; qu’ils forceront Xerxès à ramener ignominieusement les débris de son armée, et qu’ensuite ils lui défendront par un traité de naviguer sur leurs mers. Cette supériorité d’un petit peuple généreux, libre, sur toute l’Asie esclave, est peut-être ce qu’il y a de plus glorieux chez les hommes. On apprend aussi par cet événement que les peuples de l’Occident ont toujours été meilleurs marins que les peuples asiatiques. Quand on lit l’histoire moderne, la victoire de Lépante fait souvenir de celle de Salamine ; et on compare don Juan d’Autriche et Colonne à Thémistocle et à Eurybiade (1). Voilà peut-être le seul fruit qu’on peut tirer de la connaissance de ces temps reculés.
Il est toujours bien hardi de vouloir pénétrer dans les desseins de Dieu ; mais cette témérité est mêlée d’un grand ridicule quand on veut prouver que le Dieu de tous les peuples de la terre, et de toutes les créatures des autres globes, ne s’occupait des révolutions de l’Asie, et qu’il n’envoyait lui-même tant de conquérants les uns après les autres, qu’en considération du petit peuple juif, tantôt pour l’abaisser, tantôt pour le relever, toujours pour l’instruire, et que cette petite horde opiniâtre et rebelle était le centre et l’objet des révolutions de la terre.
Si le conquérant mémorable qu’on a nommé Cyrus se rend maître de Babylone, c’est uniquement pour donner à quelques Juifs la permission d’aller chez eux. Si Alexandre est vainqueur de Darius, c’est pour établir des fripiers juifs dans Alexandrie. Quand les Romains joignent la Syrie à leur vaste domination, et englobent le pays de Judée dans leur empire, c’est encore pour instruire les Juifs. Les Arabes et les Turcs ne sont venus que pour corriger ce peuple. Il faut avouer qu’il a eu une excellente éducation ; jamais on n’eut tant de précepteurs, et jamais on n’en profita si mal.
On serait aussi bien reçu à dire que Ferdinand et Isabelle ne réunirent les provinces d’Espagne que pour chasser une partie des Juifs, et pour brûler l’autre ; que les Hollandais n’ont secoué le joug du tyran Philippe II que pour avoir dix mille Juifs dans Amsterdam ; et que Dieu n’a établi le chef visible de l’Eglise catholique au Vatican que pour y entretenir des synagogues moyennant finance. Nous savons bien que la Providence s’étend sur toute la terre ; mais c’est par cette raison-là même qu’elle n’est pas bornée à un seul peuple.
1 – M. Renouard a substitué au nom d’Eurybiade, qui se trouve dans toutes les éditions, celui d’Alcibiade. Cette correction est une faute. (G.A.)
CHAPITRE VIII.
De Thucydide.
Revenons aux Grecs. Thucydide, successeur d’Hérodote, se borne à nous détailler l’histoire de la guerre du Péloponèse, pays qui n’est pas plus grand qu’une province de France ou d’Allemagne, mais qui a produit des hommes en tout genre dignes d’une réputation immortelle : et comme si la guerre civile, le plus horrible des fléaux, ajoutait un nouveau feu et de nouveaux ressorts à l’esprit humain, c’est dans ce temps que tous les arts florissaient en Grèce. C’est ainsi qu’ils commencent à se perfectionner ensuite à Rome dans d’autres guerres civiles du temps de César, et qu’ils renaissent encore, dans notre quinzième et seizième siècle de l’ère vulgaire, parmi les troubles de l’Italie (1).
1 – Ce chapitre, sauf les trois premiers mots, avait paru dans l’article HISTOIRE de l’Encyclopédie, ainsi que les deux premiers alinéas du chapitre suivant. (G.A.)
CHAPITRE IX.
Epoque d’Alexandre.
Après cette guerre du Péloponèse, décrite par Thucydide, vient le temps célèbre d’Alexandre, prince digne d’être élevé par Aristote, qui fonde beaucoup plus de villes que les autres conquérants n’en ont détruit, et qui change le commerce de l’univers.
De son temps et de celui de ses successeurs florissait Carthage ; et la république romaine commençait à fixer sur elle les regards des nations. Tout le Nord et l’Occident sont ensevelis dans la barbarie. Les Celtes, les Germains, tous les peuples du nord, sont inconnus (1).
Si Quinte-Curce n’avait pas défiguré l’histoire d’Alexandre par mille fables, que de nos jours tant de déclamateurs ont répétées, Alexandre serait le seul héros de l’antiquité dont on aurait une histoire véritable. On ne sort point d’étonnement quand on voit des historiens latins, venus quatre cents ans après lui, faire assiéger par Alexandre des villes indiennes auxquelles ils ne donnent que des noms grecs, et dont quelques-unes n’ont jamais existé.
Quinte-Curce, après avoir placé le Tanaïs au-delà de la mer Caspienne, ne manque pas de dire que le Gange, en se détournant vers l’orient, porte, aussi bien que l’Indus, ses eaux dans la mer Rouge, qui est à l’occident. Cela ressemble au discours de Trimalcion (2), qui dit qu’il a chez lui une Niobé enfermée dans le cheval de Troie ; et qu’Annibal, au sac de Troie, ayant pris toutes les statues d’or et d’argent, en fit l’airain de Corinthe.
On suppose qu’il assiège une ville nommée Ara, près du fleuve Indus, et non loin de sa source. C’est tout juste le grand chemin de la capitale de l’empire, à huit cents milles du pays où l’on prétend que séjournait Porus, comme le disent aussi nos missionnaires.
Après cette petite excursion sur l’Inde, dans laquelle Alexandre porta ses armes par le même chemin que le Sha-Nadir prit de nos jours, c’est-à-dire par la Perse et le Candahar, continuons l’examen de Quinte-Curce.
Il lui plaît d’envoyer une ambassade des Scythes à Alexandre sur les bords du fleuve Jaxartes. Il leur met dans la bouche une harangue telle que les Américains auraient dû la faire aux premiers conquérants espagnols. Il peint ces Scythes comme des hommes paisibles et justes, tous étonnés de voir un voleur grec venu de si loin pour subjuguer des peuples que leurs vertus rendaient indomptables. Il ne songe pas que ces Scythes invincibles avaient été subjugués par les rois de Perse. Ces mêmes Scythes, si paisibles et si justes, se contredisent bien honteusement dans la harangue de Quinte-Curce ; ils avouent qu’ils ont porté le fer et la flamme jusque dans la Haute-Asie. Ce sont, en effet, ces mêmes Tartares qui, joints à tant de hordes du Nord, ont dévasté si longtemps l’univers connu, depuis la Chine jusqu’au mont Atlas.
Toutes ces harangues des historiens seraient fort belles dans un poème épique, où l’on aime fort les prosopopées. Elles sont l’apanage de la fiction, et c’est malheureusement ce qui fait que les histoires en sont remplies ; l’auteur se met, sans façon, à la place de son héros.
Quinte-Curce fait écrire une lettre par Alexandre à Darius. Le héros de la Grèce dit dans cette lettre que Le monde ne peut souffrir deux soleils ni deux maîtres. Rollin trouve, avec raison, qu’il y a plus d’enflure que de grandeur dans cette lettre. Il pouvait ajouter qu’il y a encore plus de sottise que d’enflure. Mais Alexandre l’a-t-il écrite ? c’est là ce qu’il fallait examiner. Il n’appartient qu’à don Japhet d’Arménie, le fou de Charles-Quint, de dire que
Deux soleils, dans un lieu trop étroit,
Rendraient trop excessif le contraire du froid (3).
Mais Alexandre était-il un don Japhet d’Arménie ?
Un traducteur pincé (4) de l’énergique Tacite, ne trouvant point dans et historien la lettre de Tibère au sénat contre Séjan, s’avise de la donner de sa tête, et de se mettre à la fois à la place de l’empereur et de Tacite. Je sais que Tite-Live prête souvent des harangues à ses héros : quel a été le but de Tite-Live ? de montrer de l’esprit et de l’éloquence. Je lui dirais volontiers : Si tu veux haranguer, va plaider devant le sénat de Rome ; si tu veux écrire l’histoire ne nous dis que la vérité.
N’oublions pas la prétendue Thalestris, reine des Amazones, qui vint trouver Alexandre pour le prier de lui faire un enfant. Apparemment le rendez-vous fut donné sur les bords du prétendu Tanaïs (5).
1 – Voyez l’article ALEXANDRE dans le Dictionnaire philosophique. (K.)
2 – Dans le Satyricon de Pétrone. (G.A.)
3 – Voyez la comédie de Scarron. (G.A.)
4 – La Bletterie. (G.A.)
5 – Chapitre reproduit dans les Questions sur l’Encyclopédie. (G.A.)