MÉLANGES HISTORIQUES - LE PYRRHONISME DE L'HISTOIRE - Partie 8
Photo de PAPAPOUSS
LE PYRRHONISME DE L’HISTOIRE.
CHAPITRE XXII.
Fable ; origine de toutes les fables.
Je ne puis quitter cet Italien, qui fait le pape seigneur du monde entier, sans dire un mot de l’origine de ce droit. Il répète, d’après cent auteurs, que ce fut le diable qui rendit ce service au saint-siège, et voici comment :
Deux juifs, grands magiciens, rencontrèrent un jour un jeune ânier qui était fort embarrassé à conduire son âne ; ils le considérèrent attentivement, observèrent les lignes de sa main, et lui demandèrent son nom : ils devaient bien le savoir, puisqu’ils étaient magiciens. Le jeune homme leur ayant dit qu’il s’appelait Conon, ils virent clairement à ce nom et aux lignes de sa main qu’il serait un jour empereur sous le nom de Léon III ; et ils lui demandèrent pour toute récompense de leur prédiction que, dès qu’il serait installé, il ne manquât pas d’abolir le culte des images.
Le lecteur voit d’un coup d’œil le prodigieux intérêt qu’avaient ces deux Juifs à voir les chrétiens reprendre l’usage de la primitive Eglise. Il est bien plus à croire qu’ils auraient mieux aimé avoir le privilège exclusif de vendre des images que de les faire détruire. Léon III, si l’on s’en rapporte à cent historiens éclairés et véridiques, ne se déclara contre le culte des tableaux et des statues que pour faire plaisir aux deux juifs. C’était bien le moins qu’il pût faire. Dès qu’il fut déclaré hérétique, l’Orient et l’Occident furent de plein droit dévolus au siège épiscopal de Rome.
Il était juste, et dans l’ordre de la Providence, qu’un pape Léon III dépossédât la race d’un empereur Léon III ; mais, par modération, il ne donna que le titre d’empereur à Charlemagne, en se réservant le droit de créer les Césars et une autorité divine sur eux ; ce qui est démontré par tous les écrivains de la cour de Rome, ainsi que tout ce qu’ils démontrent.
CHAPITRE XXIII.
Des donations de Charlemagne.
Le bibliothécaire Anastase dit plus de cent ans après, que l’on conserve à Rome la charte de cette donation. Mais si ce titre avait existé pourquoi ne se trouve-t-il plus ? Il y a encore à Rome des chartes bien antérieures. On aurait gardé avec le plus grand soin un diplôme qui donnait une province. Il y a bien plus, cet Anastase n’a jamais probablement rien écrit de ce qu’on lui attribue, c’est ce qu’avouent Labbe et Cave. Il y a plus encore ; on ne sait précisément quel était cet Anastase. Puis fiez-vous aux manuscrits qu’on a trouvés chez des moines !
Charlemagne, dit-on, pour surabondance de droit, fit une nouvelle donation en 774. Lorsque, poursuivant en Italie ses infortunés neveux, qu’il dépouilla de l’héritage de leur père, et ayant épousé une nouvelle femme, il renvoya durement à Didier, roi des Lombards, sa fille, qu’il répudia, il assiégea le roi son beau-père, et le fit prisonnier. On ne peut guère douter que Charlemagne, favorisé par les intrigues du pape Adrien dans cette conquête, ne lui eût concédé le domaine utile de quelques villes dans la marche d’Ancône ; c’est le sentiment de M. de Voltaire (1). Mais, lorsque, dans un acte on trouve des choses évidemment fausses, elles rendent le reste de l’acte un peu suspect.
Le même prétendu Anastase suppose que Charlemagne donna au pape la Corse, la Sardaigne, Parme, Mantoue, les duchés de Spolette et de Bénévent, la Sicile et Venise, ce qui est d’une fausseté reconnue. Ecoutons, sur ce mensonge, l’auteur de l’Essai sur les mœurs, etc., tome II, page 77 :
« On pourrait mettre cette donation à côté de celle de Constantin. On ne voit point que jamais les papes aient possédé aucun de ces pays jusqu’au temps d’Innocent III. S’ils avaient eu l’exarchat, ils auraient été souverains de Ravenne et de Rome ; mais dans le testament de Charlemagne, qu’Eginhard nous a conservé, ce monarque nomme, à la tête des villes métropolitaines qui lui appartiennent, Rome et Ravenne, auxquelles il fait des présents. Il ne put donner ni la Sicile, ni la Corse, ni la Sardaigne qu’il ne possédait pas ; ni le duché de Bénévent, dont il avait à peine la souveraineté ; encore moins Venise, qui ne le reconnaissait pas pour empereur Le duc de Venise reconnaissait alors, pour la forme, l’empereur d’Orient, et en recevait le titre d’hypatos. Les lettres du pape Adrien parlent des patrimoines de Spolette et de Bénévent ; mais ces patrimoines ne se peuvent entendre que des domaines que les papes possédaient dans ces deux duchés. Grégoire VII lui-même avoue dans ses lettres que Charlemagne donnait douze cents livres de pension au saint-siège. Il n’est guère vraisemblable qu’il eût donné un tel secours à celui qui aurait possédé tant de belles provinces. Le saint-siège n’eut Bénévent que longtemps après, par la concession très équivoque qu’on croit que l’empereur Henri-le-Noir lui en fit vers l’an 1047. Cette concession se réduisit à la ville, et ne s’étendit point jusqu’au duché ; il ne fut point question de confirmer le don de Charlemagne.
Ce qu’on peut recueillir de plus probable au milieu de tant de doutes, c’est que du temps de Charlemagne les papes obtinrent en propriété une partie de la marche d’Ancône, outre les villes, les châteaux, et les bourgs, qu’ils avaient dans les autres pays. Voici sur quoi je pourrais me fonder. Lorsque l’empire d’Occident se renouvela dans la famille des Othons, au dixième siècle, Othon III assigna particulièrement au saint-siège la marche d’Ancône, en confirmant toutes les concessions faites à cette Eglise : il paraît donc que Charlemagne avait donné cette marche, et que les troubles survenus depuis en Italie avaient empêché les papes d’en jouir. Nous verrons qu’ils perdirent ensuite le domaine utile de ce petit pays sous l’empire de la maison de Souabe. Nous les verrons tantôt grands terriens, tantôt dépouillés presque de tout, comme plusieurs autres souverains. Qu’il nous suffise de savoir qu’ils possèdent aujourd’hui la souveraineté reconnue d’un pays de cent quatre-vingts grands milles d’Italie en longueur, des portes de Mantoue aux confins de l’Abruzze, le long de la mer Adriatique, et qu’ils en ont plus de cent milles en largeur, depuis Civitta-Vecchia jusqu’au rivage d’Ancône, d’une mer à l’autre. Il a fallu négocier toujours et souvent combattre pour s’assurer cette domination. »
J’ajouterai à ces vraisemblances une raison qui me paraît bien puissante. La prétendue charte de Charlemagne est une donation réelle. Or, fait-on une donation d’une chose qui a déjà été donnée ? Si j’avais à plaider cette cause devant un tribunal réglé et impartial, je ne voudrais alléguer que la donation prétendue de Charlemagne pour invalider la prétendue donation de Pépin : mais ce qu’il y a de plus fort encore contre toutes ces suppositions, c’est que ni Andelme, ni Aimoin, ni même Eginhard, secrétaire de Charlemagne, n’en parlent pas. Eginhard fait un détail très circonstancié des legs pieux que laisse Charlemagne, par son testament, à toutes les églises de son royaume. « On sait, dit-il, qu’il y a vingt et une villes métropolitaines dans les Etats de l’empereur. » Il met Rome la première et Ravenne la seconde. N’est-il pas certain, par cet énoncé, que Rome et Ravenne n’appartenaient point aux papes ?
1 – Voyez l’Essai, chap. XVI. (G.A.)
CHAPITRE XXIV.
Que Charlemagne exerça les droits des empereurs romains.
Il me semble qu’on ne peut ni rechercher la vérité avec plus de candeur, ni en approcher de plus près, dans l’incertitude où l’histoire de ces temps nous laisse. Cet auteur impartial paraît certain que Charlemagne exerça tous les droits de l’empire en Occident autant qu’il le put. Cette assertion est conforme à tout ce que les historiens rapportent, aux monuments qui nous restent, et encore plus à la politique, puisque c’est le propre de tout homme d’étendre son autorité aussi loin qu’elle peut aller.
C’est par cette raison que Charlemagne s’attribua la puissance législative sur Venise et sur le Bénéventin, que l’empereur grec disputait, et qui, par le fait, n’appartenait ni à l’un ni à l’autre ; c’est par la même raison que le duc ou doge de Venise Jean, ayant tué un évêque en 802 fut accusé devant Charlemagne. Il aurait pu l’être devant la cour de Constantinople ; mais ni les forces de l’Orient ni celles de l’Occident ne pouvaient pénétrer dans ces lagunes ; et Venise, au fond, fut libre malgré deux empereurs. Les doges payèrent quelque temps un manteau d’or en tribut aux plus forts, mais le bonnet de la liberté resta toujours dans une ville imprenable.
CHAPITRE XXV.
De la forme du gouvernement de Rome sous Charlemagne.
C’est une grande question chez les politiques de savoir quelle fut précisément la forme du gouvernement de Rome, quand Charlemagne se fit déclarer empereur par l’acclamation du peuple, et par l’organe du pontife Léon III. Charles gouverna-t-il en qualité de consul et de patrice, titre qu’il avait pris dès l’an 774 ? Quels droits furent laissés à l’évêque ? quels droits conservèrent les sénateurs qu’on appelait toujours patres conscripti ? quels privilèges conservèrent les citoyens ? c’est de quoi aucun écrivain ne nous informe ; tant l’histoire a toujours été écrite avec négligence !
Quel fut précisément le pouvoir de Charlemagne dans Rome ? c’est sur quoi on a tant écrit qu’on l’ignore ? Y laissa-t-il un gouvernement ? imposait-il des tributs ? gouvernait-il Rome comme l’impératrice-reine de Hongrie gouverne Milan et Bruxelles ? c’est de quoi il ne reste aucun vestige.
Je regarde Rome, depuis le temps de l’empereur Léon III l’Isaurien, comme une ville libre, protégée par les Francs, ensuite par les Germains ; qui se gouverna tant qu’elle put en république, plutôt sous le patronage que sous la puissance des empereurs ; dans laquelle le souverain pontife eut toujours le premier crédit, et qui enfin a été entièrement soumise aux papes.
Les citoyens de cette célèbre ville aspirèrent toujours à la liberté dès qu’ils y virent le moindre jour ; ils firent toujours les plus grands efforts pour empêcher les empereurs, soit francs, soit germains, de résider à Rome, et les évêques d’y être maîtres absolus.
C’est là le nœud de toute l’histoire de l’empire d’Occident depuis Charlemagne jusqu’à Charles-Quint. C’est le fil qui a conduit l’auteur de l’Essai sur les mœurs, etc., dans ce grand labyrinthe (1).
Les citoyens romains furent presque toujours les maîtres du môle d’Adrien, de cette forteresse de Rome appelée depuis le château de Saint-Ange, dans laquelle ils donnèrent si souvent un asile à leur évêque contre la violence des Allemands ; de là vient que les empereurs aujourd’hui, malgré leur titre de rois des Romains n’ont pas une seule maison dans Rome. Il n’est même pas dit que Charlemagne se mit en possession de ce môle d’Adrien Je demanderai encore pourquoi Charlemagne ne prit jamais le titre d’auguste.
1 – Toutes ces considérations de Voltaire sur Rome sont admirables de justesse. (G.A.)