DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - L' A, B, C - Partie 5

Publié le par loveVoltaire

DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - L' A, B, C - Partie 5

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L’A, B, C,

ou

DIALOGUES ENTRE A, B, C.

 

 

 

- Partie 5 -

 

 

 

 

__________

 

 

 

QUATRIÈME ENTRETIEN.

 

 

DE LA LOI NATURELLE ET DE LA CURIOSITÉ.

 

 

 

(1)

 

 

 

 

          B – Nous sommes bien convaincus que l’homme n’est point un être absolument détestable ; mais venons au fait : qu’appelez-vous juste et injuste ?

 

 

          A – Ce qui paraît tel à l’univers entier.

 

 

          C – L’univers est composé de bien des têtes. On dit qu’à Lacédémone on applaudissait aux larcins, pour lesquels on condamnait aux mines dans Athènes.

 

 

          A – Abus de mots. Il ne pouvait se commettre de larcin à Sparte, lorsque tout y était commun. Ce que vous appelez vol était la punition de l’avarice.

 

 

          B – Il était défendu d’épouser sa sœur à Rome. Il était permis chez les Egyptiens, les Athéniens, et même chez les Juifs, d’épouser sa sœur de père : car, malgré le Lévitique, la jeune Thamar dit à son frère Ammon : Mon frère, ne me faites point de sottises ; mais demandez-moi en mariage à mon père, il ne vous refusera pas.

 

 

          A – Lois de convention que tout cela, usages arbitraires, modes qui passent. L’essentiel demeure toujours. Montrez-moi un pays où il soit honnête de me ravir le fruit de mon travail, de violer sa promesse, de mentir pour nuire, de calomnier, d’assassiner, d’empoisonner, d’être ingrat envers son bienfaiteur, de battre son père et sa mère quand ils vous présentent à manger.

 

 

          B – Voici ce que j’ai lu dans une déclamation qui a été connue en son temps ; j’ai transcrit ce morceau qui me paraît singulier.

 

          « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’honneurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux, ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne (2). »

 

 

          C –  Il faut que ce soit quelque voleur de grand chemin, bel esprit, qui ait écrit cette impertinence.

 

 

          A – Je soupçonne seulement que c’est un gueux fort paresseux ; car, au lieu d’aller gâter le terrain d’un voisin sage et industrieux, il n’avait qu’à l’imiter ; et chaque père de famille ayant suivi cet exemple, voilà bientôt un très joli village tout formé. L’auteur de ce passage me paraît un animal bien insociable.

 

 

          B – Vous croyez donc qu’en outrageant et en volant le bonhomme qui a entouré d’une haie vive son jardin et son poulailler, il a manqué aux premiers devoirs de la loi naturelle ?

 

 

          A – Oui, oui, encore une fois ; il y a une loi naturelle, et elle ne consiste ni à faire le mal d’autrui, ni à s’en réjouir.

 

 

          C – Il y a des gens pourtant qui disent que rien n’est plus naturel que de faire du mal.  Beaucoup d’enfants s’amusent à plumer leurs moineaux ; et il n’y a guère d’hommes faits qui ne courent avec un secret plaisir sur le rivage de la mer pour jouir du spectacle d’un vaisseau battu par les vents, qui s’entr’ouvre et qui s’engloutit par degrés dans les flots, tandis que les passagers lèvent les mains au ciel, et tombent dans l’abîme de l’eau avec leurs femmes qui tiennent leurs enfants dans leurs bras. Lucrèce en donne la raison (L. II, v.4).

 

Quibus ipse malis careas qia cernere suave est.

 

On voit avec plaisir les maux qu’on ne sent pas.

 

 

 

          A – Lucrèce ne sait ce qu’il dit ; et il y est fort sujet malgré ses belles descriptions. On court à un tel spectacle par curiosité. La curiosité est un sentiment naturel à l’homme ; mais il n’y a pas un des spectateurs qui ne fît les derniers efforts, s’il le pouvait, pour sauver ceux qui se noient (3).

 

          Quand les petits garçons et les petites filles déplument leurs moineaux, c’est purement par esprit de curiosité, comme lorsqu’elles mettent en pièces les jupes de leurs poupées. C’est cette passion seule qui conduit tant de monde aux exécutions publiques. « Etrange empressement de voir des misérables ! » a dit l’auteur d’une tragédie (4).

 

          Je me souviens qu’étant à Paris lorsqu’on fit souffrir à Damiens une mort des plus recherchées et des plus affreuses qu’on puisse imaginer, toutes les fenêtres qui donnaient sur la place furent louées chèrement par les dames ; aucune d’elles assurément ne faisait la réflexion consolante qu’on ne la tenaillerait point aux mamelles, qu’on ne verserait point du plomb fondu et de la poix-résine bouillante dans ses plaies, et que quatre chevaux ne tireraient point ses membres disloqués et sanglants. Un des bourreaux jugea plus sainement que Lucrèce ; car lorsqu’un des académiciens de Paris (5) voulut entrer dans l’enceinte pour examiner la chose de plus près, et qu’il fut repoussé par les archers : « Laissez entrer monsieur, dit-il, c’est un amateur ; » c’est-à-dire c’est un curieux : ce n’est pas par méchanceté qu’il vient ici, ce n’est pas par un retour sur soi-même, pour goûter le plaisir de n’être pas écartelé ; c’est uniquement par curiosité, comme on va voir des expériences de physique.

 

 

          B – Soit : je conçois que l’homme n’aime et ne fait le mal que pour son avantage ; mais tant de gens sont portés à se procurer leur avantage par le malheur d’autrui ; la vengeance est une passion si violente, il y en a des exemples si funestes ; l’ambition plus fatale encore a inondé la terre de tant de sang, que, lorsque je m’en retrace l’horrible tableau, je suis tenté de me rétracter, et d’avouer que l’homme est très diabolique. J’ai beau avoir dans mon cœur la notion du juste et de l’injuste ; un Attila, que Saint Léon courtise ; un Phocas, que saint Grégoire flatte avec la plus lâche bassesse ; un Alexandre VI, souillé de tant d’incestes, de tant d’homicides, de tant d’empoisonnements, avec lequel le faible Louis XII, qu’on appelle bon, fait la plus indigne et la plus étroite alliance ; un Cromwell, dont le cardinal Mazarin recherche la protection, et pour qui il chasse de France les héritiers de Charles Ier, cousins germains de Louis XIV (6), etc., etc., etc. ; cent exemples pareils dérangent mes idées, et je ne sais plus où j’en suis.

 

 

          A – Eh bien  les orages empêchent-ils que nous ne jouissions aujourd’hui d’un beau soleil ? le tremblement qui a détruit la moitié de la ville de Lisbonne (7) empêche-t-il que vous n’ayez fait très commodément le voyage de Madrid à Rome sur la terre affermie ? Si Attila fut un brigand, et le cardinal Mazarin un fripon, n’y a-t-il pas des princes et des ministres honnêtes gens ? et l’idée de la justice ne subsiste-t-elle pas toujours ? C’est sur elle que sont fondées toutes les lois : les Grecs les appelaient filles du ciel ; cela ne veut dire que filles de la nature.

 

 

          C – N’importe, je suis prêt de me rétracter aussi ; car je vois qu’on n’a fait des lois que parce que les hommes sont méchants. Si les chevaux étaient toujours dociles, on ne leur aurait jamais mis de frein. Mais sans perdre notre temps à fouiller dans la nature de l’homme, et à comparer les prétendus sauvages aux prétendus civilisés, voyons quel est le mors qui convient le mieux à notre bouche.

 

 

          A – Je vous avertis que je ne saurais souffrir qu’on me bride sans me consulter, que je veux me brider moi-même, et donner ma voix pour savoir au moins qui me montera sur le dos.

 

 

          C – Nous sommes à peu près de la même écurie.

 

 

 

1 – Quelques passages de cet Entretien composent tout l’article LOI NATURELLE dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)

 

 2 – Discours sur l’inégalité, par Rousseau (seconde partie) : c’est un des exemples des contradictions de l’esprit humain, qu’on ait regardé l’auteur de ce passage scandaleux, et de tant d’autres, comme un prédicateur de la vertu, et Voltaire comme un corrupteur de la morale. Il n’y a que les grands hommes auxquels on ne pardonne rien. (K.)

 

3 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article CURIOSITÉ, où les deux alinéas suivants sont reproduits presque textuellement. (G.A.)

 

4 – Voltaire, dans Tancrède, III, III. (G.A.)

 

5 – La Condamine. (G.A.)

 

6 – Charles II et son frère Jacques durent se réfugier en Hollande. (G.A.)

 

7 – En 1755. Voyez, aux POÉSIES, le Poème sur le désastre de Lisbonne. (G.A.)

 

 

 

 

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