CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 6

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 6

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à M. Panckoucke.

 

13 Février 1769.

 

 

          L’Académie de Rouen, monsieur, me fait l’honneur de m’écrire que vous êtes chargé, depuis un mois, de me faire parvenir deux exemplaires du discours qui a remporté le prix (1). Je ne crois pas que les commis de la douane des pensées trouvent rien de contraire à la théologie orthodoxe, dans l’Eloge de Pierre Corneille. Peut-être seront-ils plus difficiles pour le Siècle de Louis XIV et de Louis XV, attendu que, dans une histoire, il y a toujours plusieurs choses malsonnantes pour beaucoup d’oreilles. On dit que ceux qui ont les plus longues vous font quelques petites difficultés.

 

          Notre ami Gabriel (2) m’a averti que vous désiriez que je fisse une petite galanterie à M. le chancelier et à M. de Satines. Je leur envoie quatre volumes en beau maroquin, à filets d’or ; mais cela ne désarmera pas les ennemis du sens commun, et n’empêchera pas les dogues de Saint-Médard d’aboyer et de mordre. Vous aurez à combattre ; car vous et moi nous pouvons nous vanter d’avoir quelques rivaux.

 

          Des gredins du Parnasse ont dit que je vends mes ouvrages. Ces malheureux cherchent à penser pour vivre, et moi je n’ai vécu que pour penser. Non, monsieur, je n’ai point trafiqué de mes idées ; mais je vous avertis qu’elles vous porteront malheur, et que vous les vendrez à la livre très bon marché, si on s’opiniâtre à faire un si prodigieux recueil de choses inutiles. Un auteur ne va point à la gloire, et un libraire à la fortune, avec un si lourd bagage. Passe pour de gros dictionnaires ; mais pour de gros livres de pur agrément, c’est se moquer du public ; c’est se faire un magasin de coquilles et d’ailes de papillons.

 

          Quand à votre entreprise de la nouvelle Encyclopédie, gardez-vous bien, encore une fois, de retrancher tous les articles de M. le chevalier de Jaucourt. Il y en a d’extrêmement utiles, et qui se ressentent de la noblesse d’âme d’un homme de qualité et d’un bon citoyen, tels que celui du LABARUM. Gardez-vous des idées particulières et des paradoxes en fait de belles-lettres. Un dictionnaire doit être un monument de vérité et de goût, et non pas un magasin de fantaisies. Songez surtout qu’il faut plutôt retrancher qu’ajouter à cette Encyclopédie. Il y a des articles qui ne sont qu’une déclamation insupportable. Ceux qui ont voulu se faire savoir en y insérant leurs puérilités ont absolument gâté cet ouvrage. La rage du bel esprit est absolument incompatible avec un bon dictionnaire. L’enthousiasme y nuit encore plus, et les exclamations à la Jean-Jacques (3) sont d’un prodigieux ridicule.

 

          Je vous embrasse sans cérémonie, mais de tout mon cœur.

 

 

1 – L’Eloge de Corneille, par Gaillard. (G.A.)

2 – Cramer. (G.A.)

3 – « O Rousseau ! » s’écrie Diderot au mot ENCYCLOPÉDIE. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

Ferney, 13 Février 1769.

 

 

          Je n’écris guère au couple aimable, parce que du fond de mes déserts je n’ai rien à leur dire, sinon que je leur suis attaché sans réserve jusqu’à la fin de ma vie, et c’est ce qu’ils savent déjà très bien. Dès qu’il y aura quelque chose de nouveau qui puisse les amuser, alors ils entendront parler de moi. J’espère leur envoyer quelque petite bagatelle dans quelques jours. Le paquet sera affranchi jusqu’à Lyon, c’est tout ce qu’on peut faire : il ne sera pas gros.

 

          On espère recevoir le couple aimable dans son taudis à leur retour, et on se flatte qu’on ne sera plus obligé de gronder son cuisinier devant le monde. On veut absolument prendre sa revanche. Mille tendres respects. Voilà une lettre fort inutile, mais il faut pardonner au zèle et à l’amitié.

 

 

 

 

 

à M. Vasselier.

 

Ferney, 20 Février 1769.

 

 

          Vous m’avez appris, monsieur, la mort du pape (1), et moi je vous apprends que nous en avons fait un. Nous avons tiré aux trois dés la place de Rezzonico, après avoir écrit les noms de tous les sujets capables. Il y en a un qui a eu rafle de six. Vous savez que Mathias n’eut la place de Judas que par un coup de dés (2). Nous avons bien cacheté les noms de chacun avec sa chance. Nous ouvrirons le paquet dès que le pape sera nommé, et nous verrons si le conclave est d’accord avec nous.

 

          Mille compliments, je vous prie, à mon cher Tabareau.

 

          Je ne sais, monsieur, si la place de Judas était à envier  mais il est certain que celle de Rezzonico aura plus de concurrents. Si la rafle de six a son effet, j’aurai du conclave la meilleure opinion du monde.

 

          C’était dans leur première simplicité que les apôtres ont procédé par le sort à l’élection de Mathias. L’événement aurait dû en éterniser la manière, puisque le nouvel élu s’est distingué entre ses confrères ; car, tandis qu’on le martyrisait en Ethiopie, il fondait une célèbre abbaye près de Trèves, où ses os sont encore révérés aujourd’hui. Je ne crois pas que les monsignori reprennent jamais cet antique usage ; ils n’y trouveraient pas leur compte.

 

 

1 – Clément XIII, mort le 3 février. (G.A.)

2 – Actes des Apôtres, I. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

A Ferney, 20 Février 1769.

 

 

          Je croyais, en vérité, vous avoir répondu, mon cher marquis ; mais, comme il ne s’agissait que de compliments du jour de l’an, vous n’avez rien perdu. Il faut que les lettres disent quelque chose.

 

          Je ne conçois pas comment on a oublié le maréchal d’Estrades (1). Cette faute va être corrigée, du moins dans un errata. Je vous suis très obligé de m’en avoir fait apercevoir.

 

          A l’égard de l’abbé du Resnel, il n’a jamais écrit dans le siècle de Louis XIV ; et d’ailleurs, comme j’ai fait la moitié de ses vers, j’ai eu trop de modestie pour en parler.

 

          Je vois que votre ancien goût pour la comédie est passé, puisque vous ne me parlez point des tracasseries des auteurs et des comédiens, et des niches qu’on fait à mademoiselle Vestris, ni des pièces nouvelles, soit imprimées, soit jouées. A l’égard des nouvelles intéressantes, comme vous ne m’avez jamais fait l’honneur de m’en dire, et que vous vous compromettriez trop en ne signant point et en ne cachetant point de vos armes, je n’ai rien à vous dire sur cela ; mais je vous prie de considérer que je suis entre des montagnes de seize cents pieds de haut ; qu’un chartreux est beaucoup moins solitaire que moi ; que j’ai soixante-quinze ans ; que je suis très malade et presque aveugle, et que voilà des raisons pour écrire rarement, sans cesser de vous être attaché et de vous aimer de tout mon cœur.

 

          Si vous voyez M. le duc de Villars, à qui je n’écris point, je vous prie de lui exposer mes tristes raisons.

 

 

1 – Il est dans la liste des écrivains et non dans celle des maréchaux du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

20 Février 1769.

 

 

          Vraiment oui, des détails ! il faut attendre une seconde édition, mon cher ami : c’est alors qu’on donne des coups de rabot avec plus de plaisir. Je n’ai point la pièce (1) ; elle est entre les mains du gros Rieu que vous connaissez ; on va l’imprimer dans le Recueil de Théâtre qui se fait à Genève. Si vous aimez les épluchures, je vous en enverrai quand vous la ferez réimprimer à Paris. Ce n’est pas un mauvais signe, quand un ouvrage fait souhaiter qu’on lui donne un peu plus d’étendue. La plupart font désirer tout le contraire.

 

          Je me suis fort intéressé aux scènes de ce fripon de prêtre (2), que notre cher La Borde a prises un peu tragiquement. Il y a des traits de ce sycophante qu’on devrait imprimer à la suite du Tartufe. Celles que donnent actuellement les comédiens au public sont dignes de notre siècle. Tout ce que l’on m’écrit me fait aimer ma retraite et mes montagnes. Je regrette peu de chose, mais je regretterai toujours les jours charmants que j’ai eu le bonheur de passer avec vous. Adieu : faites des cocus comme Maxime mais ne les tuez pas.

 

 

1 – Eudoxie. (G.A.)

2 – Claustre. – Voyez cette affaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

22 Février 1769.

 

 

          Votre grand’maman, madame, doit vous avoir communiqué la Canonisation de frère Cucufin, par laquelle Rezzonico a signalé les dernières années de son sage pontificat. J’ai cru que cela vous amuserait d’autant plus que cette histoire est dans la plus exacte vérité.

 

          Je lui ai aussi adressé pour vous quatre volumes du Siècle de Louis XIV, pour mettre dans votre bibliothèque. Les faits de guerre ne sont pas trop amusants, et je dis hardiment qu’il n’y a rien de si ennuyeux qu’un récit de batailles inutiles, qui n’ont servi qu’à répandre vainement le sang humain ; mais il y a dans le reste de l’histoire des morceaux assez curieux, et vous y verrez assez souvent les noms des hommes avec qui vous avez vécu depuis la régence.

 

          Je voudrais pouvoir fournir tous les jours quelques diversions à vos idées tristes ; je sens bien qu’elles sont justes. La privation de la lumière et l’acquisition d’un certain âge ne sont pas des choses agréables. Ce n’est pas assez d’avoir du courage, il faut des distractions. L’amusement est un remède plus sûr que toute la fermeté d’esprit. J’ai le temps de songer à tout cela dans ma profonde solitude, avec des yeux éteints et ulcérés, couverts de blanc et de rouge.

 

          Vous me demandez, madame, si j’ai lu des Lettres sur les Animaux (1) écrites de Nuremberg : oui, j’en ai lu deux ou trois, il y a plus d’un an. Vous jugez bien qu’elles m’ont fait plaisir, puisque l’auteur pense comme moi. Il faudrait qu’une montre à répétition fût bien insolente, pour croire qu’elle est d’une nature absolument différente de celle d’un tourne-broche. S’il y a dans l’empyrée des êtres qui soient dans le secret, ils doivent bien se moquer de nous.

 

          La montre du président Hénault est donc détraquée ? c’est le sort de presque tous ceux qui vivent longtemps. Mon timbre commence à être un peu fêlé, et sera bientôt cassé tout à fait. Il vaudrait mieux n’être pas né, dites-vous ; d’accord ; mais vous savez si la chose a dépendu de nous. Non seulement la nature nous a fait naître sans nous consulter, mais elle nous fait aimer la vie malgré que nous en ayons. Nous sommes presque tous comme le bûcheron d’Esope et de La Fontaine. Il y a tous les ans deux ou trois personnes sur cent mille qui prennent congé ; mais c’est dans de grands accès de mélancolie. Cela est un peu plus fréquent dans le pays que j’habite. Deux Génevois de ma connaissance se sont jetés dans le Rhône, il y a quelques mois : l’un avait cinquante mille écus de rente, l’autre était un homme à bons mots. Je n’ai point encore été tenté d’imiter leur exemple : premièrement, parce que mes abominables fluxions sur les yeux ne me durent que l’hiver ; en second lieu, pare que je me couche toujours dans l’espérance de me moquer du genre humain en me réveillant. Quand cette faculté me manquera, ce sera un signe certain qu’il faudra que je parte.

 

          On m’a mandé depuis peu, de Paris, tant de choses ridicules que cela me soutiendra gaiement encore quelques mois. A l’égard du ridicule de ce B…, il est à vomir.

 

          Je me suis extrêmement intéressé à toutes les tracasseries qu’on a faites au mari de votre grand’maman. Vous ne m’en parlez jamais ; vous avez tort, car il n’y a personne qui lui soit plus attaché que moi ; et vous savez bien qu’on peut tout écrire sans se compromettre.

 

          Bonsoir, madame  je vous aimerai jusqu’à la dernière minute de ma montre.

 

 

1 – Par Charles-Georges Le Roy. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Soumarokof.

 

26 Février 1769.

 

 

          Monsieur, votre lettre et vos ouvrages sont une grande preuve que le génie et le goût sont de tous pays. Ceux qui ont dit que la poésie et la musique étaient bornées aux climats tempérés se sont bien trompés. Si le climat avait tant de puissance, la Grèce porterait encore des Platon et des Anacréon, comme elle porte les mêmes fruits et les mêmes fleurs ; l’Italie aurait des Horace, des Virgile, des Arioste, et des Tasse : mais il n’y a plus à Rome que des processions, et, dans la Grèce, que des coups de bâton. Il faut donc absolument des souverains qui aiment les arts, qui s’y connaissent, et qui les encouragent. Ils changent le climat ; ils font naître les roses au milieu des neiges.

 

          C’est ce que fait votre incomparable souveraine. Je croirais que les lettres dont elle m’honore me viennent de Versailles, et que la vôtre est d’un de mes confrères de l’Académie française. M. le prince de Kolouski, qui m’a rendu ses lettres et la vôtre, s’exprime comme vous ; et c’est ce que j’ai admiré dans tous les seigneurs russes qui me sont venus voir dans ma retraite. Vous avez sur moi un prodigieux avantage ; je ne sais pas un mot de votre langue, et vous possédez parfaitement la mienne.

 

          Je vais répondre à toutes vos questions, dans lesquelles on voit assez votre sentiment sous l’apparence du doute. Je me vante à vous, monsieur, d’être de votre opinion en tout.

 

          Oui, monsieur, je regarde Racine comme le meilleur de nos poètes tragiques ; sans contredit ; comme celui qui seul a parlé au cœur et à la raison, qui seul a été véritablement sublime sans aucune enflure, et qui a mis dans la diction un charme inconnu jusqu’à lui. Il est le seul encore qui ait traité l’amour tragiquement ; car, avant lui, Corneille n’avait fait bien parler cette passion que dans le Cid, et le Cid n’est pas de lui. L’amour est ridicule ou insipide dans presque toutes ses autres pièces.

 

          Je pense encore comme vous sur Quinault : c’est un grand homme en son genre. Il n’aurait pas fait l’Art poétique, mais Boileau n’aurait pas fait Armide.

 

          Je souscris entièrement à tout ce que vous dites de Molière et de la comédie larmoyante, qui, à la honte de la nation, a succédé au seul vrai genre comique, porté à sa perfection par l’inimitable Molière.

 

          Depuis Regnard, qui était né avec un génie vraiment comique, et qui a seul approché Molière de près, nous n’avons eu que des espèces de monstres. Des auteurs qui étaient incapables de faire seulement une bonne plaisanterie ont voulu faire des comédies, uniquement pour gagner de l’argent. Ils n’avaient pas assez de force dans l’esprit pour faire des tragédies ; ils n’avaient pas assez de gaieté pour écrire des comédies ; ils ne savaient pas seulement faire parler un valet ; ils ont mis des aventures tragiques sous des noms bourgeois. On dit qu’il y a quelque intérêt dans ces pièces, et qu’elles attachent assez quand elles sont bien jouées ; cela peut être ; je n’ai jamais pu les lire, mais on prétend que les comédiens font quelque illusion.

 

          Ces pièces bâtardes en sont ni tragédies ni comédies. Quand on n’a point de chevaux, on est trop heureux de se faire traîner par des mulets.

 

          Il y a vingt ans que je n’ai vu Paris. On m’a mandé qu’on n’y jouait plus les pièces de Molière. La raison, à mon avis, c’est que tout le monde les sait par cœur ; presque tous les traits en sont devenus proverbes. D’ailleurs il y a des longueurs, les intrigues quelquefois sont faibles, et les dénouements sont rarement ingénieux. Il ne voulait que peindre la nature, et il en a été sans doute le plus grand peintre.

 

          Voilà, monsieur, ma profession de foi, que vous me demandez. Je suis fâché que vous me ressembliez par votre mauvaise santé ; heureusement vous êtes plus jeune, et vous ferez plus longtemps honneur à votre nation. Pour moi, je suis déjà mort pour la mienne.

 

 

 

 

 

 

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