CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 52

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 52

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DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 2 de janvier 1769.

 

 

          Je ne suis plus enrhumé, mon cher maître ; mais je me sers d’un scribe pour ménager mes yeux, qui sont très faibles aux lumières. Je vous envoie mon discours, puisque vous lui faites l’honneur de vouloir le lire. Je vous l’ai fait attendre quelques jours, et beaucoup plus longtemps qu’il ne mérite, parce qu’il était à courir le monde, et que je n’ai pu le ravoir qu’aujourd’hui ; voulez-vous bien me le renvoyer sous l’enveloppe de Marin ? Il n’est que trop vrai qu’un certain gentilhomme a tenu au roi de Danemark le ridicule propos qu’on vous a dit. Vous verrez dans mon discours un petit mot de correction fraternelle pour ce gentilhomme, qui était présent, et qui, à ce que je crois, l’aura sentie ; car je ne gâte pas ces messieurs. Vous voyez, mon cher ami, ce qui en arrive quand on les flatte : ils trouvent mauvais qu’on se moque des plats auteurs qu’ils protègent ; on s’expose à de tels reproches quand on caresse ceux qui les font. La critique de Linguet aurait pu être meilleure et de meilleur goût ; cependant, comme il a raison presque en tout, elle a beaucoup chagriné son maussade adversaire ; la liste des phrases tirées de la traduction est bien ridicule et peut-être aurait suffi.

 

          Vous devez des regrets au pauvre Damilaville ; il vous était bien attaché. Je savais qu’il était marié, mais non par lui, car il ne me disait rien de ses affaires. J’ai vu sa femme une seule fois, et, d’après cette vue, je doute fort qu’il ait été cocu : mais ce qui me fâche le plus, c’est que cette vilaine mégère (car c’en était une) emporte tout le peu qu’il laisse et qu’il ne restera pas même de quoi payer un excellent domestique qu’il avait.

 

          Je n’ai point lu la collection des ouvrages de Leibnitz ; je crois que c’est un fatras où il y a bien peu de choses à apprendre.

 

          Il est vrai que j’ai donné cette année deux gros volumes in-4° de géométrie (1) ; ce seront vraisemblablement les derniers.

 

          Notre secrétaire, toujours convalescent et assez faible, vous fait mille compliments. Quant à l’A, B, C, personne n’ignore qu’il est en effet traduit de l’anglais par un avocat. Vale et me ama.

 

 

1 – Trois autres ont paru depuis. (G.A.)

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

13 de Janvier 1769.

 

 

          Je vous renvoie, mon cher philosophe, votre chien danois (1) ; il est beau, bien fait, hardi, vigoureux, et vaut mieux que tous les petits chiens de manchon qui lèchent et qui jappent à Paris.

 

          Votre discours est excellent ; vous êtes presque le seul qui n’alliez jamais ni en deçà de votre pensée. Je vous avertis que j’en ai tiré copie.

 

          Le Mercure devient bon. Il y a des extraits de livres fort bien faits. Pourquoi n’y pas insérer ce discours, dont le public a besoin ? La Bletterie a juré à son protecteur et à sa protectrice qu’il ne m’avait point eu en vue et qu’il me permettait de ne me pas faire enterrer. Il dit aussi qu’il n’a point songé à Marmontel quand il a parlé de Bélisaire, ni au président Hénault quand il a dit que « la précision des dates est le sublime des historiens sans talents. » J’ai tourné le tout en plaisanterie.

 

          A propos du président Hénault, le marquis de Belestat m’a écrit enfin qu’il était très fâché que j’eusse douté un moment que le portrait de Sha-Abbas et du président fussent de lui ; qu’ils sont très ressemblants ; que tout le monde est de son avis et qu’il n’en démordra pas (2). J’ai envoyé sa lettre à notre ami Marin. On a fait trois éditions de ce petit ouvrage en province, car la province pense depuis quelques années. Il s’est fait un prodigieux changement, par exemple, dans le parlement de Toulouse ; la moitié est devenue philosophe, et les vieilles têtes rongées de la teigne de la barbarie mourront bientôt.

 

          Oui, sans doute, j’ai regretté Damilaville ; il avait l’enthousiasme de saint Paul, et n’en avait ni l’extravagance ni la fourberie : c’était un homme nécessaire.

 

          Oui, oui, l’A, B, C est d’un membre du parlement d’Angleterre, nommé Huet, parent de l’évêque d’Avranches et connu  par de pareils ouvrages. Le traducteur est un avocat nommé La Bastide ; ils sont trois de ce nom-là ; il est difficile qu’ils soient égorgés tous les trois par les assassins du chevalier de La Barre.

 

          Vous n’avez point les bons livres à Paris : le Militaire philosophe, les Doutes, l’Imposture sacerdotale, le Polissonisme dévoilé (3). Il paraît tous les huit jours un livre dans ce goût en Hollande. La Riforma d’Italia, qui n’est pourtant qu’une déclamation, a fait un prodigieux effet en Italie. Nous aurons bientôt de nouveaux cieux et une nouvelle terre j’entends pour les honnêtes gens ; car, pour la canaille, le plus sot ciel et la plus sotte terre est ce qu’il lui faut.

 

          Je prends le ciel et la terre à témoin que je vous aime de tout mon cœur.

 

          Pardieu, vous êtes bien injuste de me reprocher des ménagements pour gens puissants, que je n’ai connus jadis que pour gens aimables à qui j’ai les dernières obligations et qui même m’ont défendu contre les monstres. En quoi puis-je me plaindre d’eux ? est-ce parce qu’ils m’écrivent pour me jurer que La Bletterie jure qu’il n’a pas pensé à moi ? Faudrait-il que je me brûlasse toujours les pattes pour tirer les marrons du feu ? Ce sont les assassins que je ne ménage pas. Voyez comme ils sont fêtés tome I et tome IV du Siècle.

 

 

1 – Son discours prononcé devant Christian VII. (G.A.)

2 – Voyez la lettre du 31 décembre. (G.A.)

3 – Ouvrages de Naigeon, de Guéroult de Pival, et de d’Holbach. Polissonisme  est mis la pour christianisme. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, le 19 de janvier 1769.

 

 

          Vous aimez la raison et la liberté, mon cher et illustre confrère, et on ne peut guère aimer l’une sans l’autre. Eh bien ! voilà un digne philosophe républicain que je vous présente, et qui parlera avec vous philosophie et liberté ; c’est M. Jennings, chambellan du roi de Suède, homme du plus grand mérite et de la plus grande réputation dans sa patrie. Il est digne de vous connaître et par lui-même et par le cas qu’il fait de vos ouvrages, qui ont tant contribué à répandre ces deux sentiments parmi ceux qui sont dignes de les éprouver. Il a d’ailleurs des compliments à vous faire de la part de la reine de Suède et du prince royal, qui protègent dans le nord la philosophie, si mal accueillie par les princes du midi. M. Jennings vous dira combien la raison fait de progrès en Suède sous ces heureux auspices. Les prêtres n’ont garde d’y faire comme le roi et d’offrir aux peuples leur démission ; ils craindraient d’être pris au mot. Adieu, mon cher et illustre confrère ; continuez à combattre, comme vous faites, pro aris et focis. Pour moi, qui ai les mains liées par le despotisme ministériel et sacerdotal, je ne puis que faire comme Moïse, les lever au ciel pendant que vous combattez. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

15 de mars 1769.

 

 

          J’ai vu votre Suédois, mon cher ami ; et quoique je ne reçoive plus personne, je l’ai accueilli comme un homme annoncé par vous méritait de l’être ; c’est un de vos bons disciples. Que le bon dieu nous en donne beaucoup de cette espèce ! La vigne du Seigneur est cultivée partout ; mais nous n’avons encore à Paris que du vin de Suresne.

 

          Vous devez vous consoler actuellement avec M. Turgot, que je crois à Paris ; c’est un homme d’un rare mérite. Quelle différence de lui à un conseiller de grand’chambre ! Il semble qu’il y ait des corps faits pour être les dépositaires de la barbarie et pour combattre le sens commun. Le parlement commença son cercle d’imbécillités en confisquant, sous Louis XI, les premiers livres imprimés qu’on apporta d’Allemagne, en prenant les imprimeurs pour des sorciers : il a gravement condamné l’Encyclopédie et l’inoculation. Un jeune homme (1), qui serait devenu un excellent officier, a été martyrisé pour n’avoir pas ôté son chapeau en temps de pluie, devant une procession de capucins. On doit m’envoyer son portrait ; je le mettrai au chevet de mon lit, à côté de celui des Calas. Comment les hommes se laissent-ils gouverner par de tels monstres ? Du moins je suis loin de la ville qui a vu la Saint-Barthélémy, et qui court au singe de Nicolet et au Siège de Calas (2).

 

          Je suis devenu bien vieux et bien infirme ; mais sachez que mes derniers jours seraient persécutés sans la personne (3) à qui je ne puis reprocher autre chose, sinon de m’avoir assuré que La Bletterie n’avait pas pensé à moi. J’envoie mon Testament (4) à Marin pour vous le donner ; il est dédié à Boileau. Je n’ai pas besoin d’un condicille pour vous dire que je vous aime autant que je vous révère.

 

 

1 – La Barre. (G.A.)

2 – Tragédie de de Belloy. (G.A.)

3 – Choiseul. (G.A.)

4 – L’Epître à Boileau. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

24 de Mai 1769.

 

 

          Il y a longtemps que le vieux solitaire n’a écrit à son grand et très cher philosophe. On lui a mandé que vous vous chargiez d’embellir une nouvelle édition de l’Encyclopédie ; voilà un travail de trois ou quatre ans.

 

……Carpent ea poma nepotes.

 

VIRG., Eg. IX.

 

          Il est bon, mon aimable sage, que vous sachiez qu’un M. de La Bastide, ‘un des enfants perdus  de la philosophie, a fait à Genève le petit livre ci-joint (1), dans lequel il y a une lettre à vous adressée (2), lettre qui n’est pas peut-être un chef-d’œuvre d’éloquence, mais qui est un monument de liberté (3). On débite hardiment ce livre dans Genève, et les prêtres de Ball n’osent parler. Il n’en est pas ainsi des prêtres savoyards. Le petit-fils de mon maçon, devenu évêque d’Annecy, n’a pas, comme vous savez, le mortier liant : c’est un drôle qui joint aux fureurs du fanatisme une friponnerie consommée, avec l’imbécillité d’un théologien né pour faire des cheminées ou pour les ramoner. Il a été porte-Dieu à Paris, décrété de prise de corps ensuite vicaire, puis évêque. Ce scélérat a mis dans sa tête de faire de moi un martyr. Vous savez qu’il écrivit contre moi au roi l’année passée ; mais ce que vous ne savez pas, c’est qu’il écrivit aussi au Pantalon-Rezzonico (4), et qu’il employa en même temps la plume d’un ex-jésuite nommé Nonotte. Il y eut un bref du pape dans lequel je suis très clairement désigné, de sorte que je fus à la fois exposé à une lettre de cachet et à une excommunication majeure ; mais que peut la calomnie contre l’innocence ? la faire brûler quelquefois, me direz-vous ; oui, il y en a des exemples dans notre sainte et raisonnable religion : mais n’ayant pas la vocation du martyre, j’ai pris le parti de m’en tenir au rôle de confesseur, après avoir été fort singulièrement confessé.

 

          Or voyez, je vous prie, ce que c’est que les fraudes pieuses. Je reçois dans mon lit le saint viatique, que m’apporte mon curé devant tous les coqs de ma paroisse ; je déclare, ayant Dieu dans ma bouche, que l’évêque d’Annecy est un calomniateur, et j’en passe acte par devant notaire (5) : voilà mon maçon d’Annecy furieux, désespéré comme un damné, menaçant mon bon curé, mon pieux confesseur, et mon notaire. Que font-ils ? ils s’assemblent secrètement au bout de quinze jours, et ils dressent un acte dans lequel ils assurent par serment qu’ils m’ont entendu faire une profession de foi, non pas celle du Vicaire savoyard, mais celle de tous les curés de Savoie (elle est en effet du style d’un ramoneur). Ils envoient cet acte au maçon sans m’en rien dire et viennent ensuite me conjurer de ne les point désavouer. Ils conviennent qu’ils ont fait un faux serment pour tirer leur épingle du jeu. Je leur remontre qu’ils se damnent, je leur donne pour boire, et ils sont contents.

 

          Cependant ce polisson d’évêque, à qui je n’ai pas donné pour boire, jure toujours comme un diable qu’il me fera brûler dans ce monde-ci et dans l’autre. Je mets tout cela au pied de mon crucifix ; et pour n’être point brûlé, je fais provision d’eau bénite. Il prétend m’accuser juridiquement d’avoir écrit deux livres brûlables, l’un qui est publiquement reconnu en Angleterre pour être de milord Bolingbroke (6) ; l’autre, la Théologie portative (7), que vous connaissez, ouvrage, à mon gré, très plaisant, auquel je n’ai assurément nulle part, ouvrage que je serais très fâché d’avoir fait, et que je voudrais bien avoir été capable de faire.

 

          Quoique cet énergumène soit Savoyard, et moi Français, cependant il peut me nuire beaucoup, et je ne puis que le rendre odieux et ridicule : ce n’est pas jouer à un jeu égal. Toutefois j’espère que je ne perdrai pas la partie ; car heureusement nous sommes au dix-huitième siècle, et le maroufle croit être au quatorzième. Vous avez encore à Paris des gens de ce temps-là ; c’est sur quoi nous gémissons. Il est dur d’être borné aux gémissements ; mais il faut au moins qu’ils se fassent entendre, et que les bœufs-tigres frémissent (8). On ne peut élever trop haut sa voix en faveur de l’innocence opprimée.

 

          On dit que nous aurons bientôt des choses très curieuses qui pourront faire beaucoup de bien (9) et auxquelles il faudra que tous les gens de lettres s’intéressent ; j’entends les gens de lettres qui méritent ce nom. Vous qui êtes à leur tête, mon cher ami, priez Dieu que le diable soit écrasé, et mettez, autant que la prudence le permet, votre puissante main à ce très saint œuvre. Je vous embrasse bien tendrement, et je ne me console point de finir ma vie sans vous revoir.

 

 

1 – Réflexions philosophiques sur la marche de nos idées.(G.A.)

2 – Lettre d’un avocat génévois à M. d’Alembert. (G.A.)

3 – Elle est d’un avocat nommé Mallet. Cela va faire un beau bruit dans le tripot de Genève. (G.A.)

4 – Le pape Clément XIII. (G.A.)

5 – Nous avons donné cet acte et celui des faux témoins dans une note de l’article FANATISME, du Dictionnaire philosophique. (G.A.)

6 – L’Examen important. (G.A.)

7 – Ouvrage de d’Holbach. (G.A.)

8 – Les parlementaires. (G.A.)

9 – Voltaire annonce ici sous voile le coup d’Etat Maupeou, dont il était prévenu. Il lançait en ce moment même, pour le préparer, son Histoire du Parlement. (G.A.)

 

 

 

 

 

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