CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 7
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte de Voronzof.
A Ferney, 26 Février 1769.
Monsieur, votre lettre du 19 de décembre m’a été rendue par M. le prince de Kolouski. Ce n’a pas été la moindre de mes consolations dans mes maladies qui me rendent presque aveugle. Toutes les bontés dont votre inimitable impératrice m’honore, et ce qu’elle fait pour la véritable gloire, me font souhaiter de vivre. Heureux ceux qui verront longtemps son beau règne ! La voilà, comme Pierre-le-Grand, arrêtée quelque temps dans sa législation par des Turcs, qui sont les ennemis des lois comme des beaux-arts.
Il n’y avait rien de si admirable, à mon gré, que ce qu’elle faisait en Pologne. Après y avoir fait un roi et un très bon roi, elle y établissait la tolérance, elle y rendait aux hommes leurs droits naturels ; et voilà de vilains Turcs, excités je ne sais par qui (apparemment par leur Alcoran et par messieurs de l’Evangile), qui viennent déranger toutes mes espérances de voir la Pologne délivrée du tribunal du nonce du pape. Le nom d’Alla et de Jehova soit béni ? mais les Turcs font là une méchante action.
Eh bien ! monsieur, si vous aviez été ministre à Constantinople, au lieu de l’être à La Haye, vous auriez donc été fourré aux Sept-Tours par des capigibachi ? Je voudrais bien savoir quel plaisir prennent les puissances chrétiennes à recevoir tous les jours des nasardes sur le nez de leurs ambassadeurs, dans le divan de Stamboul. Est-ce qu’on ne renverra jamais ces barbares au-delà du Bosphore ? Je n’aime pas l’esclavage, il s’en faut beaucoup ; mais je ne serais pas fâché de voir des mains turques un peu enchaînées cultiver vos vastes plaines de Casan, et manœuvrer sur le lac Ladoga.
Tous les souverains sont des images de la Divinité : on le leur dit tant dans les dédicaces des livres et dans les sermons qu’on prêche devant eux, qu’il faut bien qu’il en soit quelque chose ; mais il me semble que Moustapha ressemble à Dieu comme le bœuf Apis ressemblait à Jupiter. Les Turcs n’ont que ce qu’ils méritent en étant gouvernés par un si sot homme ; mais cet homme, tout sot qu’il est, fera couler des torrents de sang. Puisse-t-il y être noyé !
Ou je me trompe, ou voilà un beau moment pour la gloire de votre empire. Vos troupes ont vaincu les Prussiens, qui ont vaincu les Autrichiens, qui ont vaincu les Turcs. Vous avez des généraux habiles, et l’imbécile Moustapha prend le premier imbécile de son sérail pour être son grand-vizir. Ce grand-vizir donne des corps à commander à ses pousses ; si ces gens-là vous résistent, je serai bien étonné.
Je ne le suis pas moins que la plupart des princes chrétiens entendent si mal leurs intérêts. Ce serait un beau moment à saisir par l’empereur d’Allemagne ; et pourquoi les Vénitiens ne profiteraient-ils pas du succès de vos armes pour reprendre la Grèce, dont je les ai vus en possession dans ma jeunesse (1) ? Mais, pour de telles entreprises, il faut de l’argent, des flottes, de l’adresse, de la célérité, et tout cela manque quelquefois. Enfin, j’espère que vous vous défendrez bien sans le secours de personne.
Je vois, avec autant de plaisir que de surprise, que cette secousse ne trouble point l’âme de ce grand homme qu’on appelle Catherine. Elle daigne m’écrire des lettres charmantes, comme si elle n’avait pas autre chose à faire. Elle cultive les beaux-arts, dont les Ottomans n’ont pas seulement entendu parler, et elle fait marcher ses armées avec le même sang-froid qu’elle s’est fait inoculer. Si elle n’est pas pleinement victorieuse, la Providence aura grand tort. Je veux que vous soyez grand-effendi dans Stamboul avant qu’il soit deux ans.
Agréez, monsieur, les sincères assurances du tendre respect que vous a voué pour sa vie, etc.
1 – Ils avaient perdu la Morée dans la guerre de 1715. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 27 Février 1769.
Vous avez plus d’une affaire, monseigneur, et moi je n’en ai presque qu’une seule, c’est d’employer mes derniers jours à vous aimer dans ma retraite entourée de neiges. Je ne vous le dis pas souvent ; mais aussi vous ne me répondez jamais. J’avais cru ne pas déplaire tout à fait dans l’Histoire du grand Siècle de Louis XIV. Le libraire a fait bien des fautes ; mais il n’en a point fait sur la bataille de Fontenoy, sur Gênes, sur Port-Mahon. Il me paraît que vous êtes endurci aux éloges, et que vous ne sentez plus rien : cependant on dit que vous êtes encore dans la force de l’âge. Pour moi, qui ai environ trois ans plus que vous, je suis dans la plus pitoyable décrépitude ; et tandis que vous courez lestement de Bordeaux à Paris, à Fontainebleau, à Versailles, j’ai passé une année entière sans sortir un moment de ma chambre. C’est de mon lit, ou plutôt de ma bière, que j’élève ma voix rauque jusqu’à vous. Ma lettre est un petit De profundis. On dit le président Hénault tombé en enfance : pour moi, je suis tombé en poussière. Je n’exige pas que vous réchauffiez ma cendre par quelqu’une de vos agréables lettres : je sais assez qu’un premier gentilhomme d’année, gouverneur de province, n’a pas beaucoup de temps à lui ; mais je demande que vous lisiez au moins avec bonté le De profundis d’un serviteur d’environ cinquante années.
Si j’osais me ressouvenir encore du théâtre qui est sous vos lois, et que j’ai tant aimé, je vous demanderais votre protection pour la tragédie, qui s’en va, dit-on, à tous les diables, comme bien d’autres choses ; mais je ne suis plus de ce monde ; et il ne me reste de vie que pour vous assurer, avec le plus tendre respect, que je mourrai en révérant et en aimant le doyen de notre Académie, et l’homme qui fait le plus d’honneur à la France.
à M. le comte d’Argental.
27 Février 1769.
Mon divin ange, j’aurais voulu vous écrire plus tôt, mais les neiges m’ont englouti ; j’ai été extrêmement malade. Si le président Hénault est tombé en enfance, ma jeunesse se passe, et je tomberai bientôt dans le néant. Molé paraît me condamner à y entrer. Vous, qui êtes beaucoup plus jeune que moi, et dont l’âme tranquille et ferme gouverne un corps plus robuste, vous vous tirerez de là bien mieux que moi, et vous prendrez votre temps pour me rendre la vie. Je me mets entièrement entre vos mains.
Je crois qu’il est fort à désirer que la chose dont il est question puisse avoir son plein effet. Tout ce qui peut tendre à établir la tolérance chez les hommes dot être protégé bien fortement par vous (1).
Ce n’est que sur les lettres réitérées de Toulouse que j’y envoie les Sirven ; ce n’est que parce qu’on me mande qu’une grande partie du parlement, qui n’était qu’un séminaire de pédants ignorants, est devenue une académie de philosophes. Il faut partout laisser pourrir la grand’chambre, mais partout les enquêtes se forment. Marc-Michel Rey n’a pas nui à ce prodigieux changement. Il ne s’agissait pas de faire une révolution dans les Etats, comme du temps de Luther et de Calvin, mais d’en faire une dans l’esprit de ceux qui sont faits pour gouverner. Cet ouvrage est bien avancé d’un bout de l’Europe à l’autre, et l’Italie même, le centre de la superstition, secoue fortement la poussière dans laquelle elle a été ensevelie. Je bénis donc Dieu dans mes derniers jours, et je me recommande, dans ma misère, à mes anges gardiens, dans la grâce desquels je veux mourir.
1 – Il s’agit ici de la représentation des Guèbres, tragédie. (K.)
à Madame la marquise de Florian.
1er Mars 1769.
Ma chère nièce, j’ai été bien charmé de voir de votre écriture ; car vous savez que j’aime votre style, et surtout votre souvenir. L’idée de n’être point oublié de vous me console dans ma solitude. Il y a aujourd’hui un an que je ne suis sorti de ma chambre et de mon jardin qu’une seule fois. Vous me paraissez avoir pour Paris autant d’aversion qu’il m’inspire d’indifférence. Paris est fort bon pour ceux qui ont beaucoup d’ambition, de grandes passions, et prodigieusement d’argent, avec des goûts toujours renaissants à satisfaire. Quand on ne veut être que tranquille, on fait fort bien de renoncer à ce grand tourbillon. Paris a toujours été à peu près ce qu’il est, le centre du luxe et de la misère : c’est un grand jeu de pharaon, où ceux qui taillent emboursent l’argent des pontes. Mais vous trouveriez Paris le pays de la félicité, si vous aviez vu comme moi le temps du système (1), où il était défendu, comme un crime d’Etat, d’avoir chez soi pour cent cents francs d’argent. Vous n’étiez pas née lorsqu’on augmenta de cent francs la pension que l’on payait pour moi au collège, et que moyennant cette augmentation, j’eus du pain bis pendant toute l’année 1709. Les Parisiens sont aujourd’hui des sybarites, et crient qu’ils sont couchés sur des noyaux de pêche, parce que leur lit de roses n’est pas assez bien fait. Laissez-les crier, et allez dormir en paix dans votre château d’Hornoy.
Je m’affaiblis tous les jours, ma chère nièce ; je n’ai pas longtemps à vivre, et bientôt je vous dirai bonsoir. Si, en attendant, vous voulez vous amuser à Hornoy de quelques nouveautés, vous n’avez qu’à faire un marché avec la fermière générale qui se charge de vos paquets ; on lui donnera la permission de les lire, pourvu qu’elle vous les envie bien honnêtement. Je vous embrasse, vous et M. de Florian, de tout mon cœur.
1 – De Lass. (G.A.)
à M. le comte de Wargemont.
1er Mars 1769 (1).
Une maladie épidémique a régné si longtemps dans mon pays barbare, celui (2) qui écrit d’ordinaire pour moi a été si longtemps malade et moi aussi, j’ai été enfin dans un état si triste que je ne sais plus si j’ai répondu à la lettre dont vous m’honorâtes, il y a environ un mois. Si je ne me suis pas acquitté de ce devoir, je vous en demande pardon, quoique je n’aie pas tort. Si je l’ai rempli, cette lettre-ci ne sera qu’un duplicata de mes sentiments pour vous et de ma reconnaissance.
J’ai trouvé toute ma façon de penser et de voir les choses dans ce que vous avez eu la bonté de m’écrire. Cela m’a donné une confiance extrême. Voici bientôt le temps où vous partirez pour la Corse. Je vous y souhaite tous les succès que votre valeur et votre prudence méritent.
Il y a quelque apparence que les troubles de Pologne et la guerre des Turcs dureront plus que la petite guerre des Corses. Je ne sais guère que des nouvelles de l’Orient et du Nord. Moustapha s’étant fait apporter des lettres qui n’étaient pas écrites en turc, et qu’on avait interceptées, fit venir ses drogmans pour les traduire. Ces lettres étaient en chiffres ; les interprètes répondirent qu’ils ne pouvaient pas faire leur traduction. Moustapha les menaça de les faire étrangler. Le vizir ayant demandé grâce pour eux, il lui dit qu’il était un fou et qu’il le déposait. Les provisions de la place données au successeur portent que son devancier a été déposé parce qu’il était fou, et que Sa Hautesse ordonnait au présent vizir d’aller sur-le-champ châtier les Russes pour n’avoir pas obéi aux ordres exprès que lui, Moustapha, leur avait donnés de vider sans délai la Podolie. Il faut avouer qu’on ne peut avoir ni plus d’esprit, ni plus de modestie que Moustapha.
Vous savez que l’électeur palatin a envoyé trois mille de ses soldats prendre les eaux à Aix-La-Chapelle. Le pauvre malade n’en sait pas davantage, et sûrement il n’ira point se baigner à Aix-la-Chapelle, cette année.
En quelque état qu’il soit, il vous sera toujours attaché, monsieur, avec les sentiments les plus tendres et les plus respectueux.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Wagnière. (G.A.)
à M. Thieriot.
A Ferney, le 1er Mars 1769.
Il y a non seulement trois grandes années de différence entre vous et moi, mon cher ami ; mais il y a trente ans pour la vigueur, et surtout pour la belle maladie qui vous rendait si fier il y a quelques années, et dont peut-être vous êtes encore honoré. Pour moi, je me sens au bout de ma carrière. Quand on a vécu soixante-quinze ans, on ne doit pas se plaindre ; c’est avoir un lot assez honnête à la loterie de ce monde ; tout le monde ne peut avoir le gros lot comme Fontenelle. Je suis bien étonné même d’être parvenu à mon âge avec tant de faiblesse et tant de maux. J’ai dansé jusqu’à la fin sur le bord de ma tombe.
Si vous n’avez point lu le Lion et le Marseillais, si vous ne connaissez pas les Trois Empereurs, je pourrai vous envoyer ces rogatons, qui pourront amuser votre royal correspondant, à qui je n’écris plus depuis près d’une année.
Vous ignorez sans doute que le Rezzonico avait, avant sa mort, rendu à l’Eglise le service important de canoniser un capucin nommé Cucufin, dont on a changé le nom en celui de Séraphin ; c’est un monument de bêtise qui mérite d’entrer dans vos nouvelles. On imprime, je crois, à présent l’histoire de cette canonisation ; elle est exacte et curieuse. Les capucins ont fait en Europe, à cette fête, une dépense qui va à plus de quatre cent mille écus. Vous savez que les capucins sont comme les rois, ils font payer leurs fêtes au peuple.
N’avez-vous jamais déterré une lettre qui a couru, et qui court encore sur la mort de l’ivrogne Pierre III ? Si vous en aviez un précis, je vous prierais de me le communiquer. Ce n’est pas que je croie à ces anecdotes, mais il faut qu’un homme qui écrit l’histoire lise tout.
Avez-vous les Moyens de réformer l’Italie, ouvrage italien ? Vous pourriez m’envoyer ce livre avec celui de milord Grenville par les guimbardes de Lyon, à mon adresse à Ferney. Je n’ai pu vous répondre plus tôt, parce que j’ai été très malade au milieu de mes neiges.