CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 35
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à M. le comte d’Argental.
21 Décembre 1768.
Mais mon cher ange, l’empereur dit à la dernière scène (1) précisément ce que vous voulez qu’on dise dans votre lettre du 15 mais cela est annoncé dès la première scène dans les dernières additions ; mais le troisième acte finit par la prière la plus touchante et la plus orthodoxe ; mais il n’y a plus le moindre prétexte à l’allégorie. Oubliez-moi ; que Marin m’oublie ; mettez-vous bien tous deux Latouche dans la tête, et vous verrez qu’il n’y a pas la moindre ombre de difficulté à la chose. Me trompé-je ? ai-je un bandeau sur les yeux ? Mahomet et le Tartufe n’étaient-ils pas cent fois plus hardis ? Quel est l’homme dans le parterre et dans les loges qui ne soit pas de l’avis de l’auteur, et qui ne le bénisse ? quel est dans la capitale des Welches le porte-Dieu ou le gobe-Dieu qui ose dire : C’est moi qu’on a voulu désigner par les prêtres de Pluton ? quel rapport peut-on jamais trouver entre les juges d’Apamée et les chanoines de Notre-Dame ? Vous avez toujours l’auteur sur le bout du nez, et vous croyez l’ouvrage hardi parce que cet auteur a une fort méchante réputation.
Mais, au nom de Dieu, ne pensez qu’à Latouche ; il vous a écrit un petit mot, en vous envoyant les trois premiers actes retouchés, sous l’enveloppe de M. le duc de Praslin. Vous trouverez sa lettre dans le paquet. Ma foi, ces trois actes raccommodent tout, et les deux anges doivent être très édifiés.
Je suis très fâché que votre fromage de Parmesan ne puisse être arrondi par Castro et Ronciglione. Je m’imaginais que l’aîné laisserait ces rognures à son cadet, d’autant plus qu’elles sont extrêmement à sa bienséance.
Je suis encore plus fâché que ce Tanucci (2) soit une poule mouillée. Que peut-il craindre ? est-ce qu’il n’entend pas les cris de l’Europe ? est-ce qu’il ne sait pas que cent millions de voix s’élèveront en sa faveur ?
Avez-vous vu la Riforma d’Italia, mes divins anges ? Les livres français sont tous circonspects et honnêtes en comparaison. Quand l’auteur parle des moines, il ne les appelle jamais que canailles. Enfin tous les yeux sont éclairés, toutes les langues déliées, toutes les plumes taillées en faveur de la raison.
Damilaville était le plus intrépide soutien de cette raison persécutée ; c’était une âme d’airain, et aussi tendre que ferme pour ses amis. J’ai fait une cruelle perte, et je la sens jusqu’au fond de mon cœur. Faut-il qu’un tel homme périsse et que Fréron vive !
Vivez longtemps, mon cher ange. Vous devez, s’il m’en souvient, n’avoir que soixante-sept ans ; j’étais bien votre aîné, et je le suis encore. Je vous aimerai jusqu’à ce que ma drôle de vie finisse.
Cependant que penseriez-vous si, au premier acte, Iradan parlait ainsi à ces coquins de prêtres :
Nous sommes ses soldats, j’obéis à mon maître ;
Il peut tout.
LE GRAND-PRÊTRE.
Oui, sur vous.
IRADAN.
Sur vous aussi peut-être.
Les pontifes divins, des peuples respectés,
Condamnent tous l’orgueil, et plus, les cruautés.
Jamais le sang humain ne coula dans leurs temples
Ils font des vœux pour nous, imitez leurs exemples.
Tant qu’en ces lieux surtout je pourrai commander,
N’espérez pas me nuire et me déposséder
Des droits que Rome attache aux tribuns militaires.
Sc. III.
Que peut-on dire de plus honnête et même de plus fort en faveur des prêtres ? cela ne prévient-il pas toutes les allusions ? et, s’il faut qu’on en fasse, ces allusions ne sont-elles pas alors favorables ?
Ces quatre vers ajoutés ne s’accordent-ils pas parfaitement avec les additions déjà faites dans la première édition ? n’êtes-vous pas parfaitement content ?
Toute cette affaire-ci ne sera-t-elle pas extrêmement plaisante ? Ma foi, ce Latouche était un bon garçon. Voici le papier tout musqué pour le premier acte ; il n’y aura qu’à l’ajuster avec quatre petits pains.
1 – Dans les Guèbres. (G.A.)
2 – Ministre du roi de Naples. (G.A.)
à M. le comte de Milly.
A Ferney, 21 Décembre 1768.
J’ai été malade deux mois entiers, monsieur ; on m’a cru mort ; il s’en faut peu que je ne le sois. C’est ce qui fait que je ne vous ai point répondu. J’ai soixante-quinze ans : il y en a environ vingt-cinq que je n’ai vu M le duc de N***. Je n’ai aucune relation avec lui, encore moins avec le ministre : vous avez le droit de demander de l’emploi. Vous êtes à portée de mettre M le duc de N*** dans vos intérêts, étant dans sa ville. Que peut un homme mort au monde, et enterré sous les montagnes des Alpes ? J’ai l’honneur d’être, avec tous les regrets possibles de n’être qu’un mort inutile, etc.
à M. Dupuits.
23 Décembre 1768.
En vous remerciant, mon cher capitaine, de m’avoir envoyé copie de la jolie lettre de cette dame que madame du Deffant appelle sa petite mère (1). Je dirais volontiers à madame du Deffand :
Il se peut bien qu’elle soit votre mère ;
Elle eut un fils assez connu de tous :
Méchant enfant, aveugle comme vous,
Dont vous aviez (soit dit sans vous déplaire)
Et la malice et les attraits si doux,
Quand vous étiez dans l’âge heureux de plaire.
Quoi qu’il en soit, je sais que la petite mère et la petite-fille sont la meilleure compagnie de l’Europe.
Cette dame prétend qu’elle a volé le Siècle de Louis XIV ; elle ne sait donc pas que c’était son bien : j’avais d’abord imaginé que M. le duc de Choiseul pourrait avoir la bonté d’en faire présenter un exemplaire à quelqu’un qui n’a pas le temps de lire (2). Mais j’envoyai ce même exemplaire pour être donné à celle qui daigne lire, et il y avait même quatre petits versiculets (3) qui ne valent pas grand’chose. Cela sera perdu dans l’énorme quantité de paperasses qu’on reçoit à chaque poste. La perte n’est pas grande.
Il est vrai que je lui ai envoyé le Marseillais de Saint-Didier, et que je n’ai pas osé risquer les Trois Empereurs en Sorbonne, de l’abbé Caille, à cause des notes.
Dieu me garde d’avoir la moindre part à l’A B C ! C’est un ouvrage anglais, traduit et imprimé en 1762. Rien n’est plus hardi, et peut-être plus dangereux dans votre pays. C’est un cadran qui n’est fait que pour le méridien de Londres. On m’a fait étranger, et puis on me reproche de penser comme un étranger ; cela n’est pas juste.
On m’a su mauvais gré, par exemple, d’avoir dit des fadeurs à Catherine. Je crois qu’on a eu très grand tort. Catherine avait fourni cinq mille livres pour le Corneille de madame votre femme. Catherine m’accablait de bontés, m’écrivait des lettres charmantes : il faut un peu de reconnaissance ; les muses n’ont rien à démêler avec la politique. Tout cela m’effarouche. Cependant, si on le veut, si on l’ordonne, s’il n’y a nul risque, je chercherai un A B C, et j’en ferai tenir un à la personne du monde qui fait le meilleur usage des vingt-quatre lettres de l’alphabet quand elle parle et quand elle écrit.
Pour la Bletterie, il est très certain qu’il a voulu me désigner en deux endroits, et qu’il a désigné cruellement Marmontel dans le temps qu’il était persécuté par l’archevêque et par la Sorbonne. Il a attaqué Linguet ; il a insulté de même le président Hénault (page 235, t. II) : « En revanche, fixer l’époque des plus petits faits avec exactitude, c’est le sublime de plusieurs prétendus historiens modernes. Cela leur tient lieu de génie et des talents historiques. »
Peut-on appliquer un soufflet plus fort sur la joue du président ? Et puis comment trouvez-vous les talents historiques ? Ne reconnaissez-vous pas à tous ces traits un janséniste de l’université gonflé d’orgueil, pétri d’âcreté, et qui frappe à droite et à gauche ?
Je ne savais point du tout qu’il eût surpris la protection de madame la duchesse de Choiseul. Quelqu’un a dit de moi que je n’avais jamais attaqué personne, mais que je n’avais pardonné à personne. Cependant je pardonne à La Bletterie, puisqu’il est protégé par l’esprit et par les grâces ; j’ai même proposé un accord. La Bletterie veut qu’on m’enterre, parce que j’ai soixante-quinze ans ; rien ne paraît plus plausible au premier aspect : je demande qu’il me permette seulement de vivre encore deux ans. C’est beaucoup, dira-t-il ; mais je voudrais bien savoir quel âge il a, et pourquoi il veut que je passe le premier.
Mon cher capitaine, vous qui êtes jeune, riez des barbons qui font des façons à la porte du néant. Je vous embrasse vous et votre petite femme.
1 – Madame de Choiseul. (G.A.)
2 – Louis XV. (G.A.)
3 – On n’a pas ce quatrain. (G.A.)
à M. L.C.
23 Décembre 1768.
Si vous voulez, monsieur, vous appliquer sérieusement à l’étude de la nature, permettez-moi de vous dire qu’il faut commencer par ne faire aucun système. Il faut se conduire comme les Boyle, les Galilée, les Newton ; examiner, peser, calculer, et mesurer, mais jamais deviner.
Newton n’a jamais fait de système ; il a vu, il a fait voir, mais il n’a pas mis ses imaginations à la place de la vérité. Ce que nos yeux et les mathématiques nous démontrent, il faut le tenir pour vrai ; dans tout le reste, il n’y a qu’à dire j’ignore.
Il est incontestable que les marées suivent exactement le cours du soleil et de la lune ; il est mathématiquement démontré que ces deux astres pèsent sur notre globe, et en quelle proportion ils pèsent. De là Newton a non seulement calculé l’action du soleil et de la lune sur les marées de l’Océan, mais encore l’action de la terre et du soleil sur les eaux de la lune (supposé qu’il y ait des eaux). Il est étrange, à la vérité, qu’un homme ait pu faire de telles découvertes ; mais cet homme s’est servi du flambeau des mathématiques, le seul flambeau qui éclaire.
Gardez-vous donc bien, monsieur, de vous laisser séduire par l’imagination ; il faut la renvoyer à la poésie, et la bannir de la physique. Imaginer un feu central pour expliquer le flux de la mer, c’est comme si on résolvait un problème par un madrigal.
Qu’il y ait du feu dans tous les corps, c’est une vérité dont il n’est pas permis de douter ; il y en a dans la glace même, et l’expérience le démontre : mais qu’il y ait une fournaise précisément dans le centre de la terre, c’est une chose que personne ne peut savoir, qui n’est nullement probable, et que par conséquent on ne peut admettre en physique.
Quand même ce feu existerait, il ne rendrait raison ni des grandes marées des équinoxes et des solstices, ni de celles des pleines lunes, ni pourquoi les mers qui ne communiquent point à l’Océan n’ont aucune marée, ni pourquoi les marées retardent avec la lune, etc. Donc il n’y aurait pas la moindre raison d’admettre ce prétendu foyer pour cause du gonflement des eaux.
Vous demandez, monsieur, ce que deviennent les eaux des fleuves portées à la mer. Ignorez-vous qu’on a calculé combien l’action du soleil, à un degré de chaleur donné, en un temps donné, enlève d’eau, pour la résoudre ensuite en pluie par le secours des vents ?
Vous dites, monsieur, que vous trouvez très mal imaginé ce que plusieurs auteurs avancent, que les neiges et les pluies suffisent à la formation des rivières. Comptez que cela n’est ni bien ni mal imaginé, mais que c’est une vérité reconnue par le calcul. Vous pouvez consulter sur cela Mariotte et les Transactions d’Angleterre (1).
En un mot, monsieur, s’il m’est permis de répondre à l’honneur de votre lettre par des conseils, lisez les bons auteurs, qui n’ont que l’expérience et le calcul pour guides, et ne regardez tout le reste que comme des romans indignes d’occuper un homme qui veut s’instruire. Je suis, etc.
1 – Philosophical transactions, collection in-4°. (G.A.)