CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 34
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à M. Hennin.
7 Décembre 1768.
M. Hennin est supplié de vouloir bien se souvenir de l’agréable promesse qu’il a faite de prêter la réfutation du système mis en lumière par le Solon de l’empire russe (1). On le lui rendra avec la plus grande fidélité du monde. Il ne tient qu’à lui de le donner au porteur, ou de l’envoyer chez M. Souchay.
1 – Il s’agit sans doute d’une réfutation de l’Instruction de Catherine relative au nouveau code. (G.A.)
à M. de Chabanon.
7 Décembre 1768 (1).
Je présente mes tendres respects à Eudoxie, et j’embrasse de tout mon cœur M. son père ; mais je le gronde très vivement d’avoir imaginé que j’aie pu l’oublier à propos d’un Siècle. Je vivrais des siècles que je ne l’oublierais pas.
Le Siècle de Louis XIV fut envoyé à Genève, il y a huit jours, pour être mis à la diligence de Lyon. Il se trouve que cette diligence ne va plus à Genève, mais à Versoix. Le paquet a été remis à Versoix. Le paquet arrivera quand il plaira à Dieu et au directeur des coches.
On ne trouve plus de Princesse de Babylone. J’ai encore une ou deux Guerre de Genève ; cela pourrait s’envoyer par la poste, pourvu que vous ayez une adresse sûre.
Le Siècle me chicane ; il y a des gens qui n’aiment pas la vérité, quoique mesurée et circonspecte. Ce qui a été permis aux gazetiers ne l’est plus aux historiens. Cela est aussi fou qu’injuste.
On dit qu’il y a du remue-ménage à quatre lieues de Paris (2) ; si la chose est vraie, j’en suis très affligé.
Je n’ai plus qu’un souffle de vie, mais il est à vous.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – A Versailles, à l’occasion des remontrances du parlement sur les édits d’impôt. (A. François.)
à M. Maigrot.
Ferney, 12 Décembre (1).
Je vous demande pardon, monsieur, pour la chambre syndicale de Lyon, qui est plus vêtillarde que celle de Paris, et qui a retenu, pendant près de deux mois, deux ballots du Siècle de Louis XIV, dans l’idée que l’éloge de ce siècle des grands talents était une satire maligne de celui-ci. J’espère que, malgré cette louable délicatesse, vous recevrez à la fin votre exemplaire.
Vous trouverez, à l’article du Quiétisme, combien on a profité de vos bontés.
Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien présenter à M. le duc de Bouillon les assurances de mon respect et du vif intérêt que je prends à sa santé et à sa conservation. Agréez mes remerciements et tous les sentiments avec lesquels, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
12 Décembre 1768.
Madame, les imaginations ne dorment point ; et, quand même elles prendraient, en se couchant, une dose des oraisons funèbres de l’évêque du Puy et de l’évêque de Troye (1), le diable les bercerait toujours. Quand la marâtre nature nous prive de la vue, elle peint les objets avec plus de force dans le cerveau ; c’est ce que la coquine me fait éprouver.
Je suis votre confrère des Quinze-Vingts, dès que la neige est sur mon horizon de quatre-vingts lieues de tour ; le diable alors me berce beaucoup plus que dans les autres saisons. Je n’ai trouvé à cela d’autre exorcisme que celui de boire : je bois beaucoup, c’est-à-dire semi-setier à chaque repas, et je vous conseille d’en faire autant ; il faut que ce soit d’excellent vin ; personne, de mon temps, n’en avait de bon à Paris.
L’aventure du président Hénault est assurément bien singulière. On s’est moqué de moi avec des Beloste et des Belestat, grands noms que vous connaissez. Je ne veux ni rien croire, ni même chercher à croire.
L’abbé Boudot a eu la bonté de fureter dans la Bibliothèque du roi. Il en résulte qu’il est très vrai qu’aux premiers états de Blois, dont vous ne vous souvenez guère, on donna trois fois au parlement le titre d’états-généraux au petit pied (2). Je ne pense point du tout que les parlements représentent les états-généraux, sur quelque pied que ce puisse être ; et quand même j’aurais acheté une charge de conseiller au parlement pour quarante mille francs, je ne me croirais point du tout partie des états-généraux de France.
Mais je ne veux point entrer dans cette discussion, et m’aller brouiller avec tous les parlements du royaume, à moins que le roi ne me donne quatre ou cinq régiments à mes ordres. De toutes les facéties qui sont venues troubler mon repos dans ma retraite, celle-ci est la plus extraordinaire.
L’A B C est un ancien ouvrage traduit de l’anglais, imprimé en 1762 (3). Cela est fier, profond, et hardi ; cette lecture demande de l’attention. Il n’y a point de ministre, point d’évêque en deçà de la mer, à qui cet A B C puisse plaire cela est insolent, vous dis-je, pour des têtes françaises. Si vous voulez le lire vous qui avez une tête de tout pays, j’en chercherai un exemplaire, et je vous l’enverrai mais l’ouvrage a un pouce d’épaisseur. Si votre grand’maman a ses ports francs, comme son mari, je le lui adresserai pour vous.
Il faut que je vous conte ce qu’on ne sait pas à Paris. Le singe de Nicolet, qui demeure à Rome, s’est avisé de canoniser, non seulement madame de Chantal, à qui saint François de Sales avait fait deux enfants, mais il a encore canonisé un frère capucin, nommé frère Cucufin (4) d’Ascoli. J’ai vu le procès-verbal de sa canonisation ; il y est dit qu’il se plaisait fort à se faire donner des coups de pied dans le cul par humilité, et qu’il répandait exprès des œufs frais et de la bouillie sur sa barbe, afin que les profanes se moquassent de lui, et qu’il offrait à Dieu leurs railleries. Raillerie à part, il faut que Rezzonico soit un grand imbécile ; il ne sait pas encore que l’Europe entière rit de Rome comme de frère Cucufin.
Je sais pourtant qu’il y a encore des Hottentots, même à Paris ; mais, dans dix ans, il n’y en aura plus : croyez-moi sur ma parole.
Quoi qu’il en soit, madame buvez et dormez ; amusez-vous le moins mal que vous le pourrez ; supportez la vie, ne craignez point la mort que Cicéron appelle la fin de toutes les douleurs. Cicéron était un homme de fort bon sens. Je déteste les poules mouillées et les âmes faibles. Il est trop honteux d’asservir son âme à la démence et à la bêtise de gens dont on n’aurait pas voulu pour ses palefreniers. Souvenons-nous des vers de l’abbé de Chaulieu :
Plus j’approche du terme et moins je le redoute.
Sur des principes sûrs mon esprit affermi,
Content, persuadé, ne connaît plus de doute :
Des suites de ma fin je n’ai jamais frémi (5).
Adieu, madame ; je baise vos mains avec mes lèvres plates, et je vous serai attaché jusqu’au dernier moment.
1 – J.G. Le Franc de Pompignan et Poncet de La Rivière. (G.A.)
2 – Voyez la lettre au marquis de Belestat du 5 janvier, note. (G.A.)
3 – Voltaire y avait mis cette date. (G.A.)
4 – Voyez, aux FACÉTIES, la Canonisation de saint Cucufin. (G.A.)
5 – Chaulieu dit :
Je ne suis libertin ni dévot à demi. (G.A.)
à M. Bordes.
17 Décembre 1768 (1).
Que dites-vous de Catherine, qui se fait inoculer sans que personne en sache rien, et qui va se mettre à la tête de son armée ? Je souhaite passionnément qu’elle détrône Moustapha. Je voudrais avoir assez de force pour l’aller trouver à Constantinople ; mais je suis plus près d’aller trouver Pierre III, quoique je ne sois pas si ivrogne que lui.
Avez-vous lu la Riforma d’Italia ? il n’y a guère d’ouvrage plus fort et plus hardi ; il fait trembler tous les prêtres, et inspire du courage aux laïques. L’idole de Sérapis tombe en pièces ; on ne verra que des rats et des araignées dans le creux de sa tête. Il se peut très bien faire que les Italiens nous devancent ; car vous savez que les Welches arrivent toujours les derniers en tout, excepté en falbalas et en pompons.
Je n’ai point entendu parler des prétendues faveurs (2) du parlement de Paris. J’ai un neveu actuellement conseiller à la Tournelle, qui ne m’aurait pas laissé ignorer tant de bontés. On ne fait pas toujours tout ce qu’on serait capable de faire. Portez-vous bien, mon cher vrai philosophe, et cultivez tout doucement la vigne du Seigneur.
1 – On avait jusqu’alors cousu à cette lettre le billet du 18 novembre et celui du 29. (G.A.)
2 – S’agit-il d’un ouvrage philosophique que le parlement épargnait ? (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
19 Décembre 1768.
Mon cher ange, les mânes de Latouche se recommandent à votre bonté et habile et courageuse. Je me trompe fort, ou il ne reste plus aucun prétexte à l’allégorie. La fin du troisième acte pouvait en fournir ; on l’a entièrement retranchée. Ces prêtres mêmes étaient trop odieux, et n’attiraient que de l’indignation lorsqu’il fallait inspirer de l’attendrissement. C’était à la jeune Guèbre à rester sur le théâtre, et non à ces vilains prêtres qu’on déteste. Elle tire des larmes ; elle est orthodoxe dans toutes les religions ; son monologue est un des moins mauvais qu’ait jamais faits Latouche. Les prêtres ne paraissent plus dans les trois derniers actes ; et leur rôle infâme étant fort adouci dans les deux premiers, il me paraît qu’un inquisiteur même ne pourrait s’élever contre la pièce.
Voici donc les trois premiers actes, dans lesquels vous trouverez beaucoup de changements. Les deux derniers étant sans prêtres, il n’y a plus rien à changer que le titre de la tragédie. Latouche l’avait intitulée les Guèbres ; cela seul pourrait donner des soupçons. Ce titre de Guèbres rappellerait celui des Scythes, et présenterait d’ailleurs une idée de religion qu’il faut absolument écarter. Je l’appelle donc les Deux Frères. On pourra l’annoncer sous ce nom, après quoi on lui en donnera un plus convenable.
Lekain peut donc la lire hardiment à la Comédie. Il ne s’agit plus que d’anéantir dans la tête de Marin le préjugé qui pourrait encore lui donner de la timidité : c’est un coup de partie, mon cher ange ; il faut ressusciter le théâtre, qui faisait seul la gloire des Welches. Je vous avouerai de plus que ce serait une occasion de faire certaines démarches (1) que sans cela je n’aurais jamais faites. Je n’ai plus que deux passions, celle de faire jouer les Deux Frères, et celle de revoir les deux anges.
J’ai encore une demi-passion, c’est que l’opéra (2) de M. de La Borde soit donné pour la fête du mariage du dauphin.
La musique est certainement fort agréable. Je doute que M. le duc de Duras puisse trouver rien de mieux. Dites-moi si vous voulez lui en parler, et si vous voulez que je lui en écrive. Sub umbra larum tuarum.
1 – Pour avoir la permission de revenir à Paris. (G.A.)
2 – Pandore. (G.A.)
à M. le marquis de Villevieille.
20 Décembre 1768.
Non, mon cher marquis, non, les Socrates modernes ne boiront point la ciguë. Le Socrate d’Athènes était, entre nous, un homme très imprudent, un ergoteur impitoyable, qui s’était fait mille ennemis, et qui brava ses juges très mal à propos.
Nos philosophes aujourd’hui sont plus adroits, ils n’ont point la sotte et dangereuse vanité de mettre leurs noms à leurs ouvrages ; ce sont des mains invisibles qui percent le fanatisme d’un bout de l’Europe à l’autre avec les flèches de la vérité. Damilaville vient de mourir ; il était l’auteur du Christianisme dévoilé (1), et de beaucoup d’autres écrits. On ne l’a jamais su ; ses amis lui ont gardé le secret tant qu’il a vécu, avec une fidélité digne de la philosophie. Personne ne sait encore qui est l’auteur du livre donné sous le nom de Fréret (2). On a imprimé en Hollande, depuis deux ans, plus de soixante volumes contre la superstition. Les auteurs en sont absolument inconnus, quoiqu’ils puissent hardiment se découvrir. L’Italien qui a fait la Riforma d’Italia n’a eu garde d’aller présenter son ouvrage à Rezzonico ; mais son livre a fait un effet prodigieux. Mille plumes écrivent, et cent mille voix s’élèvent contre les abus et en faveur de la tolérance.
Soyez très sûr que la révolution qui s’est faite depuis environ douze ans dans les esprits n’a pas peu servi à chasser les jésuites de tant d’Etats, et a bien encouragé les princes à frapper l’idole de Rome, qui les faisait trembler tous autrefois. Le peuple est bien sot, et cependant la lumière pénètre jusqu’à lui. Soyez bien sûr, par exemple, qu’il n’y a pas vingt personnes dans Genève qui n’abjurent Calvin autant que le pape, et qu’il y a des philosophes jusque dans les boutiques de Paris.
Je mourrai consolé en voyant la véritable religion, c’est-à-dire celle du cœur, établie sur la ruine des simagrées. Je n’ai jamais prêché que l’adoration d’un Dieu, la bienfaisance, et l’indulgence. Avec ces sentiments, je brave le diable, qui n’existe point, et les vrais diables fanatiques, qui n’existent que trop. Quand vous irez à votre régiment, n’oubliez pas mon petit château, qui est votre étape. Je ne veux point mourir sans vous avoir embrassé.
1 – Cet ouvrage est de d’Olbach. (G.A.)
2 – L’Examen critique des apologistes de la religion chrétienne est de Levesque de Burigny. (G.A.)