CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 23

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 23

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à M. le comte d’Argental.

 

27 Juillet 1768.

 

 

          Vous savez, mon cher ange, que vos ordres me sont sacrés, et que le souffleur de la Comédie (1) aura son petit recueil, si la douane des pensées le permet. J’ai adressé le paquet à Briasson le libraire, et l’ai prié de le faire rendre audit souffleur. Le succès de cette affaire dépend de la chambre syndicale. Vous savez que j’ai peu de crédit dans ce monde. J’espère en avoir un peu plus dans l’autre, grâce aux bons exemples que je donne.

 

          Je ne suis pas revenu de ma surprise, quand on m’a appris que ce fanatique imbécile d’évêque d’Annecy, soi-disant évêque de Genève fils d’un très mauvais maçon, avait envoyé au roi ses lettres et mes réponses. Ces réponses sont d’un père de l’Eglise qui instruit un sot. Je ne sais si vous savez que cet animal-là a encore sur sa friperie un décret de prise de corps du parlement de Paris, qu’il s’attira quand il était porte-Dieu à la Sainte-Chapelle-Basse. En tout cas, je suis très bien avec mon curé, j’édifie mon peuple, tout le monde est content de moi, hors les filles.

 

          Que Dieu vous ait en sa sainte garde, mes chers anges ! Je ne sais pas ce que c’est que la vie éternelle, mais celle-ci est une mauvaise plaisanterie.

 

          A propos, j’ai coupé la tête à des colimaçons (2) : leur tête est revenue au bout de quinze jours ; le tonnerre les a tués ; dites à vos savants qu’ils m’expliquent cela.

 

 

1 – Delaporte. (G.A.)

2 – Voyez les Colimaçons du R.P. l’Escarbotier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. ***

 

A Ferney, 27 Juillet 1768.

 

 

          Ne jugez pas, monsieur, de ma sensibilité par le délai de ma réponse. Je suis quelquefois un malade assez gai ; mais quand mes souffrances redoublent, il n’y a plus moyen de badiner avec son vaisseau, ni de remercier aussitôt qu’on le voudrait ceux qui, comme vous, veulent bien lui souhaiter un bon voyage.

 

          Je suis vieux : je fais quelques gambades sur le bord de mon tombeau, mais je ne peux pas toujours remplir mes devoirs ; c’en est un pour moi de vous dire combien vos vers sont agréables, et à quel point j’en suis reconnaissant. J’ai l’honneur d’être monsieur, votre, etc.

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

30 Juillet 1768.

 

 

          Voici des thèmes, Dieu merci, madame. Vous savez que mon imagination est stérile quand elle n’est pas portée par un sujet, et que, malgré mon attachement de plus de quarante années, je suis muet quand on ne m’interroge pas. Je suis un vieux Polichinelle qui a besoin d’un compère.

 

          Vous me dites que le président est à plaindre d’avoir quatre-vingt ans ; ce sont ses amis qui sont à plaindre. D’ailleurs pensez-vous que soixante-quinze ans, avec des maladies continuelles, et des tracasseries plus tristes encore, ne vaillent pas bien quatre-vingts-ans ? Nous sommes tous à plaindre, madame, il faut faire contre nature bon cœur.

 

          Vous me parlez du janséniste ou de l’ex-janséniste la Bletterie : je suis son serviteur. Il logeait autrefois chez ma nièce Florian, et ne cessait de dire du mal de moi. Il imprime aujourd’hui que j’ai oublié de me faire enterrer ; ce tour est neuf, agréable, et très bien placé dans une traduction de Tacite. Ai-je eu tort de lui prouver (1) que je suis encore en vie ? On m’a écrit que, dans une autre note aussi honnête, il se contredit : il veut qu’on m’enterre à la façon de mademoiselle Lecouvreur et de Boindin. Vous m’avouerez que, pour peu qu’on ai du goût pour les obsèques, on ne tient point à ces bonnes plaisanteries.

 

          Sérieusement, je ne vous comprends pas, et je ne retrouve ni votre amitié, ni votre équité, quand vous me dites que je devais me laisser insulter par un homme qui a dédié une traduction à M. le duc de Choiseul. Je crois M. le duc de Choiseul et votre grand’mère trop justes pour m’immoler à La Bletterie. Vous m’affligez sensiblement.

 

          Je n’aime ni la traduction de Tacite, ni Tacite même comme historien. Je regarde Tacite comme un fanatique pétillant d’esprit, connaissant les hommes et les cours, disant des choses fortes en peu de paroles, flétrissant en deux mots un empereur jusqu’à la dernière postérité. Mais je suis curieux, je voudrais connaître les droits du sénat, les forces de l’empire, le nombre des citoyens, la forme du gouvernement, les mœurs, les usages ; je ne trouve rien de tout cela dans Tacite ; il m’amuse, et Tite-Live m’instruit. Il n’y a d’ailleurs dans Tacite ni ordre ni dates ; le président m’a accoutumé à ces deux choses essentielles.

 

          M. Walpole est d’une autre espèce que La Bletterie. On fait la guerre honnêtement contre des capitaines qui ont de l’honneur ; mais, pour les pirates, on les pend au mât de son vaisseau.

 

          J’adresserai à votre grand’mère (2) ce que je pourrai faire venir de Hollande. Je sais qu’elle est un très honnête homme. Je compte d’ailleurs sur sa protection, autant que je suis charmé de son esprit juste et délicat. Sans justesse d’esprit, il n’y a rien.

 

          Souvenez-vous toujours, madame, que lorsque je cherche et que j’envoie ces bagatelles pour vous amuser, je vous conjure, au nom de l’amitié dont vous m’honorez depuis longtemps, de ne les confier qu’à des personnes dont vous soyez aussi sûre que de vous-même, et de ne pas prononcer mon nom. Il y a des gens qui diraient à peu près comme le curé de La Fontaine :

 

Autant vaut l’avoir fait que de vous l’envoyer (3).

 

          Je ne fais rien que mes moissons, et le Siècle de Louis XIV, que je pousse jusqu’à 1674. J’y rends justice à tous ceux qui ont servi la patrie, en quelque genre que ce puisse être, à tous ceux qui ont été Français, et non Welches. Je ne suis ni satirique ni flatteur, je dis hardiment la vérité.

 

          Voilà mes seules occupations. Je n’en suis pas moins persécuté par des fanatiques ; mais heureusement le fanatisme est sur son déclin, d’un bout de l’Europe à l’autre. La révolution qui s’est faite depuis vingt ans dans l’esprit humain est un phénomène plus admirable et plus utile que les têtes qui reviennent aux limaçons.

 

          A propos, madame, le fait est vrai ; j’en ai fait l’expérience ; j’ai eu peine à en croire mes yeux. J’ai vu des limaçons à qui j’avais coupé le cou manger au bout de trois semaines. Saint Denis porta sa tête, comme vous savez, mais il ne mangea pas.

 

          Adieu, madame ; conservez la vôtre. Hélas ! il revient des yeux aux limaçons. Adieu, encore une fois. Que je vous plains ! que je vous aime ! que la vie est courte et triste !

 

 

1 – Par des épigrammes. (G.A.)

2 – Madame de Choiseul. (G.A.)

3 – « Autant vaut l’avoir vu que de l’avoir mangé. » LA FONT.

 

 

 

 

 

à M. Bouret.

 

A Ferney, le 13 auguste.

 

 

          Monsieur, M. Marmontel, votre ami et le mien, vous a dit sans doute, ou vous dira combien notre langue répugne au style lapidaire, à cause de ses verbes auxiliaires et de ses articles. Il vous dira qu’une épigraphe en vers est encore plus difficile, et que de cent il n’y en a pas une de passable, excepté celles qui sont en style burlesque : tant le génie de la nation est tourné à la plaisanterie !

 

          Il est triste d’emprunter deux vers d’un ancien auteur latin pour Louis XV. Répéter ce que les autres ont dit, c’est ne savoir que dire ; de plus, le roi viendra chez vous ; il verra votre statue, et n’entendra pas l’inscription. Si quelque savant duc et pair lui dit que cela signifie qu’on souhaite qu’il vive longtemps, on avouera que la pensée n’en est ni neuve ni fine.

 

          Il y a bien pis : si j’ai la hardiesse de vous faire une inscription en vers pour la statue du roi, il faut rencontrer votre goût, il faut rencontrer celui de vos amis ; et vous savez que la première idée qui vient à tout convive, soit à table, soit en digérant, c’est de trouver détestable tout ce qu’on nous présente,

çà moins que ce ne soit d’excellent vin de Tokai. Les choses se passaient ainsi de mon temps, et je doute que les Français se soient corrigés.

 

          Je ne vous enverrai donc point de vers pour le roi. Le temps des vers est passé chez la nation, et surtout chez moi. Tout ce que je vous dirai, c’est que si j’étais encore officier de la chambre du roi, si j’avais posé sa statue de marbre sur un beau piédestal, s’il venait voir sa statue, il verrait au bas ces quatre petits vers-ci, qui ne valent rien, mais qui exprimeraient que c’est un de ses domestiques qui a érigé cette statue, qu’on aime beaucoup celui qu’elle représente, et qu’on craint de choquer son indifférente modestie :

 

Qu’il est doux de servir ce maître,

Et qu’il est juste de l’aimer !

Mais gardons-nous de le nommer

Lui seul pourrait s’y méconnaître.

 

          Je sais bien que les beaux esprits ne trouveraient pas ces vers assez pompeux ; et en effet je ne les ferais pas graver dans une place publique ; mais je les trouverais très convenables dans ma maison. Ils le seraient pour moi, ils le seraient pour l’objet de mon quatrain. Cela me suffirait ; et les critiques auraient beau dire, mon quatrain subsisterait.

 

          Mais ce que je ferais dans mon petit salon de vingt-quatre pieds, vous ne le ferez pas dans votre salon de cent pieds.

 

Mes vers trop familiers seront vus de travers,

Et pour les grands salons il faut de plus grands vers.

 

          Quoi qu’il en soit, ognuno faccia secondo il suo cervello. Je vous réponds que si jamais le roi passe par ma chaumière et s’il trouve sa statue, il n’y lira pas d’autres vers au bas. J’aurais pu lui donner, comme un autre, de l’héroïque, et du plus grand roi du monde, et de la terre et de l’onde par le nez ; mais Dieu m’en préserve, et lui aussi !

 

          Mais, si j’étais à votre place, voici comme je m’y prendrais : je collerais du papier sur mon piédestal, et j’y mettrais, le jour de l’arrivée du roi :

 

Juste, simple, modeste, au-dessus des grandeurs,

Au-dessus de l’éloge, il ne veut que nos cœurs.

Qui fit ces vers dictés par la reconnaissance ?

Est-ce Bouret ? Non, c’est la France.

 

          Le roi aurait le plaisir de la surprise.  Enfin, si j’étais Louis XV, je serais plus content de ce quatrain que de l’autre. Mais, je vous le répète, il y a des courtisans qui ne sont jamais contents de rien.

 

          Le résultat de tout ceci, monsieur, c’est que vous n’aurez point de vers de moi pour votre statue ; mais je vous aime de tout mon cœur, et cela vaut mieux que des vers. Je vous supplie de dire à M. de La Borde combien je lui suis attaché, et combien mon cœur est plein de ses bontés. Si j’avais son portrait, il aurait une statue dans mon petit salon.

 

Avec tous les talents le destin l’a fait naître ;

Il fait tous les plaisirs de la société :

Il est né pour la liberté,

Mais il aime bien mieux son maître.

 

          J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

14 Auguste 1768.

 

 

          J’ai reçu une lettre véritablement angélique du 4 d’auguste, que les Welches appellent août. Mais voici bien une autre facétie : il vint chez moi, le 1er d’auguste un jeune homme fort maigre, et qui avait quelque feu dans deux yeux noirs. Il me dit qu’il était possédé du diable ; que plusieurs personnes de sa connaissance en avaient été possédées aussi ; qu’elles avaient mis sur le théâtre les Américains, les Chinois, les Scythes, les Illinois, les Suisses, et qu’il y voulait mettre les Guèbres. Il me demanda un profond secret ; je lui dis que je n’en parlerais qu’à vous, et vous jugez bien qu’il y consentit.

 

          Je fus tout étonné qu’au bout de douze jours le jeune possédé m’apportât son ouvrage. Je vous avoue qu’il m’a fait verser des larmes, mais aussi il m’a fait craindre la police. Je serais très fâché, pour l’édification publique, que la pièce ne fût pas représentée. Elle est dans un goût tout à fait nouveau, quoiqu’on semble avoir épuisé les nouveautés.

 

          Il y a un empereur, un jardinier, un colonel, un lieutenant d’infanterie, un soldat, des prêtres païens, et une petite fille tout à fait aimable.

 

          J’ai dit au jeune homme avec naïveté que je trouvais sa pièce fort supérieure à Alzire, qu’il y a plus d’intérêt et plus d’intrigue, mais que je tremble pour les allusions, pour les belles allégories que font toujours messieurs du parterre ; qu’il se trouvera quelque plaisant qui prendra les prêtres païens pour des jésuites ou pour des inquisiteurs d’Espagne ; que c’est une affaire fort délicate, et qui demandera toute la bonté, toute la dextérité de mes anges.

 

          Le possédé m’a répondu qu’il s’en rapportait entièrement à eux, qu’il allait faire copier sa pièce, qu’il l’intitule tragédie plus que bourgeoise, que si on ne peut pas la faire massacrer par les comédiens de Paris, il la fera massacrer par quelque libraire de Genève. Il est fou de sa pièce, parce qu’elle ne ressemble à rien du tout, dans un temps où presque toutes les pièces se ressemblent. J’ai tâché de le calmer ; je lui ai dit qu’étant malade comme il est, il se tue avec ses Guèbres, qu’il fallait plutôt y mettre douze mois que douze jours ; je lui ai conseillé des bouillons rafraîchissants.

 

          Quoi qu’il en soit, je vous enverrai ces Guèbres par M. l’abbé Arnaud, à moins que vous ne me donniez une autre adresse.

 

          Une autre fois, mon cher ange, je vous parlerai de Ferney ; c’est une bagatelle, et je ne ferai sur cela que ce que mes anges et madame Denis voudront. Si madame Denis est encore à Paris quand les Guèbres arriveront, je vous prierai de la mettre dans le secret.

 

          Bon ! ne voilà-t-il pas mon endiablé qui m’apporte sa pièce brochée et copiée ! Je l’envoie à M. l’abbé Arnaud avec une sous-enveloppe. S’il arrivait un malheur, les anges pourraient se servir de toute leur autorité pour avoir leur paquet.

 

          Si ce paquet arrive à bon port, je les aurai du moins amusés pendant une heure ; et en vérité c’est beaucoup par le temps qui court.

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

Ferney, 15 Auguste.

 

 

          A propos, monsieur, on dit que vous avez été dîner au château d’Annemasse. Est-ce que vous voulez l’acheter ? Vous me feriez plaisir. Mais n’auriez-vous pas vu là un M. de Foncet, un président qui prétend arranger l’hoirie, et peut-être acheter la terre en payant les créanciers ? S’il y a quelque chose sur le tapis, soyez assez bon pour m’en faire confidence. Je suis facile en affaires ; et d’ordinaire, quand on me rend les trois quarts et même la moitié de l’argent que j’ai prêté, je crois avoir fait un excellent marché.

 

          On dit que celui du roi de Pologne n’est pas si bon que les miens. S’il jouissait en paix de la moitié de son royaume, je ne le croirais pas encore aussi heureux que moi, à moins qu’il ne digère, chose à laquelle j’ai renoncé. Aimez toujours un peu le solitaire de Ferney ; vous ne l’aimerez pas longtemps.

 

 

 

 

 

 

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