JUGEMENT - VIE DE MOLIÈRE - Partie 6
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JUGEMENTS SUR MOLIÈRE, CRÉBILLON, SHAKESPEARE,
BOILEAU, LA FONTAINE, MADAME DU CHÂTELET, FRÉDÉRIC II,
HELVÉTIUS, LOUIS RACINE, J.B.-ROUSSEAU, DESFONTAINES.
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VIE DE MOLIÈRE,
AVEC DES JUGEMENTS SUR SES OUVRAGES.
- Partie 6 -
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LE MÉDECIN MALGRÉ LUI.
Comédie en trois actes et en prose, représentée
sur le théâtre du Palais-Royal le 9 août 1666.
Molière ayant suspendu son chef-d’œuvre du Misanthrope, le rendit quelque temps après au public, accompagné du Médecin malgré lui, farce très gaie et très bouffonne, et dont le peuple grossier avait besoin ; à peu près comme à l’Opéra, après une musique noble et savante, on entend avec plaisir ces petits airs qui ont par eux-mêmes peu de mérite, mais que tout le monde retient aisément. Ces gentillesses frivoles servent à faire goûter les beautés sérieuses.
Le Médecin malgré lui soutint le Misanthrope : c’est peut-être à la honte de la nature humaine ; mais c’est ainsi qu’elle est faite : on va plus à la comédie pour rire que pour être instruit. Le Misanthrope était l’ouvrage d’un sage qui écrivait pour les hommes éclairés ; et il fallut que le sage se déguisât en farceur pour plaire à la multitude.
MÉLICERTE.
Pastorale héroïque, représentée à Saint-Germain-en-Laye,
pour le roi, au ballet des Muses, en décembre 1666.
Molière n’a jamais fait que deux actes de cette comédie ; le roi se contenta de ces deux actes dans la fête du Ballet des Muses (1). Le public n’a point regretté que l’auteur ait négligé de finir cet ouvrage : il est dans un genre qui n’était point celui de Molière. Quelque peine qu’il y eût prise, les plus grands efforts d’un homme d’esprit ne remplacent jamais le génie.
1 – De Benserade. (G.A.)
LE SICILIEN, ou L’AMOUR PEINTRE.
Comédie en prose et en un acte, représentée à
Saint-Germain-en-Laye en 1667, et sur le
théâtre du Palais-Royal le 13 janvier 1668.
C’est la seule petite pièce en un acte où il y ait de la grâce et de la galanterie. Les autres petites pièces que Molière ne donnait que comme des farces ont d’ordinaire un fond plus bouffon et moins agréable.
AMPHITRYON.
Comédie en vers et en trois actes, représentée sur le
théâtre du Palais-Royal le 13 janvier 1768.
Euripide et Archippus avaient traité ce sujet de tragi-comédie chez les Grecs ; c’est une des pièces de Plaute qui a eu le plus de succès ; on la jouait encore à Rome cinq cents ans après lui ; et ce qui peut paraître singulier, c’est qu’on la jouait toujours dans des fêtes consacrées à Jupiter. Il n’y a que ceux qui ne savent point combien les hommes agissent peu conséquemment qui puissent être surpris qu’on se moquât publiquement au théâtre des mêmes dieux qu’on adorait dans les temples.
Molière a tout pris de Plaute, hors les scènes de Sosie et de Cléanthis. Ceux qui ont dit qu’il a imité son prologue de Lucien ne savent pas la différence qui est entre une imitation et la ressemblance très éloignée de l’excellent dialogue de la Nuit et de Mercure, dans Molière, avec le petit dialogue de Mercure et d’Apollon, dans Lucien : il n’y a pas une plaisanterie, pas un seul mot que Molière doivent à cet auteur grec.
Tous les lecteurs exempts de préjugés savent combien l’Amphitryon français est au-dessus de l’Amphytrion latin. On ne peut pas dire des plaisanteries de Molière ce qu’Horace dit de celles de Plaute :
Vestri proavi plautinos et numeros et
Laudavêre sales, nimiùm patienter utrumque.
Dans Plaute, Mercure, dit à Sosie : « Tu viens avec des bourberies cousues. » Sosie répond : « Je viens avec des habits cousus. – Tu as menti, réplique le dieu ; tu viens avec tes pieds, et non avec tes habits. » Ce n’est pas là le comique de notre théâtre. Autant Molière paraît surpasser Plaute dans cette espèce de plaisanterie que les Romains nommaient urbanité, autant paraît-il aussi l’emporter dans l’économie de sa pièce. Quand il fallait chez les anciens apprendre aux spectateurs quelque événement, un acteur venait sans façon le conter dans un monologue : ainsi Amphitryon et Mercure viennent seuls sur la scène dire tout ce qu’ils ont fait pendant les entr’actes. Il n’y avait pas plus d’art dans les tragédies. Cela seul fait peut-être voir que le théâtre des anciens (d’ailleurs à jamais respectable) est, par rapport au nôtre, ce que l’enfance est à l’âge mûr.
Madame Dacier, qui a fait honneur à son sexe par son érudition, et qui lui en eût fait davantage si avec la science des commentateurs elle n’en eût pas eu l’esprit, fit une dissertation pour prouver que l’Amphitryon de Plaute était fort au-dessus du moderne ; mais ayant ouï dire que Molière voulait faire une comédie des Femmes savantes, elle supprima sa dissertation.
L’Amphitryon de Molière réussit pleinement et sans contradiction aussi est-ce une pièce faite pour plaire aux plus simples et aux plus grossiers, comme aux plus délicats. C’est la première comédie que Molière ait écrite en vers libres. On prétendit alors que ce genre de versification était plus propre à la comédie que les rimes plates, en ce qu’il y a plus de liberté et plus de variété. Cependant les rimes plates en vers alexandrins ont prévalu. Les vers libres sont d’autant plus malaisés à faire, qu’ils semblent plus faciles. Il y a un rythme très peu connu qu’il faut observer, sans quoi cette poésie rebute. Corneille ne connut pas ce rythme dans son Agésilas.
L’AVARE.
Comédie en prose et en cinq actes, représentée à Paris
sur le théâtre du Palais-Royal le 9 septembre 1668.
Cette excellente comédie avait été donnée au public en 1667 ; mais le même préjugé qui fit tomber le Festin de Pierre, parce qu’il était en prose, avait fait tomber l’Avare. Molière, pour ne point heurter de front le sentiment des critiques, et sachant qu’il faut ménager les hommes quand ils ont tort, donna au public le temps de revenir, et ne rejoua l’Avare qu’un an après : le public, qui, à la longue, se rend toujours au bon, donna à cet ouvrage les applaudissements qu’il mérite. On comprit alors qu’il peut y avoir de fort bonnes comédies en prose, et qu’il y a peut-être plus de difficulté à réussir dans ce style ordinaire, où l’esprit seul soutient l’auteur, que dans la versification, qui par la rime, la cadence et la mesure, prête des ornements à des idées simples que la prose n’embellirait pas.
Il y a dans l’Avare quelques idées prises de Plaute, et embellies par Molière. Plaute avait imaginé le premier de faire en même temps voler la cassette de l’Avare, et séduire sa fille ; c’est de lui qu’est toute l’invention de la scène du jeune homme qui vient avouer le rapt, et que l’Avare prend pour le voleur. Mais on ose dire que Plaute n’a point assez profité de cette situation ; il ne l’a inventée que pour la manquer ; que l’on en juge par ce trait seul : l’amant de la fille ne paraît que dans cette scène ; il vient sans être annoncé ni préparé, et la fille elle-même n’y paraît point du tout.
Tout le reste de la pièce est de Molière, caractères, intrigues, plaisanteries ; il n’a imité que quelques lignes, comme cet endroit où l’Avare parlant (peut-être mal à propos) aux spectateurs dit : « Mon voleur n’est-il point parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire ; » - Quid est quod ridetis ? Novi omnes, sico fures hic esse complures ; » et cet autre endroit encore où ayant examiné les mains du valet qu’il soupçonne, il demande à voir la troisième : Ostende tertiam.
Mais si l’on veut connaître la différence du style de Plaute et du style de Molière, qu’on voie les portraits que chacun fait de son Avare. Plaute dit :
. . . . . . . . . . . . . . . . . Clamat
Suam rem periisse, seque eradicarier,
De suo tigillo fumus si qua exit foras.
Quin cum it dormitum, follem sibi obstringit ob gulam.
- Cur ? – Ne quid animæ forte amittat dormiens.
- Etiamne obturat inferiorem gutturem ?
« Il crie qu’il est perdu, qu’il est abîmé, si la fumée de son feu va hors de sa maison. Il se met une vessie à la bouche pendant la nuit, de peur de perdre son souffle. – Se bouche-t-il aussi la bouche d’en bas ? »
Cependant ces comparaisons de Plaute avec Molière, toutes à l’avantage du dernier, n’empêchent pas qu’on ne doive estimer ce comique latin, qui, n’ayant pas la pureté de Térence, et fort inférieur à Molière, a été, pour la variété de ses caractères et de ses intrigues, ce que Rome a eu de meilleur. On trouve aussi, à la vérité, dans l’Avare de Molière quelques expressions grossières, comme, « Je sais l’art de traire les hommes ; » et quelques mauvaises plaisanteries, comme, « Je me marierais, si je l’avais entrepris, le Grand-Turc et la république de Venise. »
Cette comédie a été traduite en plusieurs langues, et jouée sur plus d’un théâtre d’Italie et d’Angleterre, de même que les autres pièces de Molière ; mais les pièces traduites ne peuvent réussir que par l’habileté du traducteur. Un poète anglais nommé Shadwell, aussi vain que mauvais poète, la donna en anglais du vivant de Molière. Cet homme dit dans sa préface : « Je crois pouvoir dire, sans vanité, que Molière n’a rien perdu entre mes mains. Jamais pièce française n’a été maniée, par un de nos poètes, quelque méchant qu’il fût, qu’elle n’ait été rendue meilleure. Ce n’est ni faute d’invention ni faute d’esprit que nous empruntons des Français, mais c’est par paresse : c’est aussi par paresse que je me suis servi de l’Avare de Molière. »
On peut juger qu’un homme qui n’a pas assez d’esprit pour mieux cacher sa vanité n’en a pas assez pour faire mieux que Molière. La pièce de Shadwell est généralement méprisée. M. Fielding (1) meilleur poète et plus modeste, a traduit l’Avare, et l’a fait jouer à Londres en 1733. Il y a ajouté réellement quelques beautés de dialogues particulières à sa nation, et sa pièce a eu près de trente représentations ; succès très rare à Londres, où les pièces qui ont le plus de cours ne sont jouées tout au plus que quinze fois.
1 – C’est l’auteur du célèbre roman de Tom Jones. (G.A.)
GEORGE DANDIN, ou LE MARI CONFONDU.
Comédie en prose et en trois actes, représentée à Versailles
le 15 (1) juillet 1668, et à Paris le 9 novembre suivant.
On ne connaît et on ne joue cette pièce que sous le nom de George Dandin ; et au contraire, le Cocu imaginaire, qu’on avait intitulé et affiché Sganarelle, n’est connu que sous le nom du Cocu imaginaire ; peut-être parce que ce dernier titre est plus plaisant que celui du Mari confondu. George Dandin réussit pleinement ; mais si on ne reprocha rien à la conduite et au style, on se souleva un peu contre le sujet même de la pièce : quelques personnes se révoltèrent contre une comédie dans laquelle une femme mariée donne un rendez-vous à son amant. Elles pouvaient considérer que la coquetterie de cette femme n’est que la punition de la sottise que fait George Dandin d’épouser la fille d’un gentilhomme ridicule.
1 – Ou plutôt, le 18. (G.A.)