CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 2
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à M. Henri Panckoucke.
A Ferney, le 8 Janvier 1768.
Vous ne sauriez croire, monsieur, combien j’aime le stoïcien Caton (1), tout épicurien que je suis. Vous avez bien raison de penser que l’amour serait fort mal placé dans un pareil sujet. La partie carrée des deux filles de Caton, dans Addison, fait voir que les Anglais ont souvent pris nos ridicules. Je suis très aise que vous ne vous soyez point laissé entraîner au mauvais goût. Les Français ne sont pas encore dignes d’avoir beaucoup de tragédies sans amour, et je doute même que la mode en vienne jamais ; mais vous me paraissez digne de mettre au jour les vertus morales et héroïques sur le théâtre. J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments d’estime que vous méritez, monsieur, votre, etc.
1 – Ce cousin du grand éditeur Panckoucke lui avait envoyé une tragédie sur la Mort de Caton. (G.A.)
à M. le marquis de Villevieille.
8 Janvier 1768.
Il y a des occasions, monsieur, où il faut chanter des Te Deum au lieu de De profundis. Les âmes de ces deux braves gens sont immortelles sans doute, puisqu’elles ont eu tant de lumières et tant de courage. J’espère bientôt avoir l’honneur de mourir comme eux, quoique des faquins aient poussé la calomnie jusqu’à dire que j’allais à confesse. Il faut être bien méchant et avoir l’âme bien noire pour inventer de pareilles impostures.
Agréer mes respects et présentez-les, je vous prie, à MM. Duché et Venel. Je serais bien trompé si le titre d’encyclopédiste vous avait nui auprès de M. de Guerchy (1) ; mais je vous suis bien caution que le titre d’encyclopédiste ne vous fera aucun tort auprès de M. du Châtelet (2).
Nous avons essuyé un froid si excessif, et j’ai été si malade, que je n’ai pu répondre encore à madame Cramer.
On m’a envoyé quelques petites brochures intéressantes échappées aux griffes de l’inquisition. Ayez la bonté de me mander si on pourrait vous faire tenir quelques-unes de ces fariboles sous l’enveloppe de M. l’intendant, ou du premier secrétaire, ou sous une enveloppe quelconque. Gardons-nous la fidélité et le secret que se doivent les initiés aux sacrés mystères. Quand vous irez faire des revues, ce qui est une chose infiniment agréable, n’oubliez pas, monsieur, votre ancienne auberge. L’hôte, l’hôtesse, et toutes les filles du cabaret, sont à vos ordres.
1 – Ambassadeur de France en Angleterre. (G.A.)
2 – Ambassadeur à Vienne. (G.A.)
à M. Damilaville.
8 Janvier 1768.
Mon cher ami, je n’ai point vu la facétie de la Sorbonne (1), et me soucie fort peu de voir cette platitude ; mais j’ai lu l’arrêt du conseil contre le parlement et la vengeance de M. Chardon, de laquelle j’ai été fort édifié. Pourvu que ces tracasseries parlementaires ne nuisent point aux Sirven, je suis content.
Le froid est excessif. Mes paroles sont gelées, et la main de celui qui écrit est transie.
Je suppose que M. d’Alembert a reçu la lettre d’Italie que j’ai fait chercher à Genève. Voulez-vous bien avoir la bonté d’envoyer l’incluse à M. de La Harpe, rue du Battoir ?
Portez-vous bien, et quand vous serez à la tête des vingtièmes, écrasez l’inf…
1 – La censure de Bélisaire. (G.A.)
à M. le comte de la Touraille.
1768.
Je suis aveugle et sourd ; ainsi, monsieur, je ne vois et n’entends plus ce qu’on peut faire et dire contre moi.
Votre estime me dédommage du tort que me font mes ennemis. Ces messieurs m’ont pris pour ainsi dire au maillot, et me poursuivent jusqu’à l’agonie. Vous avez raison, monsieur, de me donner des conseils si honnêtes contre les premiers mouvements de la vengeance : on n’en est pas toujours le maître ; mais plus elle est vivement sentie, moins elle est durable tant le moral dépend du physique de l’homme, presque toujours borné dans ses vices comme dans ses vertus. Je serais seulement fâché que Fréron se fît honneur de ma haine ; je ne me suis jamais oublié à ce point-là. Est-ce qu’on ne peut écraser un insecte qui nous jette son venin, sans commettre le péché de la colère, si naturel et si condamnable ? Conservez, monsieur, cette aimable philosophie qui fait plaindre les méchants sans les haïr, et qui vient si poliment adoucir les tourments de ma caducité dans ma solitude : sur les bords de mon tombeau, j’oppose à mes persécuteurs l’honneur de votre amitié. J’en mourrai plus tranquille. L’ERMITE DE FERNEY.
à M. de Chabanon.
11 Janvier 1768.
Mon très cher confrère, vous êtes assurément bien bon, quand vous travaillez à Eudoxie, de songer à la maîtresse de Prométhée (1). Je suis persuadé que vous aurez été un peu en retraite pendant les grands froids, et qu’Eudoxie est actuellement bien avancée. L’empire romain est tombé, mais votre pièce ne tombera point.
Vous avez raison assurément sur ce potier de Prométhée qui ferait une fort plate figure lorsqu’on danserait et qu’on chanterait autour de Pandore, et qu’il resterait assis sur une banquette verte sans dire un mot à sa créature. Il n’y a, ce me semble, d’autre parti à prendre que de le faire en aller pendant le divertissement, pour demander à l’Amour quelques nouvelles grâces. Après que le chœur a chanté :
O ciel ! ô ciel ! elle respire.
Dieu d’amour, quel est ton empire !
il faudra que le potier dise ces quatre vers :
Je revole aux autels du plus charmant des dieux.
Son ouvrage m’étonne, et sa beauté m’enflamme,
Amour, descends tout entier dans mon âme,
Comme tu règnes dans ses yeux (2).
Le musicien même peut répéter le mot d’amour, pour cause d’énergie ; mais ce musicien ne répond point à mes lettres. Ce musicien me traite comme Rameau traitait l’abbé Pellegrin, à qui il n’écrivait jamais. Je le crois fort occupé à Versailles ; mais fût-il premier ministre, il ne faut pas négliger Pandore.
Tout paraît tendre aujourd’hui à la réconciliation dans le monde, depuis qu’on a chassé les jésuites de quatre royaumes. La tolérance vient d’être solennellement établie en Pologne comme en Russie, c’est-à-dire dans environ treize cent mille lieues carrées de pays ; ainsi la Sorbonne n’a raison que dans deux mille cinq cents pieds carrés, qui composent la belle salle où elle donne ses beaux décrets. Certainement le genre humain l’emportera à la fin sur la Sorbonne. Ces cuistres-là n’en ont pas encore pour longtemps dans le ventre. C’est une bénédiction de voir comme le bon sens gagne partout du terrain : il n’en est pas de même du bon goût, c’est le partage du petit nombre des élus.
Les perruques de Genève (3) proposent actuellement des accommodements aux tignasses. Ce n’était pas la peine d’appeler à grands frais trois puissances médiatrices, pour ne rien faire de ce qu’elles ont ordonné. M. le duc de Choiseul doit être las de voir des gens qui demandent à Hercule sa massue pour tuer des mouches. Toute cette affaire de Genève est du plus énorme ridicule.
Tout ce qui est à Ferney vous embrasse assurément de tout son cœur.
1 – Pandore. (G.A.)
2 – Ce vers n’ont pas été ajoutés. (G.A.)
3 – Les conseillers. (G.A.)
à Madame la duchesse de Choiseul.
Lyon (1), 12 Janvier 1768.
Madame, je vous fais ces lignes pour vous dire qu’en conséquence de vos ordres précis, à moi intimés par madame votre petite-fille (2), j’ai l’honneur de vous dépêcher deux petits volumes traduits de l’anglais, du contenu desquels je ne réponds pas plus que les états de Hollande quand ils donnent un privilège pour imprimer la Bible ; c’est toujours sans garantir ce qu’elle contient.
Ayez la bonté, madame, de noter que, ne sachant pas si messieurs des postes sont assez polis pour vous donner vos ports francs, j’adresse le paquet sous l’enveloppe de monseigneur votre mari, pour la prospérité duquel nous faisons mille vœux dans notre rue. Nous en faisons autant pour vous, madame ; car tous ceux qui viennent acheter des livres chez nous disent que vous êtes une brave dame qui vous connaissez mieux qu’eux en bons livres, qui avez considérablement de l’esprit, et qui ne courez jamais après. Vous avez le renom d’être fort bienfaisante ; vous ne condamnez pas même les vieux barbouilleurs de papier à mourir parce qu’ils n’en peuvent plus : cela est d’une bien belle âme.
Enfin, madame, on dit toutes sortes de bien de vous dans notre boutique : mais j’ai peur que cela ne vous fâche, parce qu’on ajoute que vous n’aimez point cela. Je vous demande donc pardon, et suis avec un grand respect, madame, votre très humble et très obéissant serviteur. GUILLEMET, typographe de la ville de Lyon.
1 – Cette lettre est datée de Lyon, afin que la date se rapporte avec la signature ; mais Voltaire était toujours à Ferney. (Beuchot.)
2 – Madame du Deffand appelait madame la duchesse de Choiseul sa grand’maman. (K.)
à M. Servan.
13 Janvier 1768.
Vous m’avez prévenu, monsieur. Il y a longtemps que mon cœur me disait de vous remercier des deux discours (1) que vous avez prononcés au parlement, et qui ont été imprimés. Je me souviendrai toujours d’avoir répandu des larmes pour cette pauvre femme que son mari trahissait si pieusement en faveur de la religion catholique. Tout ce qui était à Ferney fut attendri comme l’avaient été tous ceux qui vous écoutèrent à Grenoble. Je regarde ce discours, et celui qui concerne les causes criminelles, non seulement comme des chefs-d’œuvre d’éloquence, mais comme les sources d’une nouvelle jurisprudence dont nous avons besoin.
Vous verrez, monsieur, par le petit fragment que j’ai l’honneur de vous envoyer, combien on vous rend déjà justice. On vous cite (2) comme un ancien, tout jeune que vous êtes. L’ouvrage que vous entreprenez est digne de vous. Un vieux magistrat n’aurait jamais le temps de le faire ; et d’ailleurs un vieux magistrat aurait encore trop de préjugés. Il faut une âme vigoureuse, venue au monde précisément dans le temps où la raison commence à éclairer les hommes, et à se placer entre l’inutile fatras de Grotius et les saillies gasconnes de Montesquieu.
Je pense que vous aurez bien de la peine à rassembler les lois des autres nations, dont la plupart ne valent guère mieux que les nôtres. La jurisprudence d’Espagne est précisément comme celle de France. On change de lois en changeant de chevaux de poste, et on perd à Séville le procès qu’on aurait gagné à Saragosse.
Les historiens, qui ne sont pour la plupart que de froids compilateurs de gazettes, ne savent pas un mot des lois des pays dont ils parlent. Celles d’Allemagne, dans ce qui regarde la justice distributive, sont encore un chaos plus affreux. Il n’y a que Mathusalem qui puisse prendre le parti de plaider devant la chambre de Vetzlar. On dit que le despotisme en a fait d’assez bonnes en Danemark, et la liberté de meilleures en Suède. Je ne sais rien de plus beau que les règlements pour l’éducation des enfants des rois, publiés par le sénat.
La meilleure loi peut-être qui fût au monde était celle de la grande charte d’Angleterre ; mais de quoi a-t-elle servi sous des tyrans comme Richard III et Henri VIII ?
Il me semble que l’Angleterre n’a de véritablement bonnes lois que depuis que Jacques. II alla toucher les écrouelles au couvent des Anglaises à Paris. Ce n’est du moins que depuis ce temps qu’on a entièrement aboli la torture, et ces supplices affreux prodigués encore chez notre nation, aussi atroce quelquefois que frivole, et composée de singes et de tigres.
Louis XIV rendit au moins un grand service à la France, en mettant de l’uniformité dans la procédure civile et criminelle. Cette uniformité était dès longtemps chez les Anglais, qui n’avaient, depuis six cents ans, qu’un poids et qu’une mesure : c’est à quoi nous n’avons jamais pu parvenir. Mais il me semble que les rédacteurs de notre procédure criminelle ont beaucoup plus songé à trouver des coupables dans les accusés, qu’à trouver des innocents. En Angleterre, c’est précisément tout le contraire ; l’accusé est favorisé par la loi : l’Anglais, qu’on croit féroce, est humain dans ses lois ; et le Français, qui passe pour si doux, est en effet très inhumain.
L’abominable aventure du chevalier de La Barre et du jeune d’Etallonde en est bien la preuve. Ils ont été traités comme la Brinvilliers et la Voisin, pour une étourderie qui méritait un an de Saint-Lazare. Celui des deux qui échappa aux bourreaux est actuellement officier chez le roi de Prusse : il a acquis beaucoup de mérite, et pourra bien un jour se venger, à la tête d’un régiment, de la barbarie qu’on a exercée envers lui. Il semble que cette aventure soit du temps des Albigeois.
Nous verrons bientôt si le conseil voudra bien revoir et réformer le procès des Sirven. Il y a cinq ans que je poursuis cette affaire. J’ai trouvé chaque jour des obstacles, et je ne me suis jamais rebuté ; mais je ne suis qu’un citoyen inutile. C’est à vous, monsieur, qu’il appartient de faire le bien : vous êtes en place, et vous êtes digne d’y être, ce qui n’est pas bien commun. Vous servirez votre patrie dans les fonctions de votre belle charge, et vous vous immortaliserez dans vos moments de loisir.
Vous ferez voir combien la jurisprudence est incertaine en France ; vous détruirez les traces qui restent encore de l’ancien esclavage où l’Eglise a tenu l’Etat. Concevez-vous rien de plus ridicule qu’un promoteur et un official ? Mais, en vérité, nous avons des juridictions encore plus étonnantes, des tribunaux pour les greniers à sel, des cours supérieures pour le vin et pour la bière, un auguste sénat pour juger si les fermiers-généraux doivent fouiller dans la poche des passants, sénat qui fait presque autant de bien à la nation que les quatre-vingt mille commis qui la pillent.
Enfin, monsieur, dans les premiers corps de l’Etat, que de droits équivoques et que d’incertitudes ! Les pairs sont-ils admis dans le parlement, ou le parlement est-il admis dans la cour des pairs ? le parlement est-il substitué aux états-généraux ? le conseil d’Etat est-il en droit de faire des lois sans le parlement ? le parlement … (le reste manque.)
1 – Discours dans la cause d’une femme protestante, et Discours sur l’administration de la justice criminelle en France. (G.A.)
2 – Voltaire lui-même l’avait cité dans l’Homme aux quarante écus. (G.A.)