CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 3
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à M. Hennin.
13 Janvier 1768.
Vous savez, mon très cher résident, que la place de M. Camp*** ne convient mieux à personne qu’à M. Rieu, qui est né Français, qui a servi le roi longtemps dans les îles, qui vous a été utile pour les passe-ports, et qui vous est attaché. Je suis bien persuadé que vous le protégerez auprès de M. le contrôleur général, et que vous écrirez fortement en sa faveur : vous pouvez même engager M. le duc de Choiseul à dire un mot pour lui. Un homme qui aime autant que lui la comédie mérite assurément de grandes attentions.
Je viens de recevoir une lettre de M. le duc de Choiseul à faire mourir de rire. Je ne manquerai pas de saisir cette occasion pour joindre ma très humble requête aux recommandations que je vous demande. On a toujours grande envie de faire une ville à Versoix ; mais avec quoi la nourrira-t-on ?
Si vous saviez à peu près le montant des dettes de ce petit polisson de Galien, de Salmoran, vous me feriez plaisir de m’en donner part.
On dit que la reine n’est pas bien : en savez-vous des nouvelles ? Quand aurons-nous l’honneur de vous voir ? On ne peut vous être plus tendrement attaché que V.
à M. Saurin.
13 Janvier 1768.
Mon cher confrère, savez-vous bien que je n’ai point votre Joueur anglais (1) ? Vos Mœurs du temps ont été parfaitement exécutées sur notre petit théâtre. Nous tâcherons de ne pas gâter votre Joueur. Envoyez-le nous par le contre-seing de M. Janel, qui aura volontiers la bonté de s’en charger. Nous aimons fort les comédies intéressantes : Multœ sunt mansiones in domo patris mei ; mais il paraît que pater meus a une maison à la Comédie-Française dont les acteurs font bien mal les honneurs. Pater meus est mal en domestiques ; il est servi à la Comédie comme en Sorbonne.
Je suis enchanté que vous m’aimiez toujours un peu ; cela ragaillardit ma vieillesse. Je présente mes respects à celle qui vous rend heureux, et qui vous a donné un enfant, lequel ne sera pas certainement un sot.
Vivez heureusement, gaiement et longtemps. Je souhaite des apoplexies aux Riballier, aux Larcher, aux Coger, et à vous, mon cher confrère, une santé aussi inaltérable que l’est mon attachement pour vous.
Si M. Duclos se souvient encore de moi, mille amitiés pour lui, je vous prie.
1 – Béverley, tragédie bourgeoise, imitée de l’anglais. (G.A.)
à M. Damilaville.
13 Janvier 1768.
Je reçois votre lettre du 7 Janvier, mon cher ami. Ne soyez point étonné de l’extrême ignorance d’un homme qui n’a pas vu Paris depuis vingt ans. J’ai connu autrefois un M. d’Ormesson, qui était conseiller d’Etat, chargé du département de Saint-Cyr. Il n’était pas jeune ; je ne sais si c’est lui ou son fils de qui dépend votre place. Il y a deux ou trois ans qu’un homme de lettres, qui était précepteur dans la maison, m’envoya des ouvrages de sa façon, dédiés à un M. d’Ormesson, lequel me faisait toujours faire des compliments par cet auteur, et à qui je les rendais bien. J’ai oublié tout net le nom de cet auteur et celui de ses livres ; j’ai seulement quelque idée que nous nous aimions beaucoup quand nous nous écrivions. Il me passe par les mains cinq ou six douzaines d’auteurs par an ; il faut me pardonner d’en oublier quelques-uns. Mettez-vous au fait de celui-ci. Il avait, autant qu’il m’en souvient, une teinture de bonne philosophie. Il pourrait nous aider très efficacement dans notre affaire. Mandez-moi à quel d’Ormesson il faut que j’écrive ; je vous assure que je ne serai pas honteux. Mais surtout, mon cher ami, ne vous brouillez point avec l’intendant de Paris. Comptez qu’un homme en place peut toujours nuire. Madame de Sauvigny a de très bonnes intentions, et quoiqu’elle protège M. Mabille, je peux vous répondre qu’elle n’a nulle envie de vous faire tort ; sa seule idée est de faire du bien à M. Mabille et à vous.
Encore une fois, n’irritez point une famille puissante. J’ai reçu aujourd’hui une lettre de M. le duc de Choiseul : il ne parle point de votre affaire ; tout roule sur le pays de Gex et sur Genève.
M. d’Alembert ne m’a point accusé la réception du paquet d’Italie. Je voudrais bien avoir le Joueur de Saurin, qu’on va représenter ; mais je serais bien plus curieux de lire le rapport que M. Chardon doit faire au conseil. Je compte lui écrire pour lui faire mon compliment de la victoire remporte sur le parlement de Paris. J’espère qu’il battra aussi le parlement de Toulouse à plate couture. J’espère que vous triompherez comme lui, et je vous embrasse dans cette douce idée.
à M. Marmontel.
13 Janvier 1768.
Il y a longtemps, mon cher confrère, que je connais l’origine de la querelle des conseillers Coré, Datan et Abiron, avec l’évêque du veau d’or ; mais le bon de l’affaire, c’est qu’elle fut citée solennellement à un concile de Reims, à l’occasion d’un procès que les chanoines de Reims avaient contre la ville.
Où diable avez-vous trouvé le livre de Gaulmin ? Savez-vous que rien n’est plus rare, et que j’ai été obligé de le faire venir de Hambourg ? Je ne suis pas mal fourni de ces drogues-là.
Il est bien triste qu’on joue encore sur les tréteaux de la Sorbonne, tandis que la Comédie est déserte. Voilà ce qu’a fait la retraite de mademoiselle Clairon. Elle a laissé le champ libre à Riballier et au singe de Nicolet.
J’ai lu hier le Venceslas (1) que vous avez rajeuni. Il me semble que vous avez rendu un très grand service au théâtre. Madame Denis est bien sensible à votre souvenir, et moi, très affligé d’être abandonné tout net par M. d’Alembert ; mais s’il se porte bien, et s’il m’aime toujours un peu, je me console.
Madame Geoffrin doit être fort contente des succès du roi son ami : c’est une grande joie dans tout le Nord. Le nonce s’est enfui la queue entre les jambes, pour l’aller fourrer entre les fesses. Il santissimo padre ne sait plus où il en est. Il pourra bien, à la première sottise qu’il fera, perdre la suzeraineté du royaume de Naples. Le monde se déniaise furieusement. Les beaux jours de la friponnerie et du fanatisme sont passés. Illustres profès, écrasez le monstre tout doucement.
1 – Le Venceslas, tragédie de Rotrou, retouchée par Marmontel. (G.A.)
à M. Beauzée.
14 Janvier 1768.
Si je demeurais, monsieur, au fond de la Sibérie, je n’aurais pas reçu plus tard le livre que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Le commerce a été interrompu jusqu’au commencement de novembre, et depuis ce temps, nous avons été ensevelis dans les neiges. Enfin, monsieur, j’ai eu votre paquet et la lettre dont vous m’honorez. Je vois avec beaucoup de plaisir les vues philosophiques qui règnent dans votre Grammaire (1). Il est certain qu’il y a, dans toutes les langues du monde, une logique secrète qui conduit les idées des hommes sans qu’ils s’en aperçoivent, comme il y a une géométrie cachée dans tous les arts de la main, sans que le plus grand nombre des artistes s’en doute. Un instinct heureux fait apercevoir aux femmes d’esprit si on parle bien ou mal ; c’est aux philosophes à développer cet instinct. Il me paraît que vous y réussissez mieux que personne. L’usage malheureusement l’emporte toujours sur la raison. C’est ce malheureux usage qui a un peu appauvri la langue française, et qui lui a donné plus de clarté que d’énergie et d’abondance : c’est une indigente orgueilleuse qui craint qu’on ne lui fasse l’aumône. Vous êtes parfaitement instruit de sa marche, et vous sentez qu’elle manque quelquefois d’habits. Les philosophes n’ont point fait les langues, et voilà pourquoi elles sont toutes imparfaites.
J’ai déjà lu une grande partie de votre livre. Je vous fais, monsieur, mes sincères remerciements de la satisfaction que j’ai eue et de celle que j’aurai. J’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Grammaire générale, ou Exposition raisonnée des Eléments nécessaires du langage, pour servir de fondement à l’étude de toutes les langues. (G.A.)
à M. Damilaville.
15 Janvier 1768.
Je réponds en hâte, mon cher ami, à votre lettre du 7. Je ne conçois pas comment M. d’Argental peut hésiter un moment à faire parler M. le duc de Praslin. On augmente son crédit quand on l’emploie pour la justice et pour l’amitié. La timidité en pareil cas serait une lâcheté dont il est incapable.
M. Boursier m’a dit que vous vouliez avoir je ne sais quel rogaton d’un nommé Saint-Hyacinthe (1). Il demande par quelle voie il faut vous le faire tenir. Il dit que, s’il tombait en d’autres mains, cela pourrait vous nuire dans les circonstances présentes. Je vous demande en grâce de ne point trop effaroucher ceux qui protègent le jeune Mabille. Vous connaissez cet excellent vers de La Motte :
Un ennemi nuit plus que cent amis ne servent.
La protectrice de Mabille paraît se rendre à la raison, et ne veut point du tout qu’on vous laisse sans récompense. Que le titulaire vive encore seulement six semaines, et j’ose croire que M. le duc de Choiseul parlera. Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Le Dîner du comte de Boulainvilliers. (G.A.)
à M. Chardon.
A Ferney, 15 Janvier 1768.
Monsieur, souffrez qu’en vous renouvelant mes hommages et mes remerciements au commencement de cette année, je vous félicité sur la victoire que vous venez de remporter. Le roi en a usé avec vous comme il le fallait. Il vous rend justice comme vous l’avez rendue. On m’apprend que cette petite tracasserie des chambres assemblées n’a pas ralenti vos bontés pour les Sirven. Tout a conspiré contre cette famille malheureuse, jusqu’à son avocat au conseil, qui est mort lorsque vous alliez rapporter cette affaire. Mais plus elle est persécutée par la nature, par la fortune et par l’injustice, plus vous daignerez employer votre ministère et votre éloquence à la tirer d’oppression.
Je me flatte que vous avez enfin reçu cette apologie de l’arrêt de Toulouse contre les Calas. Elle ressemble à l’Apologie de la Saint-Barthélemy, par l’abbé de Caveyrac, et au Panégyrique de la Vérole, par M. Robbé (1).
La famille Sirven trouvera aisément un autre avocat au conseil que M. Cassen (2) ; mais elle ne trouvera jamais un rapporteur et un juge plus capable de mettre au grand jour son innocence, et de consoler une calamité si longue et si déplorable. J’ai l’honneur d’être, avec le plus grand respect et le plus sincère dévouement, monsieur, votre, etc.
1 – Mort en 1792. (G.A.)
2 – Mort en décembre 1767. (G.A.)
à M. Le Riche.
Le 16 Janvier 1768.
Je vous suis très obligé, monsieur, de votre belle consultation sur la retenue du vingtième ; aucun avocat n’aurait mieux expliqué l’affaire.
Je me flatte que vous aurez fait parvenir à l’ami Nonnotte la Lettre d’un avocat (1) qui ne vous vaut pas. On accommodera plutôt cent affaires avec des princes qu’une seule avec des fanatiques. La ville de Besançon est pleine de ces monstres.
Je ne sais si vous avez apprivoisé ceux d’Orgelet. Je ne connaissais point un livre imprimé à Besançon, intitulé Histoire du Christianisme, tirée des auteurs païens, par un Bullet, professeur en théologie. Je viens de l’acheter. Si quelque impie avait voulu rendre le christianisme ridicule et odieux, il ne s’y serait pas pris autrement. Il ramasse tous les traits de mépris et d’horreur que les Romains et les Grecs ont lancés contre les premiers chrétiens, pour prouver, dit-il, que ces chrétiens étaient fort connus des païens.
Puisse le pauvre Fantet (2) ne pas trouver en Flandre des gens plus superstitieux que les Comtois ! Je vous embrasse, etc.
1 – Voyez tome III, page 731. (G.A.)
2 – Ce libraire, acquitté à Besançon, avait été renvoyé devant le parlement de Douai. (G.A.)
à M. Élie de Beaumont.
Ferney, le 16 Janvier 1768.
Ainsi donc, mon cher défenseur de l’innocence in propria venit, et sui eum non receperunt. Je vous croyais en pleine possession de Canon, et je vois, en jouant sur le mot, qu’il vous faudra du canon pour entrer chez vous. Il faudra cependant bien qu’à la fin madame de Beaumont jouisse de la maison de ses pères. Il faut qu’elle soit habitée par l’éloquence et par l’esprit, après l’avoir été par la finance, afin qu’elle soit purifiée.
Notre ami M. Damilaville est actuellement plus embarrassé que vous. On lui conteste une place qui lui avait été promise, et qu’il a méritée par vingt ans de travail assidu.
Je suis très fâché de la mort de M. Cassen. Il sera aisé de trouver un avocat au conseil qui le remplace. M. Chardon n’attend que le moment de rapporter ; il est tout prêt. Je pense même que le petit orage que le parlement de Paris lui a fait essuyer ne ralentira pas son zèle contre le parlement de Toulouse.
J’attends avec grande impatience le mémoire que vous avez bien voulu faire pour les accusés de Sainte-Foy ; ils sont encore aux fers, et vous les briserez. Il est inconcevable que la jurisprudence soit si barbare dans une nation si légère et si gaie. C’est, je crois, parce que nos agréments sont très modernes, et notre barbarie très ancienne.
Je ne savais pas que l’Honnête Criminel existât en effet, et qu’il s’appelât Favre (1). Si la chose est comme le dit l’auteur de la pièce, le père est un grand misérable, et l’ouvrage serait plus attendrissant si le père venait se présenter au bout d’un mois, au lieu d’attendre quelques années. Quoi qu’il en soit il y a trop de fanatiques aux galères, conduits par d’autres fanatiques. La raison et la tolérance vous ont choisi pour leur avocat, elles avaient besoin d’un homme tel que vous.
Je présente mes respects à madame de Beaumont, et je partage entre vous deux mon attachement inviolable et ma sincère estime.
1 – Ou plutôt Fabre. Dans une lettre à Fenouillot du 11 avril, Voltaire dit au contraire qu’il connaissait ce Fabre. (G.A.)