JUGEMENT - VIE DE MOLIÈRE - Partie 2
Photo de PAPAPOUSS
JUGEMENTS SUR MOLIÈRE, CRÉBILLON, SHAKESPEARE,
BOILEAU, LA FONTAINE, MADAME DU CHÂTELET, FRÉDÉRIC II,
HELVÉTIUS, LOUIS RACINE, J.B.-ROUSSEAU, DESFONTAINES.
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VIE DE MOLIÈRE,
AVEC DES JUGEMENTS SUR SES OUVRAGES.
- Partie 2 -
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Depuis l’an 1658 jusqu’à 1673, c’est-à-dire en quinze années de temps, il donna toutes ses pièces, qui sont au nombre de trente. Il voulut jouer dans le tragique ; mais il n’y réussit pas ; il avait une volubilité dans la voix, et une espèce de hoquet qui ne pouvait convenir au genre sérieux, mais qui rendait son jeu comique plus plaisant. La femme (1) d’un des meilleurs comédiens que nous ayons eus a donné ce portrait-ci de Molière :
« Il n’était ni trop gras ni trop maigre ; il avait la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle ; il marchait gravement, avait l’air très sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts ; et les divers mouvements qu’il leur donnait lui rendaient la physionomie extrêmement comique. A l’égard de son caractère, il était doux, complaisant, généreux. Il aimait fort à haranguer, et quand il lisait ses pièces aux comédiens, il voulait qu’ils y amenassent leurs enfants, pour tirer des conjectures de leur mouvement naturel. »
Molière se fit dans Paris un très grand nombre de partisans et presque autant d’ennemis. Il accoutuma le public, en lui faisant connaître la bonne comédie, à le juger lui-même très sévèrement. Les mêmes spectateurs qui applaudissaient aux pièces médiocres des autres auteurs, relevaient les moindres défauts de Molière avec aigreur. Les hommes jugent de nous par l’attente qu’ils en ont conçue ; et le moindre défaut d’un auteur célèbre, joint avec les malignités du public, suffit pour faire tomber un bon ouvrage. Voilà pourquoi Britannicus et les Plaideurs de M. Racine furent si mal reçus ; voilà pourquoi l’Avare, le Misanthrope, les Femmes savantes, l’Ecole des femmes, n’eurent d’abord aucun succès.
Louis XIV, qui avait un goût naturel et l’esprit très juste, sans l’avoir cultivé, ramena souvent, par son approbation, la cour et la ville aux pièces de Molière. Il eût été plus honorable pour la nation de n’avoir pas besoin des décisions de son prince pour bien juger. Molière eut des ennemis cruels, surtout les mauvais auteurs du temps, leurs protecteurs et leurs cabales : ils suscitèrent contre lui les dévots ; on lui imputa des livres scandaleux ; on l’accusa d’avoir joué des hommes puissants, tandis qu’il n’avait joué que les vices en général ; et il eût succombé sous ces accusions, si ce même roi, qui encouragea et qui soutint Racine et Despréaux, n’eût pas aussi protégé Molière (2).
Il n’eut à la vérité qu’une pension de mille livres, et sa troupe n’en eut qu’une de sept. La fortune qu’il fit par le succès de ses ouvrages le mit en état de n’avoir rien de plus à souhaiter ; ce qu’il retirait du théâtre, avec ce qu’il avait placé, allait à trente mille livres de rente, somme qui, en ce temps-là, faisait presque le double de la valeur réelle de pareille somme d’aujourd’hui.
Le crédit qu’il avait auprès du roi paraît assez par le canonicat qu’il obtint pour le fils de son médecin. Ce médecin s’appelait Mauvilain. Tout le monde sait qu’étant un jour au dîner du roi : Vous avez un médecin, dit le roi à Molière, que vous fait-il ? « Sire, répondit Molière, nous causons ensemble, il m’ordonne des remèdes, je ne les fais point, et je guéris. »
Il faisait de son bien un usage noble et sage ; il recevait chez lui des hommes de la meilleure compagnie, les Chapelle, les Jonsac, les Desbarreaux, etc., qui joignaient la volupté et la philosophie. Il avait une maison de campagne à Auteuil, où il se délassait souvent avec eux des fatigues de sa profession, qui sont bien plus grandes qu’on ne pense. Le maréchal de Vivonne, connu par son esprit et par son amitié pour Despréaux, allait souvent chez Molière, et vivait avec lui comme Lélius avec Térence. Le grand Condé exigeait de lui qu’il le vînt voir souvent, et disait qu’il trouvait toujours à apprendre dans sa conversation.
Molière employait une partie de son revenu en libéralités, qui allaient beaucoup plus loin que ce qu’on appelle dans d’autres hommes des charités. Il encourageait souvent par des présents considérables de jeunes auteurs qui marquaient du talent (3) : c’est peut-être à Molière que la France doit Racine. Il engagea le jeune Racine, qui sortait de Port-Royal, à travailler pour le théâtre dès l’âge de dix-neuf ans. Il lui fit composer la tragédie de Théagène et de Chariclée ; et quoique cette pièce fût trop faible pour être jouée, il fit présent au jeune auteur de cent louis, et lui donna le plan des Frères ennemis.
Il n’est peut-être pas inutile de dire qu’environ dans le même temps, c’est-à-dire en 1661, Racine ayant fait une ode sur le mariage de Louis XIV, M. Colbert lui envoya cent louis au nom du roi.
Il est très triste pour l’honneur des lettres que Molière et Racine aient été brouillés depuis ; de si grands génies, dont l’un avait été le bienfaiteur de l’autre, devaient être toujours amis.
Il éleva et il forma un autre homme, qui par la supériorité de ses talents et par les dons singuliers qu’il avait reçus de la nature, mérite d’être connu de la postérité. C’était le comédien Baron, qui a été unique dans la tragédie et dans la comédie. Molière en prit soin comme de son propre fils.
Un jour, Baron vint lui annoncer qu’un comédien de campagne, que la pauvreté empêchait de se présenter, lui demandait quelques légers secours pour aller joindre sa troupe. Molière ayant su que c’était un nommé Mondorge, qui avait été son camarade, demanda à Baron combien il croyait qu’il fallait lui donner. Celui-ci répondit au hasard : « Quatre pistoles. – Donnez-lui quatre pistoles pour moi, lui dit Molière ; en voilà vingt qu’il faut que vous lui donniez pour vous. » et il joignit à ce présent celui d’un habit magnifique. Ce sont de petits faits ; mais ils peignent le caractère.
Un autre trait mérite plus d’être rapporté. Il venait de donner l’aumône à un pauvre : un instant après le pauvre court après lui, et lui dit : « Monsieur, vous n’aviez peut-être pas dessein de me donner un louis d’or, je viens de vous le rendre. – Tiens, mon ami, dit Molière, en voilà un autre ; « et il s’écria : « Où la vertu va-t-elle se nicher ! » Exclamation qui peut faire voir qu’il réfléchissait sur tout ce qui se prétendait à lui, et qu’il étudiait partout la nature en homme qui la voulait peindre.
Molière, heureux par ses succès et par ses protecteurs, par ses amis et par sa fortune, ne le fut pas dans sa maison. Il avait épousé en 1661 une jeune fille née de la Béjard et d’un gentilhomme nommé Modène (4). On disait que Molière en était le père : le soin avec lequel on avait répandu cette calomnie, fit que plusieurs personnes prirent celui de la réfuter. On prouva que Molière n’avait connu la mère qu’après la naissance de cette fille. La disproportion d’âge, et les dangers auxquels une comédienne jeune et belle est exposée, rendirent ce mariage malheureux ; et Molière, tout philosophe qu’il était d’ailleurs, essuya dans son domestique les dégoûts, les amertumes, et quelquefois les ridicules qu’il avait si souvent joués sur le théâtre : tant il est vrai que les hommes qui sont au-dessus des autres par les talents, s’en rapprochent presque toujours par les faiblesses ; car pourquoi les talents nous mettraient-ils au-dessus de l’humanité ?
La dernière pièce qu’il composa fut le Malade imaginaire. Il y avait quelque temps que sa poitrine était attaquée, et qu’il crachait quelquefois du sang. Le jour de la troisième représentation il se sentit plus incommodé qu’auparavant : on lui conseilla de ne point jouer ; mais il voulut faire un effort sur lui-même, et cet effort lui coûta la vie.
Il lui prit une convulsion en prononçant juro, dans le divertissement de la réception du malade imaginaire. On le rapporta mourant chez lui, rue de Richelieu. Il fut assisté quelques moments par deux de ces religieuses qui viennent quêter à Paris pendant le carême, et qu’il logeait chez lui. Il mourut entre leurs bras, étouffé par le sang qui lui sortait par la bouche, le 17 Février 1673, âgé de cinquante-trois ans. Il ne laissa qu’une fille qui avait beaucoup d’esprit (5). Sa veuve épousa un comédien nommé Guérin.
Le malheur qu’il avait eu de ne pouvoir mourir avec les secours de la religion, et la prévention contre la comédie, déterminèrent Harlay de Chanvalon, archevêque de Paris, si connu par ses intrigues galantes, à refuser la sépulture à Molière. Le roi le regrettait ; et ce monarque, dont il avait été le domestique et le pensionnaire, eut la bonté de prier l’archevêque de Paris de le faire inhumer dans une église. Le curé de Saint-Eustache, sa paroisse, ne voulut pas s’en charger. La populace, qui ne connaissait dans Molière que le comédien, et qui ignorait qu’il avait été un excellent auteur, un philosophe, un grand homme en son genre, s’attroupa en foule à la porte de sa maison le jour du convoi : sa veuve fut obligée de jeter de l’argent par les fenêtres ; et ces misérables, qui auraient, sans savoir pourquoi, troublé l’enterrement, accompagnèrent le corps avec respect.
La difficulté qu’on fit de lui donner la sépulture, et les injustices qu’il avait essuyées pendant sa vie, engagèrent le fameux père Bouhours à composer cette espèce d’épitaphe, qui, de toutes celles qu’on fit pour Molière, est la seule qui mérite d’être rapportée, et la seule qui ne soit pas dans cette fausse et mauvaise histoire qu’on a mise jusqu’ici au-devant de ses ouvrages :
Tu réformas et la ville et la cour ;
Mais quelle en fut la récompense ?
Les Français rougiront un jour
De leur peu de reconnaissance.
Il leur fallut un comédien.
Qui mît à les polir sa gloire et son étude ;
Mais, Molière, à ta gloire il ne manquerait rien,
Si parmi les défauts que tu peignis si bien,
Tu les avais repris de leur ingratitude.
Non-seulement j’ai omis dans cette Vie de Molière les contes populaires touchant Chapelle et ses amis ; mais je suis obligé de dire que ces contes adoptés par Grimarest sont très faux. Le feu duc de Sully, le dernier prince de Vendôme, l’abbé de Chaulieu, qui avaient beaucoup vécu avec Chapelle, m’ont assuré que toutes ces historiettes ne méritaient aucune créance.
1 – Mademoiselle Ducroisy, femme de Paul Poisson. (G.A.)
2 – Voltaire pensait à lui-même en écrivant tout cet alinéa. (G.A.)
3 – « Ce que je fais aussi, » semble sous-entendre Voltaire. (G.A.)
4 – Erreur. La femme de Molière, Armande Béjard, était fille de Joseph Béjard et de Marie Hervé. La Madeleine Béjard dont il est parlé ici était sa sœur. (G.A.)
5 – Mariée à R. de Montalant, écuyer, et morte sans enfants. (G.A.)