OPUSCULE - Des païens et des sous-fermiers
Photo de PAPAPOUSS
DES PAÏENS ET DES SOUS-FERMIERS.
- 1765 -
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[Cet opuscule fut publié dans les Nouveaux mélanges, en 1765. Comme Timon et comme l’écrit intitulé : Jusqu’à quel point on doit tromper le peuple, c’est une manière d’apologue.] (G.A.)
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Un jour le cardinal de Fleury, en présentant au roi les fermiers généraux qui venaient de signer un bail : voilà, dit-il, sire, les quarante colonnes de l’Etat (1).
Quelques jours après, un sous-fermier, nommé Blaise Rabau (car il y avait alors des sous-fermiers), alla le dimanche au sermon de la paroisse dans sa terre près de Beaugency, pour édifier ses vassaux ; le prédicateur avait pris pour texte : « Qui n’écoute pas l’Eglise soit regardé comme un païen ou comme un publicain (2) ! »
M. Ravau, accompagné de ses amis, sortit en colère, et emmena sa compagnie, aussi indignée que lui. Le prédicateur du village qui n’y entendait point finesse, alla se présenter à souper chez son seigneur, selon sa coutume : Vous êtes bien insolent, lui dit M. Rabau, de m’insulter en chaire, et de m’appeler païen ! Je vous ferai condamner par la chambre de Valence. Apprenez que si les fermiers sont les colonnes de l’Etat, j’en suis au moins un chapiteau. Où avez-vous pêché, s’il vous plaît, les injures que vous me dites ?
- Monseigneur, répliqua le prédicateur, je vous demande pardon, ce n’est pas ma faute, le texte est de l’Ecriture. - Qu’on la réforme, dit M. Rabau ; je vous en charge, et vous en répondrez à mes commis.
Le prédicateur restait muet et confus. Un énorme receveur des tailles, qui était assis auprès du seigneur, prit alors la parole, et dit : Je ne lis jamais que les édits du roi sur les finances je ne sais ce que c’est que païen et publicain ; s’il y a en effet un livre où il soit mal parlé des receveurs des tailles, c’est un livre contre l’Etat et les bonnes mœurs ; j’en parlerai à monsieur l’intendant, qui certainement fera condamner le livre au premier concile. Toute la compagnie parla avec la même énergie.
Quoi ! disait M. Blaise Rabau, je vous paie pour venir prêcher dans ma paroisse, et votre texte me dit des injures ! Quel rapport, s’il vous plaît, entre un païen et un fermier des aides et gabelles ? Ne suis-je pas un homme nécessaire à l’Etat ? La société peut-elle subsister sans qu’il y ait des citoyens chargés du recouvrement des deniers publics ? Ceux qui les percevaient chez les Romains n’étaient-ils pas chevaliers ? non pas chevaliers de Saint-Michel, mais chevaliers avec un gros anneau d’or. Ne formaient-ils pas le second ordre de la république, comme je l’ai ouï dire à un savant de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, qui vient dîner chez moi tous les mardis, et qui s’en va dès qu’il a mangé ? Il ne m’a jamais dit que ces gens-là fussent damnés à Rome. Un fermier général ne peut avoir été mis dans le rang des païens que par des gueux qui n’ont pas de quoi payer, et qui veulent plaire à la populace. Remarquez que tous ces drôles qui déclament contre les riches n’ont jamais eu de pot au feu, et viennent nous demander à souper. Ne manquez pas de m’apporter votre rétractation par écrit, afin que je la paraphe.
- Monseigneur, lui répliqua le révérend père prédicateur, il me vient une idée : on pourrait accommoder les choses ; il est vrai que les publicains sont toujours mis dans l’Ecriture avec les païens mais vous n’êtes point païen, donc vous n’êtes point publicain.
Blaise Rabau, après avoir rêvé, lui dit : Père, qu’entendez-vous donc par publicain ? Il me semble, dit l’orateur, que publicain vient de public, et qu’il n’y a de damnés que ceux qui lèvent les deniers publics.
A cette fatale réponse, une juste colère transporta toute l’assemblée ; on allait jeter le Père par les fenêtres, quand il leur dit : Messieurs, cette sentence éternelle ne vous regarde pas ; encore une fois, vous n’êtes pas publicains. – Comment cela, maraud ? dit M. Rabau, qui ne se possédait plus. – C’est, dit le prédicateur, que les publicains, chez les Grecs et chez les Romains, étaient ceux qui recevaient les deniers du public ; et c’est pour cela qu’ils étaient excommuniés : mais vous, messieurs, vous percevez les deniers du roi, vous ne rendez point compte au public ainsi l’anathème ne peut être pour vous, et vous ne trouverez nulle part que les sous-fermiers du roi soient excommuniés.
- Ah ! mon révérend Père, que vous êtes un galant homme ! s’écria M. Rabau. Mais si vous étiez à Venise, où les trésoriers rendent compte de leur maniement à la république, comment expliqueriez-vous votre texte ?
- Oh ! dit le Père, rien n’est plus aisé ; je ferais voir évidemment que l’anathème n’est prononcé que contre les fermiers d’un royaume : et c’est ainsi que nous expliquons tous ces textes.
1 – Oui, dit le marquis de Souvré, ils soutiennent l’Etat comme la corde soutient le pendu. (K.)
2 – Matthieu, XVIII, 17. (G.A.)