CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 59

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CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 59

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à M. le chevalier de Taulès.

 

A Ferney, 14 Décembre 1767.

 

 

          Mes raisons de vous aimer, monsieur, sont que vous avez la franchise et la bonté de mon héros (1), dans le pays duquel vous êtes né. Il faut avoir bien envie de crier, pour trouver mauvais qu’on ait produit les lettres de Jean-Jacques (2) ; je croyais d’ailleurs que des archives étaient faites pour être consultées ; on en use ainsi à la Tour de Londres, et jamais on ne s’est avisé de trouver Rymer (3) indiscret.

 

          Je prendrai la liberté d’en écrire un mot à M. le duc de Choiseul : il y a longtemps que l’anecdote du traité apporté par des gardes-du-corps est imprimée. Un fait aussi peu vraisemblable a besoin d’autorité ; il y a une note (4) qui indique que cela est tiré du dépôt. Effectivement, vous savez qu’avant vous il y a un homme fort au fait qui m’apprit cette particularité, et c’est ce que je certifierai à votre principal ; mais il n’est pas encore temps.

 

          Vous êtes informé de plus qu’on m’a fait une petite tracasserie avec lui, et qu’on m’a voulu faire passer pour représentant (5) ; cependant je ne me mêle pas plus des représentations de Genève que de celles des parlements, et je suis comme cet homme qui chantait les psaumes sur l’air : Tout cela m’est indifférent. Ce qui ne m’est pas indifférent, c’est votre amitié. Je vous supplie, quand vous verrez M. Thomas, de lui dire qu’il n’a point d’admirateur plus zélé que moi Je finis là ma lettre, car je suis bien malade, et je la finis sans compliments, ils sont dans mon cœur.

 

 

1 – Henri IV. (G.A.)

2 – Voyez la lettre à Hume du 24 Octobre 1766. (G.A.)

3 – Auteur de la collection intitulée : Fœdera, conventiones,etc. (G.A.)

4 – Supprimée depuis. (G.A.)

5 – C’est-à-dire partisan de la bourgeoisie génevoise. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

Au château de Ferney, par Genève, 14 Décembre 1767.

 

 

          Monsieur, vous n’ignorez pas qu’après les saisies faites par des marchands de Lyon sur les terres de Richwir au préjudice de mes droits, après les paiements exigés par d’autres créanciers postérieurs à moi, j’ai été forcé de recourir aux voies judiciaires pour assurer mes intérêts et ceux de ma famille.

 

          Vous savez que cette démarche était indispensable. Messieurs de la chambre des finances de Montbéliard ont reconnu la justice de mes droits et la circonspection de mes procédés.

 

          Vous êtes avocat de monseigneur le duc de Wurtemberg, et vous pensez comme lui ; vous ne pouvez désapprouver aucune de mes démarches.

 

          On me devra environ soixante-douze mille livres à la réception de ma lettre ; j’en demandais dix au mois de décembre et dix au mois de janvier, avec le paiement de mes frais, et le reste en délégations sur des fermiers.

 

          La chambre des finances m’a mandé qu’il y avait dix mille livres pour moi à Colmar, mais elle ne me les a point envoyées. Ni mon âge de soixante-quatorze ans passés, ni mes besoins pressants, ni ma famille, ne me permettent d’attendre ; j’ai l’honneur de vous en donner avis ; je vous supplie d’envoyer cette lettre à Montbéliard, et de me croire avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

14 Décembre 1767.

 

 

          Vous voyez, mon cher ami, que je mets vos intérêts en sûreté par cette lettre ostensible (1), après laquelle je poursuivrai mes droits si on ne me rend une très prompte justice.

 

          Mes frais en Franche-Comté montent à présent à sept cent trente livres. Je vous prie de me dire à quoi montent ceux de Colmar.

 

          Voilà une affaire bien triste à mon âge. Je vous embrasse tendrement.

 

 

1 – La lettre précédente que ce billet accompagnait. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

A Ferney, 14 Décembre 1767.

 

 

          Mon cher ami, je reçois votre lettre du 28 de novembre, et vous devez avoir reçu la mienne du 2 de décembre, dans laquelle je vous mandais ce que j’avais fait auprès de M. le duc de Choiseul et de madame de Sauvigny. Je vous rendais compte de ses intentions et de ses raisons. Je lui envoie aujourd’hui une copie de la lettre de M. le contrôleur général, du 30 de mars. Ma lettre est pour elle et pour M. l’intendant, qui m’a fait aussi l’honneur de me venir voir à Ferney. Mais, encore une fois, vous ferez plus en un quart d’heure à Paris par vous et par vos amis.

 

          Je ne peux encore avoir reçu de réponse de M. le duc de Choiseul.

 

          Vous ne me parlez point des nouveaux édits en faveur des négociants et des artisans. Il me semble qu’ils font beaucoup d’honneur au ministère. C’est, en quelque façon, casser la révocation de l’édit de Nantes avec tous les ménagements possibles. Cette sage conduite me fait croire qu’en effet des ordres supérieurs ont empêché les sorboniqueurs d’écrire contre la tolérance. Tout cela me donne une bonne espérance de l’affaire des Sirven, quoiqu’elle languisse beaucoup.

 

          Je suis bien étonné qu’on ait imprimé à Paris l’Essai historique sur les dissidents de Pologne (1). Je ne crois pas que son excellence le nonce de sa sainteté ait favorisé cette impression.

 

          On parle de quelques autres ouvrages nouveaux, entre autres de quelques Lettres écrites au prince de Brunswick sur Rabelais, et sur tous les auteurs italiens, français, anglais, allemands, accusés d’avoir écrit contre notre sainte religion. On dit que ces lettres sont curieuses. Je tâcherai d’en avoir un exemplaire et de vous l’envoyer, supposé qu’on puisse vous le faire tenir par la poste.

 

          Je laisse là l’opéra de Philidor (2) ; je ne le verrai jamais. Je ne veux point regretter des plaisirs dont je ne peux jouir. Tout ce que je sais, c’est que le récitatif de Lulli est un chef-d’œuvre de déclamation comme les opéras de Quinault sont des chefs-d’œuvre de poésie naturelle, de passion, de galanterie, d’esprit et de grâce. Nous sommes aujourd’hui dans la boue, et les doubles croches ne nous en tireront pas.

 

          Voici une réponse que je dois depuis deux mois à une commissaire de marine (3) qui a fait imprimer chez Merlin une ode sur la Magnanimité. Je suis assailli tous les jours de vingt lettres dans ce goût. Cela me dérobe tout mon temps, et empoisonne la douceur de ma vie. Plus vos lettres me consolent, plus celles des inconnus me désespèrent : cependant il faut répondre, ou se faire des ennemis. Les ministres sont bien plus à leur aise ; ils ne répondent point.

 

          Je vous supplie de vouloir bien faire rendre ma lettre par Merlin au magnanime commissaire de marine.

 

          J’attends l’édit (4) du concile perpétuel des Gaules ; je sais qu’il n’est pas enregistré par le public.

 

          Adieu ; embrassez pour moi Protagoras, et aimez toujours votre très tendre ami. Puisse votre santé être en meilleur état que la mienne !

 

          Je n’ai point encore reçu mon Maréchal de Luxembourg (5).

 

 

1 – Voyez aux FRAGMENTS SUR L’HISTOIRE. (G.A.)

2 – Ernelinde. (G.A.)

3 – de Belin. La lettre de Voltaire manque. (G.A.)

4 – La Censure contre Bélisaire, par la Sorbonne. (G.A.)

5 – Les Mémoires sur le maréchal. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

Mardi.

 

 

          Voici un pauvre garçon bien malheureux. Voyez, monsieur, ce que votre compassion peut faire pour lui. Il a eu le malheur d’être capucin. Je l’avais recueilli chez moi ; il lui est échappé quelques paroles indiscrètes dans un cabaret. Le curé a soulevé les habitants contre lui ; on veut lui faire un procès criminel. Je suis forcé de le renvoyer. Il est fidèle, discret, et sait copier. Si vous pouvez le placer, je ne crois pas que vous en ayez des reproches. S’il peut vous être utile, il vous coûtera peu. Adieu, monsieur, je vous vois toujours trop peu. Vous connaissez mes tendres et respectueux sentiments pour vous.

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

16 Décembre 1767.

 

 

          Mon cher marquis, je vous ai écrit une lettre bien chagrine ; mais j’en ai reçu une de M. le duc de Duras si plaisante, si gaie, si pleine d’esprit, que me voilà tout consolé. Il est bien avéré que mademoiselle Dubois a joué à la pauvre Durancy un tour de maître Gonin ; mais il n’est pas moins avéré que le tripot tragique est à tous les diables. Il faut que je sois une bonne pâte d’homme, bien faible, bien sotte, pour m’y intéresser encore. La seule ressource peut-être serait d’engager mademoiselle Clairon à reparaître ; mais où trouver des hommes ? Elle serait là comme madame Gigogne, qui danse avec de petits polichinelles de trois pouces de haut.

 

          Vous n’avez que Lekain ; mais on dit qu’il a une maladie qui n’est pas favorable à la voix.

 

          Je vous recommande à la Providence.

 

          Le théâtre n’est pas la seule chose qui m’embarrasse ; j’ai quelques autres chagrins en prose et en arithmétique.

 

          Je vous prie de communiquer ma lettre à M. d’Argental. Adieu, mon cher marquis ; le bon temps est passé.

 

 

 

 

 

à M. de Pomaret.

 

18 Décembre 1767.

 

 

          Le solitaire à qui M. de Pomaret a écrit a tenté en effet tout ce qu’il a pu pour servir des citoyens qu’il regarde comme ses frères, quoiqu’il ne pense ni comme eux ni comme leurs persécuteurs. On a déjà donné deux arrêts du conseil en vertu desquels tous les protestants, sans être nommés, peuvent exercer toutes les professions, et surtout celle de négociant. L’édit pour légitimer leurs mariages a été quatre fois sur le tapis au conseil privé du roi. A la fin il n’a point passé, pour ne pas choquer le clergé trop ouvertement ; mais on a écrit secrètement une lettre circulaire à tous les intendants du royaume ; on leur recommande de traiter les protestants avec une grande indulgence. On a supprimé et saisi tous les exemplaires d’un décret de la Sorbonne, aussi insolent que ridicule, contre la tolérance. Le gouvernement a été assez sage pour ne pas souffrir que des pédants d’une communion osassent damner toutes les autres de leur autorité privée. Les hommes s’éclairent, et le contrains-les d’entrer paraît aujourd’hui aussi absurde que tyrannique.

 

          M. de Pomaret peut compter sur la certitude de ces nouvelles, et sur les sentiments de celui qui a l’honneur de lui écrire.

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

18 Décembre 1767.

 

 

          Mon cher enfant, mon cher ami, mon cher confrère, je ne me connais pas trop en C sol ut et en F ut fa. J’ai l’oreille dure je suis un peu sourd ; cependant je vous avoue qu’il y a des airs de Pandore qui m’ont fait beaucoup de plaisir. J’ai retenu, par exemple, malgré moi :

 

Ah ! vous avez pour vous la grandeur et la gloire.

 

Act. III.

 

          D’autres airs m’ont fait une grande impression, et laissent encore un bruit confus dans le tympan de mon oreille.

 

          Pourquoi sait-on par cœur les vers de Racine ? c’est qu’ils sont bons. Il faut donc que la musique retenue par les ignorants soit bonne aussi. On me dira que chacun sait par cœur :

 

J’appelle un chat un chat, et Rolet un fripon ;     BOIL., sat. I.

 

Aimez-vous la muscade ? on en a mis partout ; BOIL., sat. III.

 

(ce sont des vers du pont Neuf, et cependant tout le monde les sait par cœur) ; que la plupart des ariettes de Lulli sont des airs du pont Neuf et des barcarolles de Venise, d’accord : aussi ne les a-t-on pas retenus comme bons, mais come faciles. Mais, pour peu qu’on ait de goût, on grave dans sa mémoire tout l’Art poétique et quatre actes entiers d’Armide. La déclamation de Lulli est une mélopée si parfaite, que je déclame tout son récitatif en suivant ses notes, et en adoucissant seulement les intonations ; je fais alors un très grand effet sur les auditeurs, et il n’y a personne qui ne soit ému. La déclamation de Lulli est donc dans la nature, elle est adaptée à la langue, elle est l’expression du sentiment.

 

          Si cet admirable récitatif ne fait plus aujourd’hui le même effet que dans le beau siècle de Louis XIV, c’est que nous n’avons plus d’acteurs, nous en manquons dans tous les genres ; et, de plus, les ariettes de Lulli ont fait tort à sa mélopée, et ont puni son récitatif de la faiblesse de ses symphonies. Il faut convenir qu’il y a bien de l’arbitraire dans la musique. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a, dans la Pandore de M. de La Borde, des choses qui m’ont fait un plaisir extrême.

 

          J’ai d’ailleurs de fortes raisons qui m’attachent à cette Pandore. Je vous demanderai surtout de faire une bonne brigue, une bonne cabale, pour qu’on ne retranche point

 

O Jupiter ! ô fureurs inhumaines !

Eternel persécuteur,

De l’infortune créateur, etc.,

 

et non pas de l’infortuné, comme on l’a imprimé, cela est très janséniste, par conséquent très orthodoxe dans le temps présent ; ces b…. font Dieu auteur du péché, je veux le dire à l’Opéra. Ce petit blasphème sied d’ailleurs à merveille dans la bouche de Prométhée, qui, après tout, était un très grand seigneur, fort en droit de dire à Jupiter ses vérités.

 

          Si vous recevez des jansénistes dans votre Académie, tout est perdu, ils vont inonder la face de la France. Je ne connais point de secte plus dangereuse et plus barbare. Ils sont pires que les presbytériens d’Ecosse. Recommandez-les à M. d’Alembert ; qu’il fasse justice de ces monstres ennemis de la raison, de l’Etat, et des plaisirs.

 

          Je plains beaucoup mademoiselle Durancy, s’il est vrai qu’elle ait la voix dure et les fesses molles. On dit que mademoiselle Dubois a un très beau c… ; elle devait se contenter de cet avantage, et ne pas falsifier ma lettre pour faire abandonner le tripot de la Comédie à cette pauvre enfant. Ce n’est pas là un tour d’honnête fille, c’est un tour de prêtre ; mais, si elle est belle, si elle est bonne actrice, il faut tout lui pardonner. M. le duc de Duras a constaté ce petit artifice, mais il est fort indulgent pour les belles, ainsi qu’on doit l’être ; il a établi une petite école de déclamation à Versailles.

 

          Puissiez-vous avoir des acteurs pour votre Empire romain (1) ! Je m’intéresse à votre gloire comme un père tendre. Je vous aimerai, vous et les beaux-arts, jusqu’au dernier moment de ma vie ; maman est de moitié avec moi.

 

 

1 – Eudoxie.  (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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