CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 8

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 8

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

à M. le comte André de Schowalow.

 

A Ferney, 12 Février 1768.

 

 

          Vous m’avez écrit de Moscou, monsieur, une lettre telle qu’on n’en écrit point de Versailles, soit pour le style, soit pour le fond des choses, et vous avez enflammé mon cœur. Je ne sais si vous connaissez la mauvaise comédie des Visionnaires (1), qui eut autrefois en France le plus grand succès. Il y a dans cette pièce une vieille folle qui est amoureuse d’Alexandre. Pour moi, je suis un vieux fou amoureux de Catherine, qui me paraît autant au-dessus d’Alexandre que le fondateur est au-dessus du destructeur.

 

          Voici un sermon (2) dont il me paraît qu’elle est la sainte. Le prédicateur propose hardiment pour modèle, à une petite nation, l’exemple du plus vaste empire du monde. On rend de justes hommages à la législatrice du Nord dans mon voisinage, tandis qu’en France on fait encore le panégyrique de saint François, fondateur des cordeliers, de saint Dominique, à qui nous devons les jacobins, de saint Norberg, qui nous a donné les prémontrés.

 

          Nous leur avons assurément beaucoup d’obligations, et je trouve fort bon qu’ils aient des autels, quoique nous prétendions n’être point idolâtres. Je révère fort sainte Thérèse et sainte Ursule, mais j’aime mieux sainte Catherine.

 

          Je suis bien étonné que Diderot, en faveur de qui cette sainte Catherine a fait des miracles (3), ne lui ait pas chanté quelques antiennes. Il craint apparemment certains hérétiques qui sont en France, et qui sont très mal instruits. Ce serait, ce me semble, une œuvre pie assez nécessaire que de convertir ces hérétiques-là. J’espère bien qu’ils ouvriront les yeux à la lumière et qu’ils seront tous de ma religion.

 

          Vous êtes à la tête, monsieur, du plus beau comité que je connaisse. Il vaut mieux rédiger les lois de la Russie que d’aller consulter les lois de la Chine, et je vous aime mieux législateur qu’ambassadeur.

 

          Je fais partir, dans quelques jours, un gros ballot que sa majesté impériale a daigné me demander pour sa bibliothèque. Il n’arrivera pas sitôt ; il y a environ un quart du globe entre vous et moi et c’est de quoi je suis bien fâché.

 

          Je me mets aux pieds de madame la comtesse. Ma nièce est enchantée de votre souvenir ; elle partage mes sentiments.

 

 

1 – De Desmarets de Saint-Sorlin. (G.A.)

2 – Sermon, etc., par Josias Rossette. (G.A.)

3 – Allusion à l’achat de la bibliothèque du philosophe. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

12 Février 1768.

 

 

          Hier il arriva dans ma cour couvert de quatre pieds de neige, un énorme panier de bouteilles de vin de Champagne. A la vue de ce puissant remède contre la glace de nos climats et celle de la vieillesse, je reconnus les bontés de deux nouveaux mariés qui, dans leur bonheur, songent à soulager les malheureux : c’est une vertu qui n’est pas ordinaire.

 

          Comptez, monsieur et madame, que je suis aussi reconnaissant que vous êtes généreux. Votre nectar de Champagne vient d’autant plus à propos que celui de Bourgogne a manqué cette année. Vous êtes venus à notre secours dans le temps que nous étions livrés à nos ennemis, au plat vin de Beaujolais et de Mâcon.

 

          Vous nous avez flattés, madame Denis et moi, que vous pourriez bien, en passant, venir boire de votre vin. Nous aurons certainement la discrétion de ne pas tout avaler, et nous vous réserverons votre part bien loyalement.

 

          J’avouerai à M. le comte de Rochefort que je suis très affligé d’un bruit qui court dans Paris, que j’ai dîné autrefois avec le comte de Boulainvilliers et l’abbé Couet. Je vous jure que je n’ai jamais eu cet honneur. C’est une chose cruelle de m’attribuer toutes les fadaises irréligieuses qui paraissent depuis plusieurs années : il y en  a plus de cent. Les auteurs se plaisent à me les imputer. C’est un funeste tribut que je paie à une réputation qui me pèse plus qu’elle ne me flatte.

 

          Il est très certain que ce Dîner, dans lequel on ne servit que des poisons contre la religion chrétienne, est de Saint-Hyacinthe, et fut imprimé et supprimé il y a quarante ans juste. Cela est si vrai, qu’on parle dans ce petit livre du commencement des convulsions et du cardinal de Fleury, et que tout y atteste l’époque où il fut composé.

 

          Je sais, par une triste expérience, combien les calomnies les plus absurdes sont dangereuses, et viennent m’assiéger jusqu’au fond de ma retraite et empoisonner les derniers jours de ma vie. Votre amitié, monsieur, et la justice que vous me rendez, sont mes consolations. J’y ajoute celle d’employer mes derniers jours à la gloire de la patrie et de la religion, en donnant une édition du Siècle de Louis XIV, augmentée d’un grand tiers. Voilà ma seule occupation ; il n’est pas juste qu’on cherche à me perdre pour toute récompense.

 

          Je suis pénétré des sentiments les plus respectueux pour les deux nouveaux mariés de Champagne.

 

 

 

 

 

à M. Maigrot.

 

A Ferney, 12 Février 1768.

 

 

          Je vous remercie, monsieur, de toutes vos bontés. La lettre de Louis XIV m’était absolument nécessaire ; elle fait voir avec évidence qu’il en voulait personnellement à l’archevêque de Cambrai (1). Je trouve que, dans cette affaire, ce monarque se conduisit plus en homme piqué qu’en roi, et que le cardinal de Bouillon concilia noblement son devoir d’ambassadeur avec celui d’un ami.

 

          J’ai déjà donné la bataille de Steinkerque. J’ai dit simplement que la France regretta le prince de Turenne, qi donnait l’espérance d’égaler un jour son grand-oncle (2).

 

          J’ai retrouvé heureusement la lettre de Louis XIV au cardinal de La Trimouille (3), écrite en 1710, contre le cardinal de Bouillon. Il dit, dans cette lettre, qu’il est à craindre que ce doyen du sacré-collège ne devienne un jour pape. Cette anecdote est curieuse, et mérite de passer à la postérité. Le temps est venu où la vérité doit paraître, et, quand on la dit sans blesser les bienséances, on ne doit déplaire à personne.

 

          Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien présenter mon respect et mes remerciements à monseigneur le duc de Bouillon. Je ne suis point étonné qu’un homme de votre mérite soit auprès de lui. On ne peut être plus reconnaissant que je le suis des lumières que vous m’avez communiquées.

 

          J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments d’un cœur pénétré de vos bontés, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Voyez le Siècle de Louis XIV, chap. XXXVIII. (G.A.)

2 – Voyez le Siècle de Louis XIV, chap. XVI. (G.A.)

3 – Voyez le Siècle de Louis XIV, chap. XXXVIII. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Lewenhaupt.

 

13 Février 1768.

 

 

          Je voudrais bien, monsieur, que votre nouvelle fût vraie, et qu’on assemblât un concile en Espagne, surtout un concile de philosophes ; ce serait une assemblée de pères de la rédemption des captifs : ils délivreraient les âmes que les révérends pères dominicains retiennent prisonnières.

 

          Les pas que l’on fait dans le Milanais, à Venise, et à Naples, sont des pas de tortue. Les calculs des probabilités font croire qu’on pressera un jour la cadence. Je ne serai pas témoin de cette belle révolution ; mais je mourrai avec les trois vertus théologales, qui font ma consolation : la foi que j’ai à la raison humaine, laquelle commence à se développer dans le monde ; l’espérance que des ministres hardis et sages détruiront enfin des usages aussi ridicules que dangereux et la charité qui me fait gémir sur mon prochain, plaindre ses chaînes, et souhaiter sa délivrance.

 

          Ainsi, avec la foi, l’espérance et la charité, j’achève ma vie en bon chrétien. Je me flatte de deux choses que l’on a crue longtemps impossibles, le silence des théologiens, et la paix entre les princes. Je ne vois, de plusieurs années, aucun sujet de rupture entre les souverains ; et les douze cent mille hommes armés, qui font la parade en Europe, pourront bien ne faire longtemps que la parade. Chaque nation réparera petit à petit ses pertes comme elle pourra. Ce n’est peut-être pas trop vous faire ma cour que de vous prédire qu’il n’y aura point de guerre ; c’est dire à un bon danseur qu’on ne donnera point de bal : mais vous êtes du petit nombre qui préfère l’intérêt public à son ambition. Les militaires, ou je me trompe fort, seront réduits à être philosophes, jusqu’à ce qu’il arrive quelque grand événement dans l’Europe.

 

          Je suis très sensible, monsieur le comte, aux bontés que vous avez eues pour mon gendre adoptif M. Dupuits. Si vous avez quelques ordres à donner concernant M. votre fils, ne nous épargnez pas ; tout ce qui habite Ferney vous est dévoué, ainsi que moi. Ni ma vieillesse ni mes maladies n’affaiblissent les sentiments d’attachement et de respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, etc.

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

15 Février 1768.

 

 

          Je vais bien vous ennuyer, mon cher ange ; je vous envoie une profession de foi que je fis l’autre jour à un de mes amis (1). Je vous donne pour pénitence de la lire ; expiez par là votre énorme péché d’avoir jugé témérairement votre prochain. Vous sentez bien que c’est absolument Saint-Hyacinthe, et non pas moi, qui a dîné.

 

          Je sais qu’il y a des fanatiques et des furieux ; je sais que les gens qui pensent sont condamnés aux bêtes. L’Europe réclame, l’Europe crie ; mais

 

La sagesse n’est rien, la force a tout détruit.

 

Orph. de la Chine.

 

          Je suis trop vieux pour déménager ; cependant, s’il faut aller mourir ailleurs, je prendrai ce parti ; ma haine contre certains monstres est trop forte.

 

          J’ai ouï dire qu’on avait envoyé quelque chose à M. Suard. Je ne lui ai certainement rien envoyé, et le grand point est qu’il rende justice à cette vérité. Il est très certain qu’il n’y a personne dans Paris qui puisse dire que je lui aie fait tenir un plat de ce Dîner auquel je n’assistai jamais. Il y a d’autres gens qui envoient.

 

          Pour l’Homme aux quarante écus, on voit aisément que c’est l’ouvrage d’un calculateur : le ministère en doit être content. Je n’envoie jamais de brochures à Paris, mais je crois qu’on peut vous faire tenir celle-là sans vous compromettre. Je la chercherai si vous en êtes curieux, et vous l’aurez, mon très cher ange ; vous n’avez qu’à ordonner.

 

 

1 – Voyez la lettre à Damilaville du 8 Février. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

19 Février 1768.

 

          Mon cher ange, le dernier article de votre lettre du 12 février redouble toutes mes afflictions. Ce qui peut me consoler, c’est que madame d’Argental n’est pas entre les mains d’un charlatan ; j’espère beaucoup d’un vrai médecin, et encore plus de la nature. Je vous demande en grâce, mon cher ange, de ne me pas laisser ignorer son état, et de vouloir bien quelquefois m’en faire écrire des nouvelles. Nous avons beaucoup de maladies dans nos cantons ; j’en ai ma bonne part. La fin de la vie est triste, le commencement doit être compté pour rien, et le milieu est presque toujours un orage.

 

          Sirven est revenu. Celui-là pourrait dire, plus qu’un autre, combien la vie est affreuse. Sa famille mourra des coups de barre que Calas a reçus, et sa femme en est déjà morte.

 

          Vous avez reçu, sans doute, la copie d’une lettre (1) que j’ai écrite à propos de ce Dîner. Je ne suis pas encore bien sûr que le Militaire philosophe soit de Saint-Hyacinthe ; mais les fureteurs de littérature le croient, et cela suffit pour faire penser qu’il n’était pas indigne de dîner avec le comte de Boulainvilliers.

 

          Au reste, je n’écris jamais à Paris que dans le goût de la lettre dont je vous ai envoyé copie. Voici une petite liste de la dixième partie des ouvrages qui paraissent en Hollande et à Bâle coup sur coup ; vous sentez combien il serait absurde de les imputer à un seul homme. Il est impossible que j’y aie la moindre part, moi qui ne suis occupé que du Siècle de Louis XIV, dont je vous enverrai bientôt les deux premiers volumes.

 

          Je vous prie, mon cher ange, de me mander ce que vous pensez, et ce que le public éclairé pense, des Commentaires sur Racine (2). On dit que Fréron y a beaucoup de part. Quel siècle que celui où un Fréron et un Boisjermain osent juger Monime, Clytemnestre, Phèdre, Roxane, et Athalie ! Je serais bien fâché de mourir sans m’être plaint vivement à vous de toutes ces abominations. Pleurer avec ce qu’on aime est la ressource des opprimés.

 

          Il y a bien des tripots. Celui de la Sorbonne, celui de la Comédie, et celui que vous avez quitté, sont les trois les plus pitoyables. Je quitterai bientôt le grand tripot de ce monde et je n’y regretterai guère que vous.

 

          Quand vous verrez votre successeur, voulez-vous bien lui dire à quel point je l’estime et révère, en le supposant philosophe ?

 

          Mille tendres respects à vous, mon cher ange, et à la malade.

 

 

1 – Lettre du 8 Février. (G.A.)

2 – Par Bret. Ils furent publiés par Luneau de Boisjermain. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article