JUGEMENT - ÉLOGE DE CRÉBILLON - Partie 11
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JUGEMENTS SUR MOLIÈRE, CRÉBILLON, SHAKESPEARE,
BOILEAU, LA FONTAINE, MADAME DU CHÂTELET, FRÉDÉRIC II,
HELVÉTIUS, LOUIS RACINE, J.B.-ROUSSEAU, DESFONTAINES.
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ÉLOGE DE CRÉBILLON.
- 1962 -
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- Partie 11 -
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XERXÈS.
La tragédie de Xerxès, donnée en 1715, ne fut jouée que deux fois. Il arriva à la première représentation une chose assez singulière : tout le monde se mit à rire à ces vers d’un scélérat nommé Artaban, qui va assassiner son maître…
Amour d’un vain renom, faiblesse scrupuleuse,
Cessez de tourmenter une âme généreuse,
Digne de s’affranchir de vos soins odieux.
Chacun a ses vertus, ainsi qu’il a ses dieux.
Dès que le sort nous garde un succès favorable,
Le sceptre absout toujours la main la plus coupable ;
Il fait du parricide un homme généreux :
Le crime n’est forfait que pour les malheureux.
Ce n’était pas seulement ce galimatias qui faisait rire, c’était l’atrocité insensée de ces détestables maximes trop ordinaires alors au théâtre, et que Cartouche n’aurait osé prononcer. Cette horreur était si outrée dans la tragédie de Xerxès, que le public prit le parti d’en rire au lieu de faire entendre des huées d’indignation. Xerxès est écrit et conduit comme les pièces de Cyrano de Bergerac. Cependant on l’a fait imprimer en 1750 au Louvre, aux dépens du roi : c’est un honneur que n’ont eu ni Cinna ni Athalie (1).
1 – Ni Mahomet ni Zaïre, peut-on ajouter. Les œuvres complètes de Crébillon furent imprimées au Louvre, en 1750, dans une intention blessante pour Voltaire. (G.A.)
SÉMIRAMIS.
En 1717, M. de Crébillon fit représenter Sémiramis ; elle n’eut aucun succès, et ne sera jamais reprise. Le défaut le plus intolérable de cette pièce est que Sémiramis, après avoir reconnu Ninias pour son fils, en est encore amoureuse ; et ce qu’il y a d’étrange, c’est que cet amour est sans terreur et sans intérêt. Les vers de cette pièce sont très mal faits, la conduite insensée, et nulle beauté n’en rachète les défauts. Les maximes n’en sont pas moins abominables que celles de Xerxès. La diction et la conduite sont également mauvaises ; cependant l’auteur eut la faiblesse de la faire imprimer.
Le sieur Danchet (1), examinateur des livres, fut chargé de rendre compte de la pièce ; il donna son approbation en ces termes :
« J’ai lu Sémiramis, et j’ai cru que la mort de cette reine, au défaut de ses remords, pouvait faire tolérer l’impression de cette tragédie. »
Cette singulière approbation brouilla vivement Crébillon et Danchet. Celui-ci adoucit un peu les termes de son approbation ; mais la mort au défaut des remords subsista, et Crébillon fut au désespoir. Il a fait retrancher les approbations dans l’édition qu’il a obtenu qu’on fît au Louvre.
1 – Poète dramatique, 1671-1748. (G.A.)
PYRRHUS.
Pyrrhus eut quelque succès en 1729 ; mais ce succès baissa toujours depuis ; et aujourd’hui cette tragédie est entièrement abandonnée. Elle vaut mieux que Sémiramis ; mais le style en est si mauvais, il y a tant de longueurs et si peu de naturel et d’intérêt, qu’il n’est point à croire que jamais elle soit tirée de la foule des pièces qu’on ne représente plus.
CATILINA.
M. de Crébillon, ayant commencé la tragédie de Cromwell, abandonna ce projet et refondit les endroits des deux premiers actes dans le sujet de Catilina. Ensuite, se livrant au dégoût que lui donnait le malheur attaché si souvent à la littérature, il renonça à toute société et à tout travail, jusqu’à ce qu’en 1747 une personne respectable, dont le nom doit être cher à tous les gens de lettre (1), l’engagea, par des bienfaits, à finir cet ouvrage, dont on parlait dans Paris avec les plus grands éloges.
M. de Crébillon, reçu enfin à l’Académie française, y avait récité plusieurs fois ses premiers actes de Catilina, qu’on avait applaudis avec transport. Il continua la pièce à l’âge de soixante et dix ans passés. La faveur du public ne se signala jamais avec plus d’indulgence. En vain ce petit nombre d’hommes qui va toujours aux représentations armé d’une critique sévère réprouva l’ouvrage ; rien ne prévalut contre l’heureuse disposition du public, qui voulait ranimer un vieillard dont il plaignait la longue retraite, dont les talents avaient trouvé des partisans (2) que le public aimait.
Il est vrai qu’on riait en voyant Catilina parler au sénat de Rome du ton dont on ne parlerait pas aux derniers des hommes ; mais après avoir ri, on retournait à Catilina. On le joua dix-sept fois (3). Rien ne caractérise peut-être plus la nation que cet empressement singulier. Il y avait, dans cette faveur passagère, une autre raison qui contribua beaucoup à cet étrange succès, et qui ne venait pas d’un esprit de faveur (4).
Mais après que le torrent fut passé, on mit la pièce à sa véritable place ; et quelque protection qu’elle eût obtenue, on ne put la faire reparaître sur la scène. Les yeux s’ouvrent tantôt plus tôt, tantôt plus tard. Catilina était trop barbarement écrit ; la conduite de la pièce était trop opposée au caractère des Romains, trop bizarre, trop peu raisonnable, et trop peu intéressante, pour que tous les lecteurs ne fussent pas mécontents. On fut surtout indigné de la manière dont Cicéron est avili. Ce grand homme, conseillant à sa fille de faire l’amour à Catilina, était couvert de ridicule d’un bout à l’autre de la pièce.
Lorsque l’auteur récita cet endroit à l’Académie dans une séance ordinaire et non publique, il s’aperçut que ses auditeurs, qui connaissaient Cicéron et l’histoire romaine, secouaient la tête. Il s’adressa à M. l’abbé d’Olivet : Je vois bien, lui dit-il, que cela vous déplaît. Point du tout, répondit ce savant et judicieux académicien ; cet endroit est digne du reste, et j’ai beaucoup de plaisir à voir Cicéron le Mercure de sa fille.
Une courtisane nommé Fulvie, déguisée en homme, était encore une étrange indécence. Les derniers actes froids et obscurs achèvent enfin de dégoûter les lecteurs.
Quant à la versification et au style, on sera peut-être étonné que l’Académie, à qui l’auteur avait lu l’ouvrage, y ait laissé subsister tant de défauts énormes ; mais il faut savoir que l’Académie ne donne jamais de conseils que quand on les lui demande, et l’auteur était trop vieux pour en demander et pour en profiter. Ses vers ne furent applaudis dans les séances publiques que par des jeunes gens sur qui une déclamation ampoulée fait toujours quelque impression. Il arrive souvent la même chose au parterre, et ce n’est qu’avec le temps qu’on se détrompe d’une illusion en quelque genre que ce puisse être.
S’il est de quelque utilité de faire voir les défauts de détail, en voici quelques-uns que nous tirerons des premières scènes :
Dis-moi (si jusque-là ta fierté peut descendre),
Pourquoi faire égorger Nonnius cette nuit ?
La fierté de Catilina descend jusqu’à répondre à Lentulus qu’il a assassiné ce sénateur, l’un de ses partisans, pour se concilier les autres.
Et l’art de les soumettre exige un art suprême
Plus difficile encor que la victoire même.
Un chef de parti, dit-il,
. . . Doit tout rapporter à cet unique objet.
Vertueux ou méchant au gré de son projet :
Qu’il soit cru fourbe, ingrat, parjure, impitoyable,
Il sera toujours grand s’il est impénétrable.
Tel on déteste avant, que l’on adore après…
L’imprudence n’est pas dans la témérité.
Ensuite il dit qu’il aime la fille de Cicéron par tempérament :
C’est l’ouvrage des sens, non le faible de l’âme.
Deux vers après, il dit que cette passion
Est moins amour en lui qu’excès d’ambition.
Il avoue qu’il a conquis ce bien.
Il dit après :
. . . Cette flamme où tout mon cœur s’applique
Est le fruit de ma haine et de ma politique.
Ainsi il aime Tullie par les sens, par ambition, et par haine.
Il faut avouer qu’il est plaisant de voir après cela Tullie venir parler à Catilina dans un temple ; d’entendre Catilina qui lui dit :
Qu’il est doux cependant de revoir vos beaux yeux,
Et de pouvoir ici rassembler tous ses dieux !
A quoi Tullie répond que « si ses yeux sont des dieux, la foudre deviendra le moindre de leurs coups. »
Et Catilina réplique :
Songez . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Que l’amour est déchu de son autorité
Dès qu’il veut de l’honneur blesser la dignité.
C’est ainsi que presque toute la pièce est écrite.
Les étrangers nous ont reproché amèrement d’avoir applaudi cet ouvrage ; mais ils devaient savoir que nous n’avons fait en cela que respecter la vieillesse et la mauvaise fortune, et que cette condescendance est peut-être une des choses qui fait le plus d’honneur à notre public.
1 – Madame de Pompadour. (K.)
2 – Madame de Pompadour. (G.A.)
3 – Voyez, au THÉÂTRE, notre Notice sur Rome sauvée. (G.A.)
4 – La haine de quelques personnes puissantes contre Voltaire, et l’envie des gens de lettres. (K.)
LE TRIUMVIRAT.
Il est difficile qu’un auteur ne croie pas qu’on lui a rendu justice, quand on a applaudi son ouvrage. M. de Crébillon, encouragé par ce succès, fit le Triumvirat à l’âge de quatre-vingt-un ans ; mais le temps de la compassion était passé. Ce temps est toujours très court, et on ne peut obtenir grâce qu’une fois. Le Triumvirat se sentait trop de l’âge de l’auteur ; on ne le siffla point ; il n’y eut ni tumulte ni mauvaise volonté ; on l’écouta avec patience, mais bientôt la salle fut déserte. M. de Crébillon eut encore la faiblesse de faire imprimer cette malheureuse pièce avec une épître chagrine, dans laquelle il se plaint de la plus horrible cabale. Il y a quelquefois des cabales en effet ; mais quelle cabale peut empêcher le public de revenir entendre un ouvrage, s’il en est content ?
C’est une chose assez plaisante que les préfaces des auteurs de pièces de théâtre : tantôt il y a eu une conspiration générale contre leur pièce, tantôt ils remercient le public d’avoir bien voulu avoir du plaisir ; et lorsque cette préface, si remplie de remerciements, est imprimée, le public a déjà oublié la pièce et l’auteur.
Comme de toutes les productions de l’esprit les dramatiques sont les plus exposées au grand jour, ce sont celles qui donnent le plus de gloire ou le plus de ridicule. Il n’en est pas d’une tragédie comme d’une épître, d’une ode. On ne récita point en public l’ode de Boileau sur la Prise de Namur, ni ses satires sur l’Equivoque, et sur l’Amour de Dieu, devant deux mille personnes assemblées pour approuver ou pour condamner.
Un ouvrage en vers, quel qu’il soit, n’est guère connu que d’un petit nombre d’amateurs ; il est d’ordinaire mis au rang des choses frivoles dont la nation est inondée : mais les spectacles sont une partie de l’administration publique ; ils se donnent par l’ordre du roi, sous l’inspection des officiers de la couronne et des magistrats ; ils exigent des frais immenses. C’est à la fois un objet de commerce, de police, d’étude, de plaisir, d’instruction, et de gloire. Il rassemble les citoyens, il attire les étrangers, et par là il devient une chose importante. Tout cela fait que le succès est plus brillant en ce genre que dans tout autre ; mais aussi la chute est plus ignominieuse étant plus éclairée. C’est un triomphe ou une espèce d’esclavage. Il s’agit encore d’une rétribution assez honnête pour tirer un homme de la pauvreté ; ainsi, un auteur dramatique flotte pour l’ordinaire entre la fortune et l’indigence, entre le mépris et la gloire.
Ce sont ces deux puissants motifs qui ont toujours produit des haines si vives entre tous ceux qui ont travaillé pour le théâtre, depuis Aristophane jusqu’à nous. Ce fut l’unique source de ces abominables couplets dans lesquels M. de Crébillon fut désigné si scandaleusement par Rousseau, qui ne pouvait digérer le succès d’Idoménée, d’Atrée, et d’Electre, tandis qu’il voyait tomber toutes ses comédies : figulus figulo invidet est un proverbe de tous les temps et de toutes les nations.
Il est vrai que ce proverbe n’a pas eu lieu entre M. de Voltaire et M. de Crébillon ; c’est même une chose assez singulière que M. de Voltaire ayant traité Sémiramis, Electre et Catilina, et s’étant ainsi trouvé trois fois en concurrence avec lui (1), l’ait loué toujours publiquement, et lui ait même donné plusieurs marques d’amitié. Ils n’ont jamais eu aucun démêlé ensemble. Cela est rare entre gens de lettres qui courent la même carrière.
1 – Depuis cet Eloge, Voltaire a fait encore le Triumvirat et les Pélopides, deux sujets traités par Crébillon. Voyez au THÉÂTRE. (G.A.)