CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 22
Photo de PAPAPOUSS
à M. Horace Walpole.
A Ferney, le 15 Juillet 1768.
Monsieur, il y a quarante ans que je n’ose plus parler anglais, et vous parlez notre langue très bien. J’ai vu des lettres de vous, écrites comme vous pensez. D’ailleurs mon âge et mes maladies ne me permettent pas d’écrire de ma main. Vous aurez donc mes remerciements dans ma langue.
Je viens de lire la préface de votre Histoire de Richard III, elle me paraît trop courte. Quand on a si visiblement raison, et qu’on joint à ses connaissances une philosophie si ferme et un style si mâle, je voudrais qu’on me parlât plus longtemps. Votre père était un grand ministre et un bon orateur, mais je doute qu’il eût pu écrire comme vous. Vous ne pouvez pas dire : Quia pater major me est.
J’ai toujours pensé comme vous, monsieur, qu’il faut se défier de toutes les histoires anciennes. Fontenelle, le seul homme du siècle de Louis XIV qui fut à la fois poète, philosophe et savant, disait qu’elles étaient des fables convenues ; et il faut avouer que Rollin a trop compilé de chimères et de contradictions.
Après avoir lu la préface de votre histoire, j’ai lu celle de votre roman (1). Vous vous y moquez un peu de moi : les Français entendent raillerie ; mais je vais vous répondre sérieusement.
Vous avez presque fait accroire à votre nation que je méprise Shakespeare. Je suis le premier qui aie fait connaître Shakespeare aux Français ; j’en traduisis des passages, il y a quarante ans (2), ainsi que de Milton, de Waller, de Rochester, de Dryden, et de Pope. Je peux vous assurer qu’avant moi personne en France ne connaissait la poésie anglaise ; à peine avait-on entendu parler de Locke. J’ai été persécuté pendant trente ans par une nuée de fanatiques, pour avoir dit que Locke est l’Hercule de la métaphysique, qui a osé les bornes de l’esprit humain.
Ma destinée a encore voulu que je fusse le premier qui aie expliqué à mes concitoyens les découvertes du grand Newton, que quelques personnes parmi nous appellent encore des systèmes. J’ai été votre apôtre et votre martyr : en vérité il n’est pas juste que les Anglais se plaignent de moi.
J’avais dit, il y a très longtemps, que si Shakespeare était venu dans le siècle d’Addison, il aurait joint à son génie l’élégance et la pureté qui rendent Addison recommandable. J’avais dit que son génie était à lui, et que ses fautes étaient à son siècle. Il est précisément, à mon avis, comme le Lope de Vega des Espagnols, et comme le Calderon. C’est une belle nature, mais bien sauvage ; nulle régularité nulle bienséance, nul art de la bassesse avec de la grandeur, de la bouffonnerie avec du terrible : c’est le chaos de la tragédie, dans lequel il y a cent traits de lumière.
Les Italiens, qui restaurèrent la tragédie un siècle avant les Anglais et les Espagnols, ne sont point tombés dans ce défaut ils ont mieux imité les Grecs. Il n’y a point de bouffons dans l’Œdipe et dans l’Electre de Sophocle. Je soupçonne fort que cette grossièreté eut son origine dans nos fous de cour. Nous étions un peu barbares tous tant que nous sommes en deçà des Alpes. Chaque prince avait son fou en titre d’office. Des rois ignorants, élevés par des ignorants ne pouvaient connaître les plaisirs nobles de l’esprit : ils dégradèrent la nature humaine au point de payer des gens pour leur dire des sottises. De là vint notre Mère sotte ; et avant Molière, il y avait toujours un fou de cour dans presque toutes les comédies : cette mode est abominable.
J’ai dit, il est vrai, monsieur, ainsi que vous le rapportez, qu’il y a des comédies sérieuses, telles que le Misanthrope, lesquelles sont des chefs-d’œuvre ; qu’il y en a de très plaisantes, comme George Dandin ; que la plaisanterie, le sérieux, l’attendrissement, peuvent très bien s’accorder dans la même comédie J’ai dit que tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux (3). Oui, monsieur ; mais la grossièreté n’est point un genre. Il y a beaucoup de logements dans la maison de mon père ; mais je n’ai pas prétendu qu’il fût honnête de loger dans la même chambre Charles-Quint et don Japhet d’Arménie, Auguste et un matelot ivre, Marc-Aurèle et un bouffon des rues. Il me semble qu’Horace pensait ainsi dans le plus beau des siècles : consultez son Art poétique. Toute l’Europe éclairée pense de même aujourd’hui ; et les Espagnols commencent à se défaire à la fois du mauvais goût comme de l’inquisition ; car le bon esprit proscrit également l’un et l’autre.
Vous sentez si bien, monsieur, à quel point le trivial et le bas défigurent la tragédie, que vous reprochez à Racine de faire dire à Anthiocus, dans Bérénice (act. I, sc. I) :
De son appartement cette porte est prochaine,
Et cette autre conduit dans celui de la reine.
Ce ne sont pas là certainement des vers héroïques mais ayez la bonté d’observer qu’ils sont dans une scène d’exposition, laquelle doit être simple. Ce n’est pas là une beauté de poésie, mais c’est une beauté d’exactitude qui fixe le lieu de la scène, qui met tout d’un coup le spectateur au fait et qui l’avertit que tous les personnages paraîtront dans ce cabinet, lequel est commun aux autres appartements sans quoi il ne serait point vraisemblablement que Titus, Bérénice et Antiochus parlassent toujours dans la même chambre.
Que le lieu de la scène y soit fixe et marqué,
Ch. III.
dit le sage Despréaux, l’oracle du bon goût, dans son Art poétique, égal pour le moins à celui d’Horace. Notre excellent Racine n’a presque jamais manqué à cette règle ; et c’est une chose digne d’admiration qu’Athalie paraisse dans le temple des Juifs et dans la même place où l’on a vu le grand-prêtre, sans choquer en rien la vraisemblance.
Vous pardonnerez encore plus, monsieur, à l’illustre Racine, quand vous vous souviendrez que la pièce de Bérénice était en quelque façon l’histoire de Louis XIV et de votre princesse anglaise, sœur de Charles second. Ils logeaient tous deux de plain-pied à Saint-Germain, et un salon séparait leurs appartements.
Je remarquerai en passant que Racine fit jouer sur le théâtre les amours de Louis XIV avec sa belle-sœur, et que ce monarque lui en sut très bon gré : un sot tyran aurait pu le punir. Je remarquerai encore que cette Bérénice si tendre, si délicate, si désintéressée, à qui Racine prétend que Titus devait toutes ses vertus, et qui fut sur le point d’être impératrice, n’était qu’une Juive insolente et débauchée, qui couchait publiquement avec son frère Agrippa second. Juvénal l’appelle barbare incestueuse. J’observe, en troisième lieu, qu’elle avait quarante-quatre ans quand Titus la renvoya. Ma quatrième remarque, c’est qu’il est parlé de cette maîtresse juive de Titus dans les Actes des Apôtres. Elle était encore jeune lorsqu’elle vint, selon l’auteur des Actes, voir le gouverneur de Judée Festus, et lorsque Paul, étant accusé d’avoir souillé le temple, se défendait en soutenant qu’il était toujours bon pharisien. Mais laissons là le pharisianisme de Paul et les galanteries de Bérénice. Revenons aux règles du théâtre, qui sont plus intéressantes pour les gens de lettres.
Vous n’observez, vous autres libres Bretons, ni unité de lieu, ni unité de temps, ni unité d’action. En vérité, vous n’en faites pas mieux, la vraisemblance doit être comptée pour quelque chose. L’art en devient plus difficile, et les difficultés vaincues donnent en tout genre du plaisir et de la gloire.
Permettez-moi, tout Anglais que vous êtes, de prendre un peu le parti de ma nation. Je lui dis si souvent ses vérités, qu’il est bien juste que je la caresse quand je crois qu’elle a raison. Oui, monsieur, j’ai cru, je crois, et je croirai que Paris est très supérieur à Athènes en fait de tragédies et de comédies. Molière, et même Regnard, me paraissent l’emporter sur Aristophane, autant que Démosthène l’emporte sur nos avocats. Je vous dirai hardiment que toutes les tragédies grecques me paraissent des ouvrages d’écoliers, en comparaison des sublimes scènes de Corneille, et des parfaites tragédies de Racine. C’est ainsi que pensait Boileau lui-même tout admirateur des anciens qu’il était. Il n’a fait nulle difficulté d’écrire au bas du portrait de Racine que ce grand homme avait surpassé Euripide, et balancé Corneille.
Oui, je crois démontrer qu’il y a beaucoup plus d’hommes de goût à Paris que dans Athènes. Nous avons plus de trente mille âmes à Paris qui se plaisent aux beaux-arts, et Athènes n’en avait pas dix mille ; le bas peuple d’Athènes entrait au spectacle, et il n’y entre pas chez nous, excepté qu’on lui donne un spectacle gratis, dans des occasions solennelles ou ridicules. Notre commerce continuel avec les femmes a mis dans nos sentiments beaucoup plus de délicatesse, plus de bienséance dans nos mœurs, et plus de finesse dans notre goût. Laissez-nous notre théâtre, laissez aux Italiens leurs favole boscareccie ; vous êtes assez riches d’ailleurs.
De très mauvaises pièces, il est vrai, ridiculement intriguées, barbarement écrites, ont pendant quelque temps à Paris des succès prodigieux, soutenus par la cabale, l’esprit de parti, la mode, la protection passagère de quelques personnes accréditées. C’est l’ivresse du moment, mais en très peu d’années l’illusion se dissipe. Don Japhet d’Arménie et Jodelet (4) sont renvoyés à la populace, et le Siège de Calais (5) n’est plus estimé qu’à Calais.
Il faut que je vous dise encore un mot sur la rime que vous nous reprochez. Presque toutes les pièces de Dryden sont rimées, c’est une difficulté de plus. Les vers qu’on retient de lui, et que tout le monde cite, sont rimés : et je soutiens encore que Cinna, Athalie, Phèdre, Iphigénie, étant rimées, quiconque voudrait secouer ce joug, en France, serait regardé comme un artiste faible qui n’aurait pas la force de le porter.
En qualité de vieillard, je vous dirai une anecdote. Je demandais un jour à Pope pourquoi Milton n’avait pas rimé son poème, dans le temps que les autres poètes rimaient leurs poèmes à l’imitation des Italiens ; il me répondit : Because he could not.
Je vous ai dit, monsieur, tout ce que j’avais sur le cœur. J’avoue que j’ai fait une grosse faute, en ne faisant pas attention que le comte Leicester (6) s’était d’abord appelé Dudley ; mais, si vous avez la fantaisie d’entrer dans la chambre des pairs et de changer de nom, je me souviendrai toujours du nom de Walpole avec l’estime la plus respectueuse.
Avant le départ de ma lettre, j’ai eu le temps, monsieur, de lire votre Richard III. Vous seriez un excellent attorney general. Vous pesez toutes les probabilités ; mais il paraît que vous avez une inclination secrète pour ce bossu. Vous voulez qu’il ait été beau garçon, et même galant homme. Le bénédictin Calmet a fait une dissertation pour prouver que Jésus-Christ avait un fort beau visage. Je veux croire avec vous que Richard III n’était ni si laid ni si méchant qu’on le dit ; mais je n’aurais pas voulu avoir affaire à lui. Votre rose blanche et votre rose rouge avaient de terribles épines pour la nation.
Those gracious kings are all a pack of rogues.
En vérité, en lisant l’histoire des York, des Lancastre, et de bien d’autres, on croit lire l’histoire des voleurs de grands Chemins. Pour votre Henri VII, il n’était qu’un coupeur de bourse, etc.
Je suis avec respect, etc.
1 – Le Château d’Otrante. (G.A.)
2 – Voyez les Lettres philosophiques. (G.A.)
3 – Préface de l’Enfant prodigue. (G.A.)
4 – Comédies de Scarron. (G.A.)
5 – Tragédie de Belloy. (G.A.)
6 – Essai sur les mœurs, chap. CLXIV. (G.A.)
à Madame la duchesse de Choiseul.
15 Juillet 1768.
La femme du protecteur est protectrice, la femme du ministre de la France pourra prendre le parti des Français contre les Anglais, avec qui je suis en guerre. Daignez juger, madame, entre M. Walpole et moi. Il m’a envoyé ses ouvrages, dans lesquels il justifie le tyran Richard III, dont ni vous, ni moi, ne nous soucions guère ; mais il donne la préférence à son grossier bouffon Shakespeare sur Racine et sur Corneille, et c’est de quoi je me soucie beaucoup.
Je ne sais par quelle voie M. Walpole m’a envoyé sa déclaration de guerre ; il faut que ce soit par M. le duc de Choiseul, car elle est très spirituelle et très polie. Si vous voulez, madame, être médiatrice de la paix, il ne tient qu’à vous. J’en passerai par ce que vous ordonnerez. Je vous supplie d’être juge du combat. Je prends la liberté de vous envoyer ma réponse. Si vous la trouvez raisonnable, permettez que je prenne encore une autre liberté ; c’est de vous supplier de lui faire parvenir ma lettre, soit par la poste, soit par M. le comte du Châtelet.
Vous me trouverez bien hardi ; mais vous pardonnerez à un vieux soldat qui combat pour sa patrie, et qui, s’il a du goût, aura combattu sous vos ordres.
à M. le comte de Milly.
A Ferney, 20 Juillet 1768.
Il y a un mois, monsieur, que je vous dois des remerciements de la lettre dont vous m’avez honoré, si ma vieillesse et mes maladies, qui la rendent très décrépite, me l’avaient permis. Je vois avec un grand plaisir que vous joignez l’étude des lettres à celle de la guerre et que vous rendez l’une et l’autre encore plus respectables par la plus saine morale. Quoique je sois très touché, monsieur, des choses obligeantes que vous me dites, je le suis encore plus de votre philosophie humaine. Il est vrai que j’ai eu l’inadvertance condamnable d’oublier le P. Reyneau de l’Oratoire. Je vous suis obligé de m’avoir fait apercevoir de ma faute. Je vais la réparer dans une nouvelle édition que l’on fait du Siècle de Louis XIV et du Siècle de Louis XV. Pardonnez, monsieur, à mon triste état, qui a retardé si longtemps les témoignages de tous les sentiments respectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.
à M. de Chabanon.
26 Juillet 1768 (1).
J’ai l’air d’être un ingrat, mon cher ami, mon cher confrère ; vous m’avez envoyé des vers charmants, et je ne vous en ai pas remercié sur-le-champ. Mais songez toujours combien je suis vieux, et par l’âge, et par les maladies. L’envie et la calomnie poursuivent encore ma pauvre vieillesse. On ne m’a point laissé en repos dans ma retraite. Ce qu’il y a de pis, c’est que ces persécutions continuelles font perdre un temps précieux. Je n’en ai pas été moins sensible au charme de vos vers. Il n’y a peut-être qu’une personne qui en puisse être plus touchée que moi, c’est celle à qui ils sont adressés. Si j’étais son mari, je me défierais fort d’un pareil faiseur de compliments.
Vous devez avoir une Princesse de Babylone. Elle viendra sans doute vous voir à votre lever. Si vous voulez bien lui apprendre par quelle voiture il faut qu’elle parte, et à quel intendant des postes il faut qu’elle présente requête, son père vous aimera de toutes ses forces tant qu’il respirera.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Marmontel.
25 Juillet 1768 (1).
Pendant que la Sorbonne, entraînée par un zèle louable, mais très peu éclairé et qui fait peu d’honneur à la nation, veut censurer Bélisaire, il est traduit dans presque toutes les langues de l’Europe, et l’impératrice de Russie mande de Casan, en Asie, qu’on y imprime actuellement la traduction russe.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
Du 27 Juillet 1768.
Je suis assailli, mon cher ami, à droite et à gauche. Le ministère a fait parler vertement à La Beaumelle par le commandant du pays de Foix. On devrait parler plus vertement au calomniateur Coger.