CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 51

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 51

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

12 de Décembre 1768.

 

 

          Mon cher philosophe, mon cher ami, je suis étonné et affligé de ne point recevoir de vos nouvelles dans le tombeau où le cher La Bletterie m’a condamné (1).

 

          J’avais écrit à Damilaville (2) sous l’ancienne enveloppe de M. Gaudet, quai Saint-Bernard, comme il me l’avait recommandé. Je l’avais prié dans ma lettre de vous engager à m’instruire de son état, s’il ne pouvait m’en informer lui-même. Je vous demande en grâce de me faire savoir dans quel état il est. J’ai besoin d’être rassuré ; ayez pitié de mon inquiétude. M. de Rochefort, votre ami, a été assez bon pour venir passer trois jours dans ma solitude avec madame sa femme, dont le joli visage n’a à la vérité que dix-huit ans, mais dont l’esprit est très majeur. Je doute qu’aucun des capitaines des gardes-du-corps, de quelque roi que ce puisse être, soit plus instruit que ce chef de brigade. Il n’y a point, à mon gré, de place qui ne soit au-dessous de son mérite.

 

          Je ne sais si vous avez connaissance de toutes les manœuvres qu’à faites votre hypocrite La Bletterie pour armer le gouvernement contre tous ceux qui ont trouvé sa traduction de Tacite ridicule. Vous devez, en ce cas, être puni plus sévèrement que personne. Au reste, s’il veut absolument qu’on m’enterre, je vous demande en grâce de ne lui point donner ma place à l’Académie. J’ai lu, dans une gazette suisse, que vous avez été présenté au roi danois avec une volée de philosophes, tels que les Saurin, les Diderot, les Helvétius, les Duclos, les Marmontel, et que les Ribaudier n’en étaient pas.

 

          Dites, je vous en prie, au premier secrétaire de Bélisaire (3), que son ouvrage est traduit en russe, et qu’une partie du quinzième chapitre est de la façon de l’impératrice. On a prêché devant elle un sermon sur la tolérance qui mérite d’être connu, quand ce ne serait que pour le sujet. Dieu bénisse les Welches ! ils viennent les derniers en tout.

 

          On dit que vous avez enfin une salle de Vauxhall, mais que vous n’avez point encore de salle de Magna Charta (4).

 

          Ayez la bonté, je vous en prie, de mettre Marie de Médicis au lieu de Catherine de Médicis à la page 285 du premier volume du Siècle de Louis XIV.

 

          Ce beau siècle a eu ses sottises, comme les autres, mais du moins il y avait de grands talents.

 

          Je vous embrasse bien tendrement, mon cher ami vous qui empêchez que ce siècle ne soit la chiasse du genre humain.

 

 

1 – La Bletterie avait écrit, paraît-il, que Voltaire avait oublié de se faire enterrer. (G.A.)

2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

3 – Marmontel. (G.A.)

4 – La grande charte est la base du droit et des libertés du peuple anglais. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 17 de décembre 1768.

 

 

          Je suis dans mon lit avec un rhume ; mon cher et illustre maître, et je me sers d’un secrétaire pour vous répondre sur-le-champ. Je suis étonné que vous n’avez point reçu une lettre que je vous ai écrite il y a quinze jours, et dans laquelle je vous mandais le triste état de notre pauvre ami Damilaville, qui a cessé de vivre, ou plutôt de souffrir le 13 de ce mois. Il y avait plus de trois semaines qu’il existait avec douleur, et presque sans connaissance, et sa mort n’est un malheur que pour ses amis. Il a été confessé sans rien entendre, et a reçu l’extrême-onction sans s’en apercevoir.

 

          Je vous disais aussi, dans la même lettre, que notre secrétaire Duclos étant malade d’une fluxion de poitrine, m’avait chargé de vous remercier pour lui de l’exemplaire de votre ouvrage, que vous lui avez envoyé. Il est mieux à présent, mais encore bien faible ; il m’a chargé de vous réitérer ses remerciements, et de vous dire que l’Académie recevrait avec grand plaisir l’exemplaire que vous lui destinez.

 

          Je vous félicite d’avoir eu M. de Rochefort dans votre solitude pendant quelques jours ; c’est un très galant homme, fort instruit, et ami zélé de la philosophie et des lettres.

 

          Le roi de Danemark ne m’a presque parlé que de vous dans la conversation de deux minutes que j’ai eu l’honneur d’avoir avec lui : je vous assure qu’il aurait mieux aimé vous voir à Paris que toutes les fêtes dont on l’a accablé. J’ai fait à l’Académie des sciences, le jour qu’il est venu (1), un discours dont tous mes confrères et le public m’ont paru fort contents ; j’y ai parlé de la philosophie et des lettres avec la dignité convenable. Le roi m’en a remercié ; mais les ennemis de la philosophie et des lettres ont fait la mine ; je vous laisse à penser si je m’en soucie.

 

          J’ignore les intrigues de La Bletterie, et je les méprise autant que sa traduction et sa personne. Je ne vous mande rien de toutes les sottises qui se font et qui se disent ; vous les savez sans doute par d’autres, et sûrement vous en pensez comme moi. J’ai lu, il y a quelques jours, une brochure intitulée l’A, B, C (2) ; j’ai été charmé surtout de ce qu’on y dit sur la guerre et sur la liberté naturelle. Adieu, mon cher et ancien ami ; pensez quelquefois, dans votre retraite, à un confrère qui vous aime de tout son cœur, et qui vous embrasse de même.

 

 

1 – 3 décembre 1768. (G.A.)

2 – Voyez aux DIALOGUES. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

23 Décembre 1768.

 

 

          Nos lettres s’étaient croisées, mon très cher philosophe. Je regretterai Damilaville toute la vie. J’aimais l’intrépidité de son âme ; j’espérais qu’à la fin il viendrait partager ma retraite. Je ne savais pas qu’il fût marié et cocu. J’apprends avec étonnement qu’il était séparé de sa femme depuis douze ans. Il ne lui aura pas assurément laissé un gros douaire.

 

Povera e nuda vai, filosofia.

 

          Si vous pouviez me faire lire votre discours prononcé devant le roi danois, vous me feriez un grand plaisir (1) ; vous pourriez me le faire parvenir par Marin.

 

          On dit qu’il y a un premier gentilhomme de la chambre non danoise (2) qui a tenu un étrange discours. Je ne veux pas le croire, pour l’honneur de votre pays.

 

          Croiriez-vous bien que le traducteur de Tacite (3) m’a fait écrire par un homme très considérable, pour me reprocher de n’être pas encore enterré, et de trouver son style pincé et ridicule ? Le croquant veut être de l’Académie ; je vous le recommande.

 

          Mais qu’est-ce qu’un Linguet (4) ? pourquoi a-t-il fait une si longue Réponse aux docteurs modernes ? pourquoi n’a-t-il pas été aussi plaisant qu’il pouvait l’être ? Il avait beau jeu, mais il n’a pas joué assez adroitement sa partie ; il a de l’esprit pourtant, et a quelquefois la serre assez forte ; mais il n’entend pas comme il faut le secret de rendre les gens parfaitement ridicules : c’est un don de la nature qu’il faut soigneusement cultiver ; d’ailleurs rien n’est meilleur pour la santé. Si vous êtes encore enrhumé, servez-vous de cette recette, et vous vous en trouverez à merveille.

 

          On dit que vous faites un grand diable d’ouvrage de géométrie ; cela ne nuira point à votre gaieté ; vous possédez tous les tons.

 

          Que dites-vous de la collection des ouvrages de Leibnitz (5) ? ne trouvez-vous pas que cet homme était un charlatan, et le gascon de l’Allemagne ? mais Descartes était bien un autre charlatan. Adieu, vous qui n’êtes point un charlatan ; je vous embrasse aussi tendrement qu’on peut embrasser un philosophe.

 

P.S. – Vous sentez bien que l’A, B, C n’est pas de moi et ne peut en être ; il serait même très cruel qu’il en fût ; il est traduit de l’anglais par un avocat nommé Echiniac.

 

 

1 – Sur l’influence et l’utilité réciproques de la philosophie envers les princes, et des princes envers la philosophie. (G.A.)

2 – Le duc de Duras, chargé d’être le cicerone du roi de Danemark, et qui le détourna de la fréquentation des philosophes. (G.A.)

3 – La Bletterie. (G.A.)

4 – C’est le fameux avocat. (G.A.)

5 – Par Dutens. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

31 de Décembre 1768.

 

 

          Mon cher philosophe, le démon de la discorde et de la calomnie souffle terriblement sur la littérature. Voyez ce qu’on a imprimé dans plusieurs journaux du mois de novembre : il est nécessaire que vous en soyez instruit ; je ne crois pas que ces journaux soient fort connus à Paris ; mais ils le sont dans l’Europe.

 

          Croiriez-vous que M. le duc et madame la duchesse de Choiseul ont daigné m’écrire pour disculper La Bletterie ? Mais comment se justifiera-t-il, non seulement d’avoir traduit Tacite en style pincé, mais de n’avoir fait des notes que pour insulter tous les gens de lettres ? Je ne parle pas de Linguet, qui s’est défendu un peu trop longuement : mais pourquoi désigner Marmontel dans le temps de la persécution qu’il essuyait ? N’a-t-il pas désigné de la manière la plus outrageante le président Hénault, par ces paroles que vous trouverez page 235 du second tome : « Fixer l’époque des plus petits faits avec la plus grande exactitude, c’est le sublime de nos prétendus historiens modernes ; cela leur tient lieu de génie et des talents historiques. »

 

          Quoi ! cet homme attaque tout le monde, et il trouve la plus forte protection et les plus grands encouragements ! Est-ce pour l’éducation des enfants de France qu’il a publié son Tacite ! Je sais certainement qu’il veut être de l’Académie, et probablement il en sera.

 

          Je crois connaître enfin le beau marquis (1) qui a peint le président Hénault et le petit-fils de Sha-Abbas (2) d’un pinceau si rembruni et si dur ; mais par quelle rage m’imputer cet ouvrage, dans lequel je suis moi-même maltraité ? Il faut donc combattre jusqu’au dernier jour de sa vie ; eh bien ! combattons.

 

          Avez-vous jamais lu le Catéchumène, une ode contre tous les rois dans la dernière guerre, une Lettre au docteur Pansophe (3) ? tout cela est de la même main. On a cru y reconnaître mon style. L’auteur n’a jamais eu l’honnêteté de détourner ces injustes soupçons ; et moi, qui le connais parfaitement aussi bien que Marin (4), j’ai eu la discrétion de ne le jamais nommer. Je sais très bien quel est l’auteur (5) du livre attribué à Fréret, et je lui gare une fidélité inviolable. Je sais qui a fait le Christianisme dévoilé, le Despotisme oriental, Enoch et Elie, etc., etc., etc. (6), et je ne l’ai jamais dit. Par quelle fureur veut-on m’attribuer l’A, B, C ? C’est un livre fait pour remettre le feu et le fer aux mains des assassins du chevalier de La Barre.

 

          Je compte sur votre amitié, mon cher philosophe. Qu’elle soit mon bouclier contre la calomnie et la consolation de mes derniers jours.

 

          Je vous embrasse très tendrement.

 

 

1 – L’Examen de l’Histoire de Henri IV était signé marquis de B*** (Belestat.) Voltaire l’attribue à La Beaumelle. (G.A.)

2 – Louis XV. (G.A.)

3 – Trois ouvrages de Bordes. (G.A.)

4 – C’est le censeur. (G.A.)

5 – Levesque de Burigny, auteur de l’Examen critique. (G.A.)

6 – Trois ouvrages de d’Holbach. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article