CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 10

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 10

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à M. Dorat.

 

A Ferney, le 1er Mars 1768.

 

 

          J’ai toujours sur le cœur, monsieur, la calomnie qui m’impute mille ouvrages que je ne connais pas, et la mauvaise foi qui se sert de mon nom pour faire courir des épigrammes que je n’ai ni faites ni pu faire. Cette mauvaise foi m’a été extrêmement sensible.

 

          J’appris, il y a quelques mois, qu’on prétendait que j’avais récité une épigramme, ou plutôt des vers contre vous, qui me paraissent très injustes, quoique assez bien faits (1). Cette imposture fut confondue, mais je fus très affligé. J’en écrivis à madame Necker, qu’on me dit être votre amie : je vous en écris aujourd’hui à vous-même, monsieur. Quoique j’aie eu quelques légers sujets de me plaindre de vous, je l’ai entièrement oublié, et les excuses que vous avez bien voulu me faire m’ont infiniment plus touché que le petit tort dont j’avais sujet de me plaindre (2) ne m’avait été sensible. Il m’était impossible, après cela, de rien faire qui pût vous déplaire. J’étais d’ailleurs malade et mourant quand cette épigramme parut. Songez au temps où elle fut faite ; pouvais-je alors deviner que vous eussiez une maîtresse à l’Opéra ? était-ce à moi de la faire parler ? Je n’ai jamais vu les vers que vous aviez composés pour elle ; en un mot, monsieur, je suis trop vrai et j’ai trop de franchise pour n’être pas cru, quand j’ai juré à madame Necker, sur mon honneur, que je n’avais nulle part à cette tracasserie.

 

          C’est à vous à savoir quels sont vos ennemis. Pour moi, je ne le suis pas : j’ai été très affligé de cette imposture. J’ai des preuves en main qui me justifieraient pleinement ; mais je ne veux ni compromettre ni accuser personne. Je me bornerai à mon devoir ; c’est celui de repousser la calomnie.

 

          Voilà, monsieur, ce que la vérité m’oblige à vous écrire, et cette même vérité doit en être crue quand je vous assure de toute l’estime et de tous les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Vers de La Harpe. (G.A.)

2 – A propos de l’Avis aux sages de Dorat. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Le Riche.

 

1er Mars 1768.

 

 

          Après la malheureuse aventure, mon cher monsieur, de deux paquets contenant, dit-on, des livres de Genève, il n’est rien que l’insolente inquisition de certaines gens ne se soit permis contre les lois du royaume. Je sais très certainement que mes paquets ne sont point ouverts aux autres bureaux des postes ; et M. Janel, maître absolu dans ce département, a pour moi des attentions dont je ne puis trop me louer. J’ignore absolument ce que les deux paquets adressés à M. l’intendant et à M. Ethis, impudemment saisis à Saint-Claude, pouvaient contenir. J’ignore qui les portait, et qui les envoyait. Je n’ai nul commerce avec Genève, et il y a près de six mois que je suis à peine sorti de mon lit. Tout ce que je sais, c’est que cette affaire a eu des suites infiniment désagréables, et que ceux qui ont abusé ainsi du nom de M. l’intendant ont commis une imprudence très dangereuse.

 

          Le premier président du parlement de Douai a servi Frantet (1) comme s’il avait été son avocat ; il lui était recommandé par un ami intime.

 

          Vous avez lu sans doute le mandement de l’archevêque de Paris contre Bélisaire ; voici un petit imprimé (2) qu’on m’envoie de Lyon à ce sujet.

 

          Il se fait une très grande révolution dans les esprits en Italie et en Espagne. Le Nord entier secoue les chaînes du fanatisme, mais l’ombre du chevalier de La Barre crie en vain vengeance contre ses assassins. Je vous embrasse, etc.

 

 

1 – Le libraire. (G.A.)

2 – Lettre de l’archevêque de Cantorbéry. Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

1er Mars 1768.

 

 

          Maman verra donc Eudoxie avant moi, mon cher confrère ; elle part pour Paris, elle fera madame Dupuits juge si on joue mieux la comédie à Paris qu’à Ferney. Ce qui me désespère, c’est qu’elle sera logée très loin de vous, chez sa sœur (1). Elle va arranger sa santé, ses affaires et les miennes. Tout cela s’est délabré pendant vingt ans qu’elle a été loin de Paris. Je suis menacé plus que jamais d’un voyage dans le Wurtembert. Voilà Ferney redevenu un désert comme il l’était avant que j’y eusse mis la main. Je quitte Melpomène pour Cérès et Pomone.

 

          Braves jeunes gens, cultivez les beaux-arts, et gorgez-vous de plaisirs ; j’ai fait mon temps.

 

          Voici une drôlerie (2) qui vient, dit-on, de Lyon ; elle pourra vous amuser. Je suis bien sûr de votre discrétion. Vous ne ressemblez pas aux gens qui font courir les bagatelles sous mon nom, et qui disent toujours : C’est lui, c’est lui ! Non, messieurs, ce n’est point moi. Plût au juste ciel qu’on n’eût jamais publié certain second chant d’une baliverne (3) qui était enfermée dans ma bibliothèque ! Mais, encore une fois, tout le monde n’a pas votre discrétion, mon cher confrère. J’ai été profondément affligé ; mais je pardonne tout à ceux qui n’ont point eu d’intention de nuire. Adieu : je vous embrasse bien fort. Madame Denis et l’enfant vous embrasseront mieux.

 

 

1 – Madame de Florian. (G.A.)

2 – Lettre de l’archevêque de Cantorbéry. (G.A.)

3 – Le second chant de la Guerre civile de Genève. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

Ferney, 1er Mars 1768.

 

 

          Vous m’avez envoyé, monsieur, du vin de Champagne quand je suis à la tisane ; c’est envoyer une fille à un châtré. Je comptais au moins avoir la consolation d’en boire quelques verres avec vous, si vous pouviez passer par notre ermitage. Mais madame Denis part cette semaine pour Paris, pour des affaires indispensables ; et moi je serai obligé, dès que je pourrai me traîner, d’aller consommer avec M. le duc de Wurtemberg une affaire épineuse, dont dépend la fortune qui me reste et celle de ma famille entière.

 

          J’envoie à M. de Chenevières ce que vous demandez. M. le duc de Choiseul et M. Bertin en ont été très contents. L’auteur, qui est inconnu, souhaiterait que M. le contrôleur général en fût un peu satisfait.

 

          J’ai été très affligé que M. de La Harpe ait donné un certain second chant. Il savait qu’il ne devait jamais paraître ; il l’a pris dans ma bibliothèque sans me le dire ; cette imprudence a eu pour moi des suites très désagréables. Je lui pardonne de tout mon cœur ; il n’a point péché par malice ; je l’aime. J’ai été assez heureux pour lui rendre quelques services, et lui en rendrait tant que je serai en vie.

 

          Mes respects à madame de Rochefort. Si je suis en vie l’année qui vient, et si vous allez dans vos terres, n’oubliez pas, monsieur, un solitaire qui vous est dévoué avec un attachement inviolable.

 

P.S. – Voici ce qu’on m’envoie de Lyon (1) ; je vous en fais part comme à un homme discret, dont je connais la sagesse et les bontés. Pourriez-vous, monsieur, me faire savoir des nouvelles de la santé de la reine ?

 

 

1 – Lettre de l’archevêque de Cantorbéry. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

A Ferney, mardi matin, 1er Mars 1768.

 

 

          Soyez très sûr, très aimable résident, que votre Languedochienne avec ses beaux yeux n’avait point vu la deuxième baliverne. J’avais abandonné aux curieux la première et la troisième ; mais pour la seconde, je l’avais toujours laissée dans mon portefeuille ; et j’avais des raisons essentielles pour ne point la faire paraître. Si votre dame aux grands yeux l’a eue, ce ne peut être que depuis le mois de novembre ; car La Harpe partit au mois d’octobre, et ce fut au commencement de novembre qu’il la donna à trois personnes de ma connaissance. Les copies se sont peu multipliées, attendu qu’on ne se soucie guère à Paris de Tollot (1) l’apothicaire, de Flournoi, de Rodon, du prédicant Buchon, et autres messieurs de cette espèce.

 

          Si quelqu’un avait pu faire cette infidélité, c’était ce polisson de Galien ; cependant il ne l’a pas faite.

 

          S’il était vrai que cette coïonnerie eût paru à Paris avant le voyage de La Harpe au mois d’octobre comme il l’a dit à son retour pour se justifier, il m’en aurait sans doute averti dans ses lettres. Il m’instruisait de toutes les anecdotes littéraires ; il n’aurait pas oublié celle qui me regardait de si près ; il n’aurait pas manqué de prévenir par cet avertissement les soupçons qui pouvaient tomber sur lui. Cependant il ne m’en dit pas un seul mot ; au contraire, il donna une copie à M. Dupuits, et le pria de ne m’en point parler. Dupuits, en effet, ne m’en parla qu’à son retour, lorsqu’il fallut éclaircir l’affaire. La Harpe ne se justifia qu’en disant qu’il n’avait donné le manuscrit que parce qu’il en courait des copies infidèles. Il en avait donc une copie fidèle et cette copie fidèle, je ne la lui avais certainement pas donnée.

 

          On lui demanda de qui il la tenait. Il répondit que c’était d’un jeune homme dont il ne dit pas le nom. Huit jours après, il dit que c’était un sculpteur qui demeurait dans sa rue.

 

          Je ne lui ai fait aucun reproche mais sa conscience lui en faisait beaucoup devant moi. Il ne m’a jamais parlé de cette affaire qu’en baissant les yeux, et son visage prenait un air de pâleur qui n’est pas celui de l’innocence. Son procès est instruit. Il s’en faut beaucoup que je l’aie condamné rigoureusement ; je suis trop partisan de la proportion entre les délits et les peines, et je sais qu’il faut pardonner.

 

          Non seulement j’ai eu le bonheur de lui rendre des services essentiels, mais je lui en rendrai toujours autant qu’il dépendra de moi. Je serrerai seulement mes papiers, si jamais madame Denis le ramène à Ferney.

 

          Voilà, aimable résident, l’histoire au juste. Plût à Dieu qu’il n’y eût pas de plus grande tracasserie dans le monde ! J’espère que vous verrez bientôt celles de Genève. Voulez-vous bien avoir la bonté de donner au porteur cette gazette de France où il est parlé des rodomontades espagnoles contre l’inquisition ? Il y a des monstres auxquels il ne suffit pas de leur rogner les ongles, il faut leur couper la tête.

 

          Tuus sum, et semper ero.

 

 

1 – Voyez la Guerre civile de Genève, ch. II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

Mardi au soir, 1er Mars 1768.

 

 

          Mon cher ministre prédicant, j’ai l’honneur de vous renvoyer votre gazette. Elle donne quelques espérances aux cœurs bien faits. Je commence à croire que les ordres donnés à tous les gouverneurs de place sont quelque chose de sérieux.

 

          La petite naïveté de La Harpe (1) n’est pas si sérieuse ; mais elle est certaine et avérée. Je sais que le Galien en avait retenu quelques vers ; mais je suis très sûr qu’il n’en avait pas pris de copie. D’ailleurs, cet Antoine, ce sculpteur dont La Harpe prétendait tenir le manuscrit, a été interrogé par un de mes amis. Sa réponse a été que La Harpe était un menteur, et quelque chose de pis. Cette infidélité m’a fait beaucoup de peine. Mais je pardonne aisément. J’attends les beaux jours pour vous venir voir dans votre château de Gaillardin ; car pour Genève, il n’y a pas moyen que j’aille me fourrer à travers de leurs tracasseries.

 

          Maman est partie ; me voilà ermite. Vous savez que le diable le devint quand il fut vieux. Mais, quoi qu’on die, je ne suis pas diable.

 

          Interim vale.

 

 

1 – Son vol du deuxième chant de la Guerre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

1er Mars 1768 (1).

 

 

          Quoique vous ne soyez qu’un excommunié, mon divin ange, vous voyez bien pourtant que je brave les foudres de Rome, pour vous écrire. Votre prince et ses ministres sont bien honteux, comme je le présume (2).

 

          Voici une petite pièce qui court dans Lyon (3). Irez-vous croire encore que cela est de moi ? vous seriez bien loin de compte. L’auteur (4) de la Lettre au docteur Pansophe, de l’Ode contre les vers belligérants (5) du Catéchisme, etc., est un plaisant plus goguenard que moi, et je ne veux pas payer pour lui.

 

          Madame Denis va vous voir avec M. et madame Dupuits. Leur voyage est nécessaire ; que ne puis-je en être !... Mais…

 

          Pour Dieu, comment se porte madame d’Argental ?

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Voyez, sur les affaires de Parme avec le pape, le chap. XXXIX du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

3 – La Lettre de l’archevêque de Cantorbéry. (G.A.)

4 – Bordes. (G.A.)

5 – Cela ne doit pas être le texte exact. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

2 Mars 1768.

 

 

          Vous êtes fort comme Samson, mon cher ami ! Vous triomphez de tout. Vous me faites aimer Samson plus que je ne croyais. Je suis plus faible que lui, et n’ai pas plus de cheveux. Je regrette plus madame Denis qu’il ne regrettait Dalila ; mais son voyage à Paris était absolument nécessaire. C’est elle qui va combattre pour moi contre les Philistins ; et d’ailleurs nos affaires, abandonnées depuis longtemps, étaient absolument délabrées ; elle a pris son parti courageusement ; elle aura la consolation de vous voir, et moi du moins j’aurai celle de voir Eudoxie. Je vous avertis d’avance que j’en attends beaucoup. Vous aurez plutôt fait cinq bons actes que vous n’aurez trouvé des acteurs.

 

          Mon Dieu, que vous êtes aimable ! que vous êtes essentiel ! que je vous suis obligé d’avoir parlé à M. de Sartines comme vous avez fait ! il aura bientôt de mes nouvelles, et vous aussi, et le cher Marin aussi.

 

          A propos, je me mets aux pieds de madame votre sœur. Embrassez pour moi maman, l’enfant (1), et M. Dupuits.

 

 

1 – Madame Denis et madame Dupuits. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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