THÉÂTRE - LES SCYTHES - Partie 13 et fin
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LES SCYTHES.
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SCÈNE III.
OBÉIDE.
OBÉIDE.
Ah ! c’est trop étouffer la fureur qui m’agite ;
Tant de ménagement me déchire et m’irrite ;
Mon malheur vint toujours de me trop captiver
Sous d’inhumaines lois que j’aurais dû braver ;
Je mis un trop haut prix à l’estime, au reproche ;
Je fus esclave assez… ma liberté s’approche.
SCÈNE IV.
OBÉIDE, SULMA.
OBÉIDE.
Enfin, je te revois.
SULMA.
Grands dieux ! que j’ai tremblé
Lorsque, disparaissant à mon œil désolé,
Vous avez traversé cette foule sanglante !
Vous affrontiez la mort de tous côtés présente ;
Des flots de sang humain roulaient entre nous deux :
Quel jour ! quel hyménée ! et quel sort rigoureux !
OBÉIDE.
Tu verras un spectacle encor plus effroyable.
SULMA.
Ciel ! on m’aurait dit vrai !... Quoi ! votre main coupable
Immolerait l’amant que vous avez aimé
Pour satisfaire un peuple à sa perte animé !
OBÉIDE.
Moi complaire à ce peuple, aux monstres de Scythie,
A ces brutes humaines pétris de barbarie,
A ces âmes de fer, et dont la dureté
Passa longtemps chez nous pour noble fermeté,
Dont on chérit de loin l’égalité paisible,
Et chez qui je ne vois qu’un orgueil inflexible,
Une atrocité morne, et qui, sans s’émouvoir,
Croit dans le sang humain se baigner par devoir !...
J’ai fui pour ces ingrats la cour la plus auguste,
Un peuple doux, poli, quelquefois trop injuste,
Mais généreux, sensible, et si prompt à sortir
De ses iniquités par un beau repentir !
Qui, moi ! complaire au Scythe !... O nations ! ô terre !
O rois, qu’il outragea ! Dieux, maîtres du tonnerre !
Dieux témoins de l’horreur où l’on m’ose entraîner,
Unissez-vous à moi, mais pour l’exterminer !
Puisse leur liberté, préparant leur ruine,
Allumant la discorde et la guerre intestine,
Acharnant les époux, les pères, les enfants,
L’un sur l’autre entassés, l’un par l’autre expirants,
Sous des monceaux de morts avec eux disparaître !
Que le reste en tremblant rougisse aux pieds d’un maître !
Que, rampant dans la poudre au bord de leur cercueil,
Pour être mieux punis ils gardent leur orgueil !
Et qu’en mordant le frein du plus lâche esclavage,
Ils vivent dans l’opprobre, et meurent dans la rage !
Où vais-je m’emporter ? vains regrets ! vains éclats !
Les imprécations ne nous secourent pas :
C’est moi qui suis esclave, et qui suis asservie
Aux plus durs des tyrans abhorrés dans l’Asie (1).
SULMA.
Vous n’êtes point réduite à la nécessité
De servir d’instrument à leur férocité.
OBÉIDE.
Si j’avais refusé ce ministère horrible,
Athamare expirait d’une mort plus terrible.
SULMA.
Mais cet amour secret qui vous parle pour lui ?
OBÉIDE.
Il m’a parlé toujours ; et s’il faut aujourd’hui
Exposer à tes yeux l’effroyable étendue,
La hauteur de l’abîme où je suis descendue,
J’adorais Athamare avant de le revoir.
Il ne vient que pour moi, plein d’amour et d’espoir ;
Pour prix d’un seul regard il m’offre un diadème ;
Il met tout à mes pieds ; et, tandis que moi-même
J’aurais voulu, Sulma ? mettre le monde aux siens,
Quand l’excès de ses feux n’égale pas les miens,
Lorsque je l’idolâtre, il faudra qu’Obéide
Plonge au sein d’Athamare un couteau parricide !
SULMA.
C’est un crime si grand, que ces Scythes cruels
Qui du sang des humains arrosent les autels,
S’ils connaissaient l’amour qui vous a consumée,
Eux-mêmes arrêteraient la main qu’ils ont armée.
OBÉIDE.
Non ; ils la porteraient dans ce cœur adoré,
Ils l’y tiendraient sanglante, et leur glaive sacré
De son sang par mes coups épuiserait ses veines.
SULMA.
Se peut-il ?...
OBÉIDE.
Telles sont leurs âmes inhumaines ;
Tel est l’homme sauvage à lui-même laissé :
Il est simple, il est bon, s’il n’est point offensé ;
Sa vengeance est sans borne.
SULMA.
Et ce malheureux père,
Qui creusa sous vos pas ce gouffre de misère,
Au père d’Indatire uni par l’amitié,
Consulté des vieillards, avec eux si lié,
Peut-il bien seulement supporter qu’on propose
L’horrible extrémité dont lui-même est la cause ?
OBÉIDE.
Il fait beaucoup pour moi ; j’ose même espérer,
Des douleurs dont j’ai vu son cœur se déchirer,
Que ses pleurs obtiendront de ce sénat agreste (2)
Des adoucissements à leur arrêt funeste.
SULMA.
Ah ! vous rendez la vie à mes sens effrayés :
Je vous haïrais trop si vous obéissiez.
Le ciel ne verra point ce sanglant sacrifice.
OBÉIDE.
Sulma !...
SULMA.
Vous frémissez.
OBÉIDE.
Il faut qu’il s’accomplisse.
1 – « Je m’étais un peu égayé dans les imprécations, écrivait Voltaire à d’Argental, j’avais fait là un petit portrait de Genève pour m’amuser mais vous sentez bien que cette tirade n’est pas comme vous l’avez vue, elle est plus courte et plus forte. » (G.A.)
2 – On se moqua à Paris de ce sénat agreste, qui n’était, aux yeux de Voltaire, que le conseil général d’un canton suisse. (G.A.
SCÈNE V.
OBÉIDE, SULMA, SOZAME, HERMODAN ; SCYTHES.
armés, rangés au fond, en demi-cercle, près de l’autel.
SOZAME.
Ma fille, hélas ! du moins nos Persans assiégés
Des pièges de la mort seront tous dégagés.
HERMODAN.
Des mânes de mon fils la victime attendue
Suffit à ma vengeance autant qu’elle m’est due.
(A Obéide.)
De ce peuple, crois-moi, l’inflexible équité
Sait joindre la clémence à la sévérité.
UN SCYTHE.
Et la loi des serments est une loi suprême
Aussi chère à nos cœurs que la vengeance même.
OBÉIDE.
C’est assez ; je vous crois. Vous avez donc juré
Que de tous les Persans le sang sera sacré
Sitôt que cette main remplira vos vengeances ?
HERMODAN.
Tous seront épargnés : les célestes puissances
N’ont jamais vu de Scythe oser trahir sa foi.
OBÉIDE.
Qu’Athamare à présent paraisse devant moi.
(On amène Athamare enchaîné :
Obéide se place entre lui et Hermodan.)
HERMODAN.
Qu’on le traîne à l’autel.
SULMA.
Ah ! dieux !
ATHAMARE.
Chère Obéide,
Prends ce fer, ne crains rien ; que ton bras homicide
Frappe un cœur à toi seule en tout temps réservé :
On y verra ton nom ; c’est là qu’il est gravé.
De tous mes compagnons tu conserves la vie ;
Tu me donnes la mort ; c’est toute mon envie.
Grâces aux immortels, tous mes vœux sont remplis ;
Je meurs pour Obéide, et meurs pour mon pays.
Rassure cette main qui tremble à mon approche ;
Ne crains, en m’immolant, que le juste reproche
Que les Scythes feraient à ta timidité
S’ils voyaient ce que j’aime agit sans fermeté,
Si ta main, si tes yeux, si ton cœur qui s’égare,
S’effrayaient un moment en frappant Athamare.
SOZAME.
Ah ! ma fille !...
SULMA.
Ah ! madame !
OBÉIDE.
O Scythes inhumains !
Connaissez dans quel sang vous enfoncez mes mains !
Athamare est mon prince ; il est plus… je l’adore ;
Je l’aime seul au monde… et ce moment encore
Porte au plus grand excès, dans ce cœur enivré,
L’amour, le tendre amour dont il fut dévoré.
ATHAMARE.
Je meurs heureux.
OBÉIDE.
L’hymen, cet hymen que j’abjure,
Dans un sang criminel doit laver son injure…
(Levant le glaive entre elle et Athamare.)
Vous jurez d’épargner tous mes concitoyens…
Il l’est… sauvez ses jours… l’amour finit les miens.
(Elle se frappe.)
Vis, mon cher Athamare ; en mourant je l’ordonne.
(Elle tombe à mi-corps sur l’autel.)
Obéide !
HERMODAN.
O mon sang !
ATHAMARE.
La force m’abandonne ;
Mais il m’en reste assez pour me rejoindre à toi,
Chère Obéide !
(Il veut saisir le fer.)
LE SCYTHE.
Arrête, et respecte la loi :
Ce fer serait souillé par des mains étrangères.
(Athamare tombe sur l’autel.)
HERMODAN.
Dieux ! de tous mes tourments tranchez l’horrible cours.
SOZAME.
Tu dois vivre, Athamare, et j’ai payé tes jours.
Auteur infortuné des maux de ma famille,
Ensevelis du moins le père avec la fille.
Va, règne, malheureux !
HERMODAN.
Soumettons-nous au sort ;
Soumettons-nous au ciel, arbitre de la mort…
Nous sommes trop vengés par un tel sacrifice.
Scythes, que la pitié succède à la justice.
F.I.N.