CRITIQUE HISTORIQUE - La Défense de mon oncle - Partie 6
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CRITIQUE HISTORIQUE.
LA DÉFENSE DE MON ONCLE.
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CHAPITRE XVIII.
Des hommes de différentes couleurs.
Mon devoir m’oblige de dire que l’abbé Bazin admirait la sagesse éternelle dans cette profusion de variétés dont elle a couvert notre petit globe. Il ne pensait pas que les huîtres d’Angleterre fussent engendrées des crocodiles du Nil, ni que les girofliers des îles Moluques tirassent leur origine des sapins des Pyrénées. Il respectait également les barbes des Orientaux, et les mentons dépourvus à jamais de poil follet, que Dieu a donnés aux Américains. Les yeux de perdrix des Albinos ; leurs cheveux, qui sont de la plus belle soie et du plus beau blond ; la blancheur éclatante de leur peau, leurs longues oreilles, leur petite taille d’environ trois pieds et demi, le ravissaient en extase quand il les comparait aux nègres leurs voisins, qui ont de la laine sur la tête, et de la barbe au menton, que Dieu a refusée aux Albinos. Il avait vu des hommes rouges, il en avait vu de couleur de cuivre, il avait manié le tablier qui pend aux Hottentots et aux Hottentotes depuis le nombril jusqu’à la moitié des cuisses. O profusion de richesses ! s’écriait-il. Oh ! que la nature est féconde (1) !
Je suis bien aise de révéler ici aux cinq ou six lecteurs qui voudront s’instruire dans cette diatribe, que l’abbé Bazin a été violemment attaqué dans un journal nommé Economique (2), que j’ai acheté jusqu’à présent, et que je n’achèterai plus. J’ai été sensiblement affligé que cet économe, après m’avoir donné une recette infaillible contre les punaises et contre la rage, et après m’avoir appris le secret d’éteindre en un moment le feu d’une cheminée, s’exprime sur l’abbé Bazin avec une cruauté que vous allez voir :
« (3) L’opinion de M. l’abbé Bazin (4), qui croit ou fait semblant de croire qu’il y a plusieurs espèces d’hommes, est aussi absurde que celle de quelques philosophes païens, qui ont imaginé des atomes blancs et des atomes noirs, dont la réunion fortuite a produit divers hommes et divers animaux. »
M. l’abbé Bazin avait vu dans ses voyages une partie du reticulum mucosum d’un nègre, lequel était entièrement noir ; ‘est un fait connu de tous les anatomistes de l’Europe. Quiconque voudra faire disséquer un nègre (j’entends après sa mort), trouvera cette membrane muqueuse noire comme de l’encre de la tête aux pieds. Or si ce réseau est noir chez les nègres, et blanc chez nous, c’est donc une différence spécifique. Or une différence spécifique entre deux races forme assurément deux races différentes. Cela n’a nul rapport aux atomes blancs et rouges d’Anaxagore, qui vivait environ deux mille trois cents avant mon oncle.
Il vit non-seulement des nègres et des Albinos qu’il examina très soigneusement, mais il vit aussi quatre rouges qui vinrent en France en 1725. Le même économe lui a nié ces rouges. Il prétend que les habitants des îles Caraïbes ne sont rouges que lorsqu’ils sont peints. On voit bien que cet homme-là n’a pas voyagé en Amérique. Je ne dirai pas que mon oncle y ait été, car je suis vrai ; mais voici une lettre que je viens de recevoir d’un homme qui a résidé longtemps à la Guadeloupe, en qualité d’officier du roi :
« Il y a réellement à la Guadeloupe, dans un quartier de la grande terre nommée le Pistolet, dépendant de la paroisse de l’anse Bertrand, cinq ou six failles de Caraïbes dont la peau est de la couleur de notre cuivre rouge ; ils sont bien faits, et ont de longs cheveux. Je les ai vus deux fois. Ils se gouvernent par leurs propres lois, et ne sont point chrétiens. Tous les Caraïbes sont rougeâtres, etc. Signé RIEU, 20 mai 1767. »
Le jésuite Lafitau, qui avait vécu aussi chez les Caraïbes, convient que ces peuples sont rouges (5) ; mais il attribue en homme judicieux cette couleur à la passion qu’ont eue leurs mères de se peindre en rouge ; comme il attribue la couleur des nègres au goût que les dames de Congo et d’Angola ont eu de se peindre en noir. Voici les paroles remarquables du jésuite :
« Ce goût général dans toute la nation, et la vue continuelle de semblables objets, ont dû faire impression sur les femmes enceintes, comme les baguettes de diverses couleurs sur les brebis de Jacob : et c’est ce qui doit avoir contribué en premier lieu à rendre les uns noirs par nature, et les autres rougeâtres, tels qu’ils le sont aujourd’hui. »
Ajoutez à cette belle raison que le jésuite Lafitau prétend que les Caraïbes descendent en droite ligne des peuples de Carie ; vous m’avouerez que c’est puissamment raisonner, comme dit l’abbé Grizel.
1 – Voyez le § 2 de l’Introduction à l’Essai. (G.A.)
2 – Mois de juillet 1765. (G.A.)
3 – Page 300. Recueil de 1765.
4 – Le journal porte : « L’opinion de M. de Voltaire… (G.A.)
5 – Mœurs des sauvages, page 68, tome 1er.
CHAPITRE XIX.
Des montagnes et des coquilles.
J’avouerai ingénument que mon oncle avait le malheur d’être d’un sentiment opposé à celui d’un grand naturaliste (1), qui prétendait que c’est la mer qui a fait les montagnes ; qu’après les avoir formées par son flux et son reflux, elle les a couvertes de ses flots, et qu’elle les a laissées toutes semées de ses poissons pétrifiés.
Voici, mon cher neveu, me disait-il, quelles sont mes raisons : 1° Si la mer, par son flux, avait d’abord fait un petit monticule de quelques pieds de sable, depuis l’endroit où est aujourd’hui le cap de Bonne-Espérance jusqu’au dernières branches du mont Immaüs ou Mérou, j’ai grand’peur que le reflux n’eût détruit ce que le flux aurait formé.
2° Le flux de l’Océan a certainement amoncelé dans une longue suite de siècles les sables qui forment les dunes de Dunkerque et de l’Angleterre, mais elle n’a pu en faire des rochers ; et ces dunes sont fort peu élevées.
3° Si en six mille ans, elle a formé des monticules de sable hauts de quarante pieds, il lui aurait fallu juste trente millions d’années pour former la plus haute montagne des Alpes, qui a vingt mille pieds de hauteur ; supposé encore qu’il ne se soit point trouvé d’obstacles à cet arrangement, et qu’il y ait toujours eu du sable à point nommé.
4° Comment le flux de la mer, qui s’élève tout au plus à huit pieds de haut sur nos côtes, aura-t-il formé des montagnes hautes de vingt mille pieds ? et comment les aura-t-il couvertes pour laisser des poissons sur les cimes ?
5° Comment les marées et les courants auront-ils formé des enceintes presque circulaires de montagnes, telles que celles qui entourent le royaume de Cachemire, le grand-duché de Toscane, la Savoie, et le pays de Vaud ?
6° Si la mer avait été pendant tant de siècles au-dessus des montagnes, il aurait donc fallu que tout le reste du globe eût été couvert d’un autre océan égal en hauteur, sans quoi les eaux seraient retombées par leur propre poids. Or un océan, qui pendant tant de siècles aurait couvert les montagnes des quatre parties du monde, aurait été égal à plus de quarante de nos océans d’aujourd’hui. Ainsi il faudrait nécessairement qu’il y eût trente-neuf océans au moins d’évanouis, depuis le temps où ces messieurs prétendent qu’il y a des poissons de mer pétrifiés sur le sommet des Alpes et du mont Ararat.
7° Considérez, mon cher neveu, que, dans cette supposition des montagnes formées et couvertes par la mer, notre globe n’aurait été habité que par des poissons. C’est, je crois, l’opinion de Telliamed (2). Il est difficile de comprendre que des marsouins aient produit des hommes.
8° Il est évident que, si par impossible la mer eût si longtemps couvert les Pyrénées, les Alpes, le Caucase, il n’y aurait pas eu d’eau douce pour les bipèdes et les quadrupèdes. Le Rhin, le Rhône, la Saône, le Danube ? le Pô, l’Euphrate, le Tigre, dont j’ai vu les sources, ne doivent leurs eaux qu’aux neiges et aux pluies qui tombent sur les cimes de ces rochers. Ainsi vous voyez que la nature entière réclame contre cette opinion.
9° Ne perdez point de vue cette grande vérité que la nature ne se dément jamais. Toutes les espèces restent toujours les mêmes. Animaux, végétaux, minéraux, métaux, tout est invariable dans cette prodigieuse variété. Tout conserve son essence. L’essence de la terre est d’avoir des montagnes, sans quoi elle serait sans rivières : dont il est impossible que les montagnes ne soient pas aussi anciennes que la terre. Autant vaudrait-il dire que nos corps ont été longtemps sans têtes. Je sais qu’on parle beaucoup de coquilles. J’en ai vu tout comme un autre. Les bords escarpés de plusieurs fleuves et de quelques lacs en sont tapissés ; mais je n’y ai jamais remarqué qu’elles fussent les dépouilles des monstres marins : elles ressemblent plutôt aux habits déchirés des moules, et d’autres petits crustacés de lacs et de rivières. Il y en a qui ne sont visiblement que du talc qui a pris des formes différentes dans la terre. Enfin nous avons mille productions terrestres qu’on prend pour des productions marines.
Je ne nie pas que la mer ne se soit avancée trente et quarante lieues dans le continent, et que des atterrissements ne l’aient contrainte de reculer. Je sais qu’elle baignait autrefois Ravenne, Fréjus, Aigues-Mortes, Alexandrie, Rosette, et qu’elle en est à présent fort éloignée ; mais de ce qu’elle a inondé et quitté tour à tour quelques lieues de terre, il ne faut pas en conclure qu’elle ait été partout. Ces pétrifications dont on parle tant, ces prétendues médailles de son long règne, me sont fort suspectes. J’ai vu plus de mille cornes d’Ammon dans les champs, vers les Alpes. Je n’ai jamais pu concevoir qu’elles aient renfermé autrefois un poisson indien nommé nautilus, qui, par parenthèse, n’existe pas. Elles m’ont paru de simples fossiles tournés en volutes ; et je n’ai pas été plus tenté de croire qu’elles avaient été le logement d’un poisson des mers de Surate, que je n’ai pris les conchas Veneris pour des chapelles de Vénus, et les pierres étoilées pour des étoiles. J’ai pensé avec plusieurs bons observateurs que la nature, inépuisable dans ses ouvrages, a pu très bien former une grande quantité de fossiles, que nous prenons mal à propos pour des productions marines. Si la mer avait, dans la succession des siècles, formé des montagnes de couches de sable et de coquilles, on en trouverait des lits d’un bout de la terre à l’autre ; et c’est assurément ce qui n’est pas vrai : la chaîne des hautes montagnes de l’Amérique en est absolument dépourvue. Savez-vous ce qu’on répond à cette objection terrible ? Qu’on en trouvera un jour. Attendons donc au moins qu’on en trouve.
Je suis même tenté de croire que ce fameux falun de Touraine n’est autre chose qu’une espèce de minière (3) : car si c’était un amas de vraies dépouilles de poissons que la mer eût déposées par couches successivement et doucement dans ce canton, pendant quarante ou cinquante mille siècles, pourquoi n’en aurait-elle pas laissé autant en Bretagne et en Normandie ? Certainement si elle a submergé la Touraine si longtemps, elle a couvert, à plus forte raison, les pays qui sont au-delà. Pourquoi donc ces prétendues coquilles dans un seul canton d’une seule province ? Qu’on réponde à cette difficulté.
J’ai trouvé des pétrifications en cent endroits ; j’ai vu quelques écailles d’huître pétrifiées à cent lieues de la mer. Mais j’ai vu aussi sous vingt pieds de terre des monnaies romaines, des anneaux de chevaliers, à plus de neuf cents milles de Rome, et je n’ai point dit : Ces anneaux, ces espèces d’or et d’argent ont été fabriqués ici. Je n’ai point dit non plus : Ces huîtres sont nées ici. J’ai dit : Des voyageurs ont apporté ici des anneaux, de l’argent, et des huîtres.
Quand je lus, il y a quarante ans, qu’on avait trouvé dans les Alpes des coquilles de Syrie, je dis, je l’avoue, d’un ton un peu goguenard (4), que ces coquilles avaient été apparemment apportées par des pèlerins qui revenaient de Jérusalem. M. de Buffon m’en reprit très vertement dans sa Théorie de la Terre, page 281. Je n’ai pas voulu me brouiller avec lui pour des coquilles, mais je suis demeuré dans mon opinion, parce que l’impossibilité que la mer ait formé les montagnes m’est démontrée. On a beau me dire que le porphyre est fait de pointes d’oursin, je le croirai quand je verrai que le marbre blanc est fait de plumes d’autruches.
Il y a plusieurs années qu’un Irlandais, jésuite secret, nommé Needham, qui disait avoir d’excellents microscopes crut s’apercevoir qu’il avait fait naître des anguilles avec de l’infusion de blé ergoté dans des bouteilles. Aussitôt voilà des philosophes qui se persuadent que si un jésuite a fait des anguilles sans germe, on pourra faire de même des hommes. On n’a plus besoin de la main du grand Demiourgos ; le maître de la nature n’est plus bon à rien. De la farine grossière produit des anguilles ; une farine plus pure produira des singes, des hommes et des ânes. Les fermes sont inutiles : tout naîtra de soi-même. On bâtit sur cette expérience prétendue un nouvel univers, comme nous faisions un monde (5), il y a cent ans, avec la matière subtile, la globuleuse et la cannelée. Un mauvais plaisant, mais qui raisonnait bien, dit qu’il y avait là anguille sous roche, et que la fausseté se découvrirait bientôt. En effet il fut constaté que les anguilles n’étaient autre chose que des parties de la farine corrompue qui fermentait ; et le nouvel univers disparut.
Il en avait été de même autrefois. Les vers se formaient par corruption dans la viande exposée à l’air. Les philosophes ne soupçonnaient pas que ces vers pouvait venir des mouches qui déposaient leurs œufs sur cette viande, et que ces œufs deviennent des vers avant d’avoir des ailes. Les cuisiniers enfermèrent leurs viandes dans des treillis de toile ; alors plus de vers, plus de génération par corruption.
J’ai combattu quelquefois de pareilles chimères, et surtout celle du jésuite Needham. Un des grands agréments de ce monde est que chacun puisse avoir son sentiment sans altérer l’union fraternelle. Je puis estimer la vaste érudition de M. de Guignes (6), sans lui sacrifier les Chinois, que je croirai toujours la première nation de la terre qui ait été civilisée après les Indiens. Je sais rendre justice aux vastes connaissances et au génie de M de Buffon, en étant fortement persuadé que les montagnes sont de la date de notre globe, et de toutes les choses, et même en ne croyant point aux molécules organiques. Je puis avouer que le jésuite Needham, déguisé heureusement en laïque, a eu des microscopes ; mais je n’ai point prétendu le blesser en doutant qu’il eût créé des anguilles avec de la farine.
Je conserve l’esprit de charité avec tous les doctes, jusqu’à ce qu’ils me disent des injures, ou qu’ils me jouent quelque mauvais tour. Car l’homme est fait de façon qu’il n’aime point du tout à être vilipendé et vexé. Si j’ai été un peu goguenard, et si j’ai par là déplu autrefois à un philosophe lapon (7), qui voulait qu’on perçât un trou jusqu’au centre de la terre, qu’on disséquât des cervelles de géants pour connaître l’essence de la pensée, qu’on exaltât son âme pour prédire l’avenir, et qu’on enduisît tous les malades de poix-résine, c’est que ce Lapon m’avait horriblement molesté ; et cependant j’ai bien demandé pardon à Dieu de l’avoir tourné en ridicule ; car il ne faut pas affliger son prochain, c’est manquer à la raison universelle.
Au reste j’ai toujours pris le parti des pauvres gens de lettres, quand ils ont été injustement persécutés : quand, par exemple, on a juridiquement accusé les auteurs d’un dictionnaire en vingt volumes in-folio d’avoir composé ce dictionnaire pour faire enchérir le pain, j’ai beaucoup crié à l’injustice.
Ce discours de mon oncle me fit verser des larmes de tendresse.
1 – Buffon. (G.A.)
2 – Voltaire fait bien de murmurer : « Je crois », car Maillet dit dans son Telliamed : « A quelque élévation que ces eaux de la mer aient été portées au-dessus de nos terrains, elles ne renfermaient point alors de poissons, ni de coquillages ; il est constant du moins qu’il ne s’y en trouvait que peu. » (G.A.)
3 – Voyez sur tout cela l’ouvrage intitulé : Des singularités de la nature. (G.A.)
4 – Dans la Dissertation sur les changements arrivés dans notre globe. (G.A.)
5 – Descartes. Voyez encore, sur Needham, Des singularités de la nature, et les Lettres sur les miracles. (G.A.)
6 – Auteur du Mémoire sur les Chinois, dont nous avons déjà parlé. (G.A.)
7 – Maupertuis. Voyez, t. VI, la Diatribe du docteur Akakia. (G.A.)