CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 52
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à M. Marmontel.
14 Octobre 1767.
Mon cher ami, qui m’appelez votre maître, et qui êtes assurément le mien, je reçois votre lettre du 8 d’octobre dans mon lit, où je suis malade depuis un mois ; elle me ressusciterait si j’étais mort. Ne doutez pas que je ne fasse tout ce que vous exigez de moi, dès que j’aurai un peu de force. Souvenez-vous que je n’ai pas attendu les suffrages des princes et les cris de l’Europe en votre faveur, pour me déclarer. Dieu confonde ceux qui attendent la voix du public pour oser rendre justice à leurs amis, à la vertu et à l’éloquence !
Il est bien vrai que la Sorbonne est dans la fange, et qu’elle y restera, soit qu’elle écrive des sottises, soit qu’elle n’écrive rien. Il est encore très vrai qu’il faudrait traiter tous ces cuistres-là comme on a traité les jésuites. Les théologiens, qui ne sont aujourd’hui que ridicules, n’ont servi autrefois qu’à troubler le monde ; il est temps de les punir de tout le mal qu’ils ont fait. Cependant votre approbateur reste toujours interdit, et la défense de débiter Bélisaire n’est point encore levée. Coger a encore ses oreilles, et n’a point été mis au pilori ; c’est à ce qui est honteux pour notre nation. Croiriez-vous bien que ce maroufle de Coger a osé m’écrire ? Je lui avais fait répondre par mon laquais ; la lettre était assez drôle ; c’était la Défense de mon maître (1). Elle pouvait faire un pendant avec la Défense de mon oncle ; mais j’ai trouvé qu’un pareil coquin ne méritait pas la plaisanterie.
Bonsoir, mon cher ami ; resserrez bien les nœuds qui doivent unir tous les gens qui pensent ; inspirez-leur du courage. Mes tendres compliments à M. d’Alembert ; ne m’oubliez pas auprès de madame Geoffrin.
Madame Denis vous fait mille compliments ; autant en disent MM. de Chabanon et de La Harpe.
1 – Voyez la Lettre de Gérofle. (G.A.)
à M. Damilaville.
16 Octobre 1767.
Mon cher ami, je vous parlerai de Henri IV avant de vous entretenir de mademoiselle Durancy.
1°/ Je savais qu’on avait défendu de faire jamais paraître Henri IV sur le théâtre, ne nomen ejus vilesceret ; et, en cas que jamais les comédiens voulussent jouer Charlot, il ne fallait pas les priver de cette petite ressource, supposé que c’en soit une dans leur décadence et dans leur misère.
2°/ Henri IV, étant substitué au duc de Bellegarde, n’aurait pu jouer un rôle digne de lui. Il aurait été obligé d’entrer dans des détails qui ne conviennent point du tout à sa dignité. De plus, tout ce que le duc de Bellegarde dit de son maître est bien plus à l’avantage de ce grand homme, que si Henri IV parlait lui-même.
Enfin il est nécessaire que celui qui a fait le dénouement de la pièce soit un parent de la maison ; et voilà pourquoi j’ai restitué les vers qui fondent cette parenté au premier acte ; ils sont d’une nécessité indispensable.
Je n’ai encore rien écrit sur mon cher Henri IV, mais j’ai tout dans ma tête ; et, s’il arrivait que la mémoire de ce grand homme fût assez chère aux Français pour qu’ils pardonnassent aux fautes de ce petit ouvrage, si, malgré les cris des Fréron et des autres Welches, il s’en faisait une autre édition après celle de Genève, je vous enverrais une petite diatribe sur Henri IV ; vous n’auriez qu’à parler.
J’ai lu une grande partie de l’Ordre essentiel des Sociétés (1). Cette essence m’a porté quelquefois à la tête, et m’a mis de mauvaise humeur. Il est bien certain que la terre paie tout : quel homme n’est pas convaincu de cette vérité Mais qu’un seul homme soit le propriétaire de toutes les terres, c’est une idée monstrueuse, et ce n’est pas la seule de cette espèce dans ce livre, qui d’ailleurs est profond, méthodique, et d’une sécheresse désagréable. On peut profiter de ce qu’il y a de bon, et laisser là le mauvais : c’est ainsi que j’en use avec tous les livres.
J’ai été bien étonné, en lisant l’article LIGATURE dans le Dictionnaire encyclopédique, de voir que l’auteur croit aux sortilèges. Comment a-t-on laissé entrer ce fanatique dans le temple de la vérité ? il y a trop d’articles défectueux dans ce grand ouvrage, et je commence à croire qu’il ne sera jamais réimprimé. Il y a d’excellents articles ; mais, en vérité, il y a trop de pauvretés.
Depuis trois mois il y a une douzaine d’ouvrages d’une liberté extrême, imprimés en Hollande. La Théologie portative n’est nullement théologique ; ce n’est qu’une plaisanterie continuelle par ordre alphabétique ; mais il faut avouer qu’il y a des traits si comiques, que plusieurs théologiens mêmes ne pourront s’empêcher d’en rire. Les jeunes gens et les femmes lisent cette folie avec avidité. Les éditions de tous les livres dans ce goût se multiplient. Les vrais politiques disent que c’est un bonheur pour tous les Etats et tous les princes, que plus les querelles théologiques seront méprisées, plus la religion sera respectée, et que le repos public ne pouvait naître que de deux sources : l’une, l’expulsion des jésuites ; l’autre, le mépris pour les écoles d’arguments. Ce mépris augmente heureusement par la victoire de Marmontel.
Soyez persuadé, mon cher ami, que je n’ai nulle part à la retraite de mademoiselle Durancy. M. d’Argental a été très mal informé. J’ai soutenu le théâtre pendant cinquante ans ; ma récompense a été une foule de libelles et de tracasseries. Ah ! que j’ai bien fait de quitter Paris, et que je suis loin de le regretter ! Votre correspondance me tient lieu de tout ce qui m’aurait pu plaire encore dans cette ville.
Comment vos fondants réussissent-ils ? Adieu ; il n’y a de remède pour moi que celui de la patience.
1 – Par Mercier de La Rivière. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
16 Octobre 1767.
Je jure par tous les anges, et par la probité, et par l’honnêteté, et par la vérité, que je n’ai jamais écrit un seul mot de l’étrange et ridicule phrase soulignée dans la lettre de mon ange, du 8 d’octobre. J’ai écrit tout le contraire ; j’ai écrit que le partage fait entre mademoiselle Durancy et mademoiselle Dubois devait être regardé comme mon testament, et qu’après ma mort, si elles n’étaient pas contentes de leur partage, elles pourraient lire le testament expliqué par Esope, et prendre chacune ce qui lui conviendrait.
Je me doutais bien qu’il y avait là quelque friponnerie. Comme ma lettre n’était point de mon écriture, il est très vraisemblable qu’on en aura substitué une autre, en ajoutant à mes paroles, et en me faisant dire ce que je n’ai point dit. Celui à qui je dictai ma lettre se souvient très bien qu’il n’y a pas un seul mot de ce qu’on m’impute. Je le somme devant Dieu de dire la vérité.
« Je proteste, devant Dieu et devant M. d’Argental, que je n’ai jamais écrit un seul mot de la phrase soulignée par M. d’Argental dans sa lettre du 8 octobre, laquelle commence par ces mots : Vous devez regarder ce qui s’est passé comme un testament mal fait. En foi de quoi j’ai signé, ce 16 d’octobre 1767. A Ferney. WAGNIÈRE. »
Si j’avais écrit à mademoiselle Dubois ce qu’on prétend que je lui ai écrit, elle m’en aurait remercié ; et c’est ce qu’elle n’a eu garde de faire. Cependant voilà mademoiselle Durancy sacrifiée par sa faute, et cela pour avoir pris une résolution trop précipitée, pour n’avoir point confronté l’écriture, pour avoir mal lu, pour n’avoir point pris de moi des informations. L’affaire est faite ; l’artifice a réussi. Ce n’est pas le premier tour de cette espèce qu’on m’a joué ; c’est, Dieu merci, le seul revenant bon de la littérature. L’auteur du beau poème intitulé le Balai et de la Poule à ma tante (1) s’avisa un jour de falsifier et de faire courir une lettre que j’avais écrite à M. d’Alembert (2), et de me faire dire que les ministres étaient des oisons, et qu’il n’y avait que la Poule à ma tante et le Balai qui soutinssent l’honneur de la France. Cette belle lettre parvint à M. le duc de Choiseul, qui d’abord goba cette sottise, et qui bientôt après me rendit plus de justice que vous ne m’en rendez.
Tout ce qui reste, ce me semble, à faire après cette petite infamie, c’est d’abandonner le théâtre pour jamais. Je mourrai bientôt, mais il mourra avant moi. Ce siècle des raisonneurs est l’anéantissement des talents ; c’est ce qui ne pouvait manquer d’arriver après les efforts que la nature avait faits dans le siècle de Louis XIV. Il faut, comme le dit élégamment Pierre Corneille,
… Céder au destin, qui roule toutes choses.
Pompée, act. I, sc. I.
Pour moi, qui ai vu empirer toutes choses, je ne regrette rien que vous.
Je me doutais bien que madame de Groslée vous jouerait quelque mauvais tour ; c’est bien pis que mademoiselle Dubois. Ces collatéraux-là ne sont pas votre meilleur côté.
Adieu, mon cher ange ; achevons notre vie comme nous pourrons, et ne nous fâchons pas injustement. Il y a dans ce monde assez de sujets réels de chagrin. Tous les miens sont plus adoucis par votre amitié qu’ils n’ont été aigris par vos reproches. Comptez que je vous aimerai tendrement jusqu’au dernier moment de ma vie.
1 – L’un est de Dulaurens, l’autre est de Jonquières. (G.A.)
2 – Celle du 29 mars 1762. (G.A.)
à Mademoiselle Clairon.
18 Octobre 1767.
Vous m’apprenez, mademoiselle, que vous revenez du pays où j’irai bientôt. Si j’avais su votre maladie, je vous aurais assurément écrit. Vous ne doutez pas de l’intérêt que je prends à votre conservation ; il égale mon indifférence pour le théâtre que vous avez quitté. Il fallait, pour que je l’aimasse, que vous en fissiez l’ornement.
Si vous voulez vous amuser à faire la Scythe (1), chez madame de Villeroi, j’ai l’honneur de vous en adresser un exemplaire par M. Janel. Une bagatelle intitulée Charlot ou la Comtesse de Givry, a été exécutée à Ferney d’une manière qui peut-être ne vous aurait pas déplu ; c’est à vous qu’il appartient de juger des talents.
Tout ce qui est à Ferney vous fait les plus sincères compliments. Je n’ai pas besoin des arts qui doivent nous unir l’un et l’autre, pour vous être tendrement attaché pour le reste de ma vie.
1 – A jouer le rôle d’Obéide dans les Scythes. (G.A.)
à M. l’Abbé de Voisenon.
19 Octobre 1767.
Je n’osais me plaindre de votre silence, mon cher ancien évêque de Montrouge, mais j’en étais affligé. Vous sentez bien que, dans la décadence où nous sommes et dans la barbarie dont nous approchons, vous m’êtes nécessaire pour me consoler. Si madame de Saint-Julien prend des cuisiniers à l’Opéra, vous pourriez bien prendre des marmitons à la Comédie-Française. Si vous aviez été homme à venir faire un pèlerinage à Ferney, vous auriez été étonné d’y voir des tragédies mieux jouées qu’à Paris. Nous avons depuis un an M. et madame de La Harpe, et M. de Chabanon, qui sont d’excellents acteurs. Il y a des rôles dont la descendante de Corneille se tire très bien, et elle récite quelquefois des vers comme l’auteur de Cinna les faisait. Madame Denis a joué supérieurement dans une bagatelle intitulée, la Comtesse de Givry ou Charlot. M. l’évêque de Montrouge aurait donné sa bénédiction à toutes nos fêtes.
Je ne sais si vous êtes docteur de Sorbonne : si vous l’êtes, vous ne prendrez pas assurément le parti de Riballier contre Marmontel. Ce maraud et ses semblables veulent absolument que Dieu soit aussi méchant qu’eux. Vous savez bien que les hommes ont toujours fait Dieu à leur image. Je vous parle votre langage de prêtre. Je suis trop vieux et trop hors de combat pour vous parler la langue de la bonne compagnie, qui vous est plus naturelle que celle de l’Eglise.
Conservez-moi vos bontés, comme vous avez conservé votre gaieté. Madame Denis et tout ce qui est à Ferney vous fait ses compliments de tout son cœur.