CRITIQUE HISTORIQUE - La Défense de mon oncle - Partie 7

Publié le par loveVoltaire

CRITIQUE HISTORIQUE - La Défense de mon oncle - Partie 7

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CRITIQUE HISTORIQUE.

 

 

LA DÉFENSE DE MON ONCLE.

 

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CHAPITRE XX.

 

Des tribulations de ces pauvres gens de lettres.

 

 

 

          Quand mon oncle m’eut ainsi attendri, je pris la liberté de lui dire : Vous avez couru une carrière bien épineuse ; je sens qu’il vaut mieux être receveur des finances, ou fermier général, ou évêque, qu’homme de lettres : car enfin, quand vous eûtes appris le premier (1) aux Français que les Anglais et les Turcs donnaient la petite-vérole à leurs enfants pour les en préserver, vous savez que tout le monde se moqua de vous. Les uns vous prirent pour un hérétique, les autres pour un musulman. Ce fut bien pis, lorsque vous vous mêlâtes d’expliquer les découvertes de Newton (2), dont les écoles welches n’avaient pas encore entendu parler ; on vous fit passer pour un ennemi de la France. Vous hasardâtes de faire quelques tragédies. Zaïre, Oreste, Sémiramis, Mahomet, tombèrent à la première représentation. Vous souvenez-vous, mon cher oncle, comme votre Adélaïde du Guesclin fut sifflée d’un bout à l’autre ? quel plaisir c’était ! Je me trouvai à la chute de Tancrède ; on disait, en pleurant et en sanglotant : Ce pauvre homme n’a jamais rien fait de si mauvais (3).

 

          Vous fûtes assailli, en divers temps, d’environ sept cent cinquante brochures (4), dans lesquelles les uns disaient, pour prouver que Mérope et Alzire sont des tragédies détestables, Que M. votre père, qui fut mon grand-père, était un paysan ; et d’autres, Qu’il était revêtu de la dignité de guichetier porte-clefs du parlement de Paris, charge importante dans l’Etat, mais de laquelle je n’ai jamais entendu parler, et qui n’aurait d’ailleurs que peu de rapport avec Alzire et Mérope, ni avec le reste de l’univers, que tout faiseur de brochure doit, comme vous l’avez dit, avoir toujours devant les yeux.

 

          On vous attribuait l’excellent livre intitulé les Hommes (5) (je ne sais ce que c’est que ce livre, ni vous non plus) et plusieurs poèmes immortels, comme la Chandelle d’Arras (6), et la Poule à ma Tante (7), et le second tome de Candide (8), et le Compère Matthieu (9). Combien de lettres anonymes avez-vous reçues ? combien de fois vous a-t-on écrit, « Donnez-moi de l’argent, ou je ferai contre vous une brochure ? » Ceux mêmes à qui vous avez fait l’aumône n’ont-ils pas quelquefois témoigné leur reconnaissance par quelque satire bien mordante ?

 

          Ayant passé ainsi par toutes les épreuves, dites-moi, je vous prie, mon cher oncle, quels sont les ennemis les plus implacable, les plus bas, les plus lâches dans la littérature, et les plus capables de nuire.

 

          Le bon abbé Bazin me répondit en soupirant : Mon neveu, après les théologiens, les chiens les plus acharnés à suivre leur proie sont les folliculaires ; et, après les folliculaires, marchent les faiseurs de cabales au théâtre. Les critiques en histoire et en physique ne font pas grand bruit. Gardez-vous surtout, mon neveu, du métier de Sophocle et d’Euripide ; à moins que vous ne fassiez vos tragédies en latin, comme Grotius, qui nous a laissé ces belles pièces entièrement ignorées d’Adam chassé, de Jésus patient, et de Joseph, sous le nom de Sofonfoné (10), qu’il croit un mot égyptien.

 

          - Hé ! pourquoi, mon oncle, ne voulez-vous pas que je fasse des tragédies, si j’en ai le talent ? Tout homme peut apprendre le latin et le grec, ou la géométrie, ou l’anatomie ; tout homme peut écrire l’histoire ; mais il est très rare, comme vous savez, de trouver un bon poète. Ne serait-ce pas un vrai plaisir de faire de grands vers boursouflés, dans lesquels des héros déplorables rimeraient avec des exemples mémorables, et les forfaits et les crimes avec les cœurs magnanimes, et les justes dieux avec les exploits glorieux ? Une fière actrice ferait ronfler ce galimatias, elle serait applaudie par cent jeunes courtauds de boutique, et elle me dirait après la pièce : Sans moi vous auriez été sifflé ; vous me devez votre gloire. J’avoue qu’un pareil succès tourne la tête quand on a une noble ambition.

 

          O mon neveu ! me répliqua l’abbé Bazin, je conviens que rien n’est plus beau  mais souvenez-vous comment l’auteur de Cinna, qui avait appris à la nation à penser et à s’exprimer, fut traité par Claveret, par Chapelain, par Scudéry, gouverneur de Notre-Dame de la Garde, et par l’abbé d’Aubignac, prédicateur du roi.

 

          Songez que le prédicateur, auteur de la plus mauvaise tragédie de ce temps (11) et qui pis est, d’une tragédie en prose, appelle Corneille Mascarille ; il n’est fait, selon le prédicateur, que pour vivre avec les portiers de comédie : « Corneille piaille toujours, ricane toujours, et ne dit jamais rien qui vaille. »

 

          Ce sont là les honneurs qu’on rendait à celui qui avait tiré la France de la barbarie ; il était réduit pour vivre à recevoir une pension du cardinal de Richelieu, qu’il nomme son maître. Il était forcé de rechercher la protection de Montauron, de lui dédier Cinna, de comparer dans son épître dédicatoire Montauron à Auguste ; et Montauron avait la préférence (12).

 

          Jean Racine, égal à Virgile pour l’harmonie et la beauté du langage, supérieur à Euripide et à Sophocle ; Racine, le poète du cœur, et d’autant plus sublime, qu’il ne l’est que quand il faut l’être ; Racine, le seul poète tragique de son temps dont le génie ait été conduit par le goût ; Racine, le premier homme du siècle de Louis XIV dans les beaux-arts, et la gloire éternelle de la France, a-t-il essuyé moins de dégoût et d’opprobre ? tous ses chefs-d’œuvre ne furent-ils pas parodiés à la farce dite italienne ?

 

          Visé, l’auteur du Mercure galant, ne se déchaîna-t-il pas toujours contre lui ? Subligni ne prétendit-il pas le tourner en ridicule (13) ? Vingt cabales ne s’élevèrent-elles pas contre tous ses ouvrages ? N’eut-il pas toujours des ennemis, jusqu’à ce qu’enfin le jésuite La Chaise le rendît suspect de jansénisme auprès du roi, et le fît mourir de chagrin ? Mon neveu, la mode n’est plus d’accuser de jansénisme ; mais si vous avez le malheur de travailler pour le théâtre, et de réussir, on vous accusera d’être athée.

 

          Ces paroles de mon bon oncle se gravèrent dans mon cœur. J’avais déjà commencé une tragédie ; je l’ai jetée au feu, et je conseille à tous ceux qui ont la manie de travailler en ce genre d’en faire autant.

 

 

1 – Voyez la onzième des Lettres sur les Anglais. (G.A.)

2 – Voyez les Eléments de la philosophie de Newton. (G.A.)

3 – Voyez au THÉÂTRE, nos Notices sur ces pièces. (G.A.)

4 – Voyez le Mémoire du sieur de Voltaire, et le Mémoire sur la satire. (G.A.)

5 – Par l’abbé de Varenne. (G.A.)

6 – Par Dulaurens. (G.A.)

7 – Par de Junquières. (G.A.)

8 – Dont Thorel de Champigneulles est, dit-on, le véritable auteur. (G.A.)

9 – Par Dulaurens. (G.A.)

10 – Ou plutôt, Sophompanéas ou le Sauveur du monde. (G.A.)

11 – Zénobie. (G.A.)

12 – Voyez les Commentaires sur Corneille. (G.A.)

13 – Dans une comédie, la Folle querelle, dirigée contre Andromaque, 1668. (G.A.)

 

 

 

 

 

CHAPITRE XXI.

 

Des sentiments théologiques de feu l’abbé Bazin.

De la justice qu’il rendait à l’antiquité, et des

quatre diatribes composées par lui à cet effet.

 

 

 

          Pour mieux faire connaître la piété et l’équité de l’abbé Bazin, je suis bien aise de publier ici quatre diatribes de sa façon, composées seulement pour sa satisfaction particulière. La première est sur la cause et les effets. La seconde traite de Sanchoniathon, l’un des plus anciens écrivains qui aient mis la plume à la main pour écrire gravement des sottises. La troisième est sur l’Egypte, dont il faisait assez peu de cas (ce n’est pas de sa diatribe dont il faisait peu de cas, c’est de l’Egypte). Dans la quatrième il s’agit d’un ancien peuple à qui on coupa le nez, et qu’on envoya dans le désert. Cette dernière élucubration est très curieuse et très instructive.

 

 

 

 

 

PREMIÈRE DIATRIBE DE L’ABBÉ BAZIN.

 

Sur la cause première.

 

 

 

          Un jour le jeune Madétès se promenait vers le port de Pirée ; il rencontra Platon, qu’il n’avait point encore vu. Platon, lui trouvant une physionomie heureuse, lia conversation avec lui ; il découvrit en lui un sens assez droit. Madétès avait été instruit dans les belles-lettres ; mais il ne savait rien, ni en physique, ni en géométrie, ni en astronomie. Cependant il avoua à Platon qu’il était épicurien.

 

          Mon fils, lui dit Platon, Epicure était un fort honnête homme ; il vécut et il mourut en sage. Sa volupté, dont on a parlé si diversement, consistait à éviter les excès. Il recommanda l’amitié à ses disciples, et jamais précepte n’a été mieux observé. Je voudrais faire autant de cas de sa philosophie que de ses mœurs. Connaissez-vous bien à fond la doctrine d’Epicure ? Madétès lui répondit ingénument qu’il ne l’avait point étudiée. Je sais seulement, dit-il, que les dieux ne se sont jamais mêlés de rien, et que le principe de toute chose est dans les atomes, qui se sont arrangés d’eux-mêmes, de façon qu’ils ont produit ce monde tel qu’il est.

 

 

PLATON.

 

          Ainsi donc, mon fils, vous ne croyez pas que ce soit une intelligence qui ait présidé à cet univers dans lequel il y a tant d’êtres intelligents ? Voudriez-vous bien me dire quelle est votre raison d’adopter cette philosophie ?

 

MADÉTÈS.

 

          Ma raison est que je l’ai toujours entendu dire à mes amis et à leurs maîtresses, avec qui je soupe : je m’accommode fort de leurs atomes. Je vous avoue que je n’y entends rien ; mais cette doctrine m’a paru aussi bonne qu’une autre : il faut bien avoir une opinion quand on commence à fréquenter la bonne compagnie. J’ai beaucoup d’envie de m’instruire ; mais il m’a paru jusqu’ici plus commode de penser sans rien savoir.

 

          Platon lui dit : Si vous avez quelque désir de vous éclairer, je suis magicien, et je vous ferai voir des choses fort extraordinaires ; ayez seulement la bonté de m’accompagner à ma maison de campagne, qui est à cinq cents pas d’ici, et peut-être ne vous repentirez-vous pas de votre complaisance. Madétès le suivit avec transport. Dès qu’ils furent arrivés, Platon lui montra un squelette ; le jeune homme recula d’horreur à ce spectacle nouveau pour lui. Platon lui parla en ces termes :

 

          Considérez bien cette forme hideuse qui semble être le rebut de la nature ; et jugez de mon art par tout ce que je vais opérer avec cet assemblage informe, qui vous a paru si abominable.

 

          Premièrement, vous voyez cette espèce de boule qui semble couronner tout ce vilain assemblage. Je vais faire passer par la parole dans le creux de cette boule une substance moelleuse et douce, partagée en mille petites ramifications, que je ferai descendre imperceptiblement par cette espèce de long bâton à plusieurs nœuds que vous voyez attaché à cette boule, et qui se termine en pointe dans un creux. J’adapterai au haut de ce bâton un tuyau par lequel je ferai entrer l’air, au moyen d’une soupape qui pourra jouer sans cesse ; et bientôt après vous verrez cette fabrique se remuer d’elle-même.

 

          A l’égard de tous ces autres morceaux informes qui vous paraissent comme des restes d’un bois pourri, et qui semblent être sans utilité comme sans force et sans grâce, je n’aurai qu’à parler, et ils seront mis en mouvement par des espèces de cordes d’une structure inconcevable. Je placerai au milieu de ces cordes une infinité de canaux remplis d’une liqueur qui, en passant par des tamis, se changera en plusieurs liqueurs différentes, et coulera dans toute la machine vingt fois par heure. Le tout sera recouvert d’une étoffe blanche, moelleuse et fine. Chaque partie de cette machine aura un mouvement particulier qui ne se démentira point. Je placerai entre ces demi-cerceaux, qui ne semblent bons à rien, un gros réservoir fait à peu près comme une pomme de pin : ce réservoir se contractera et se dilatera chaque moment avec une force étonnante. Il changera la couleur de la liqueur qui passera dans toute la machine. Je placerai non loin de lui un sac percé en deux endroits, qui ressemblera au tonneau des Danaïdes. Il se remplira et se videra sans cesse  mais il ne se remplira que de ce qui est nécessaire, et ne se videra que du superflu. Cette machine sera un si étonnant laboratoire de chimie, un si profond ouvrage de mécanique et d’hydraulique, que ceux qui l’auront étudié ne pourront jamais le comprendre. De petits mouvements y produiront une force prodigieuse : il sera impossible à l’art humain d’imiter l’artifice qui dirigera cet automate. Mais, ce qui vous surprendra davantage, c’est que cet automate s’étant approché d’une figure à peu près semblable, il s’en formera une troisième figure. Ces machines auront des idées ; elles raisonneront, elles parleront comme vous, elles pourront mesurer le ciel et la terre. Mais je ne vous ferai point voir cette rareté, si vous ne me promettez que, quand vous l’aurez vue vous avouerez que j’ai beaucoup d’esprit et de puissance.

 

 

MADÉTÈS.

 

          Si la chose est ainsi, j’avouerai que vous en savez plus qu’Epicure, et que tous les philosophes de la Grèce.

 

 

PLATON.

 

          Eh bien ! tout ce que je vous ai promis est fait. Vous êtes cette machine, c’est ainsi que vous êtes formé, et je ne vous ai pas montré la millième partie des ressorts qui composent votre existence ; tous ces ressorts sont exactement proportionnés les uns aux autres ; tous s’aident réciproquement : les uns conservent la vie, les autres la donnent, et l’espèce se perpétue de siècle en siècle par un artifice qu’il n’est pas possible de découvrir. Les plus vils animaux sont formés avec un appareil non moins admirable, et les sphères célestes se meuvent dans l’espace avec une mécanique encore plus sublime : jugez après cela si un être intelligent n’a pas formé le monde, si vos atomes n’ont pas eu besoin de cette cause intelligente.

 

          Madétès étonné demanda au magicien qui il était. Platon lui dit son nom : le jeune homme tomba à genoux, adora Dieu, et aima Platon toute sa vie.

 

          Ce qu’il y a de très remarquable pour nous, c’est qu’il vécut avec les épicuriens comme auparavant. Ils ne furent point scandalisés qu’il eût changé d’avis. Il les aima, il en fut toujours aimé. Les gens de sectes différentes soupaient ensemble gaiement chez les Grecs et chez les Romains. C’était le bon temps.

 

 

 

 

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