CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 53

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 53

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à M. Colini.

 

Ferney, 21 Octobre 1767.

 

 

          J’ai lu, mon cher ami, avec un très grand plaisir votre Dissertation (1) sur la mauvaise humeur où était si justement l’électeur palatin Charles-Louis contre le vicomte de Turenne. Vous pensez avec autant de sagacité que vous vous exprimez dans notre langue avec pureté. Je reconnais là il genio fiorentino. Je ferai usage de vos conjectures dans la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, qui est sous presse, et je serai flatté de vous rendre la justice que vous méritez. Voici, en attendant, tout ce que je sais de cette aventure, et les idées qu’elle me rappelle.

 

          J’ai eu l’honneur de voir très souvent, dans ma jeunesse, le cardinal d’Auvergne et le chevalier de Bouillon, neveu du vicomte de Turenne. Ni eux ni le prince de Vendôme ne doutaient du cartel ; c’était une opinion généralement établie. Il est vrai que tous les anciens officiers, ainsi que les gens de lettres, avaient un très grand mépris pour le prétendu du Buisson, auteur de la mauvaise Histoire de Turenne. Ce romancier Sandra de Courtilz, caché sous le nom de du Buisson, qui mêlait toujours la fiction à la vérité pour mieux vendre ses livres, pouvait très bien avoir forgé la lettre de l’électeur, sans que le fond de l’aventure en fût moins vrai.

 

          Le témoignage du marquis de Beauvau (2), si instruit des affaires de son temps, est d’un très grand poids. La faiblesse qu’il avait de croire aux sorciers et aux revenants, faiblesse si commune encore en ce temps-là, surtout en Lorraine, ne me paraît pas une raison pour le convaincre de faux sur ce qu’il dit des vivants qu’il avait connus.

 

          Le défi proposé par l’électeur ne me semble point du tout incompatible avec sa situation et son caractère  il était indignement opprimé ; et un homme qui, en 1655, avait jeté un encrier à la tête d’un plénipotentiaire, pouvait fort bien envoyer un défi, en 1674, à un général d’armée qui brûlait son pays sans aucune raison plausible.

 

          Le président Hénault (3) peut avoir tort de dire « que M. de Turenne répondit avec une modération qui fit honte à l’électeur de cette bravade. » Ce n’était point, à mon sens, une bravade, c’était une très juste indignation d’un prince sensible et cruellement offensé.

 

          On touchait au temps où ces duels entre des princes avaient été fort communs. Le duc de Beaufort, général des armées de la Fronde, avait tué en duel le duc de Nemours. Le fils du duc de Guise avait voulu se battre en duel avec le grand Condé. Vous verrez, dans les Lettres de Pélisson, que Louis XIV lui-même demanda s’il lui serait permis en conscience de se battre contre l’empereur Léopold.

 

          Je ne serais point étonné que l’électeur, tout tolérant qu’il était (ainsi que tout prince éclairé doit l’être), ait reproché dans sa colère au maréchal de Turenne son changement de religion, changement dont il ne s’était avisé peut-être que dans l’espérance d’obtenir l’épée de connétable, qu’il n’eut point. Un prince tolérant, et même très indifférent sur les opinions qui partagent les sectes chrétiennes, peut fort bien, quand il est en colère, faire rougir un ambitieux qu’il soupçonne de s’être fait catholique romain, par politique, à l’âge de cinquante-cinq ans ; car il est probable qu’un homme de cet âge, occupé des intrigues de cour, et, qui pis est, des intrigues de l’amour et des cruautés de la guerre, n’embrasse pas une secte nouvelle par conviction. Il avait changé deux fois de parti dans les guerres civiles ; il n’est pas étrange qu’il ait changé de religion.

 

          Je ne serais point encore surpris de plusieurs ravages faits en différents temps dans le Palatinat par M. de Turenne ; il faisait volontiers subsister ses troupes aux dépens des amis comme des ennemis. Il est très vraisemblable qu’il avait un peu maltraité ce beau pays, même en 1664, lorsque le roi de France était allié de l’électeur, et que l’armée de France était allié de l’électeur, et que l’armée de France marchait contre la Bavière. Turenne laissa toujours à ses soldats une assez grande licence. Vous verrez, dans les Mémoires du marquis de La Fare, que, vers le temps même du cartel, il avait très peu épargné la Lorraine, et qu’il avait laissé le pays Messin même au pillage. L’intendant avait beau lui porter ses plaintes, il répondait froidement : « Je le ferai dire à l’ordre. »

 

          Je pense, comme vous, que la teneur des lettres de l’électeur et du maréchal de Turenne est supposée. Les historiens malheureusement ne se font pas un scrupule de faire parler leurs héros. Je n’approuve point dans Tite-Live ce que j’aime dans Homère. Je soupçonne la lettre de Ramsay (4) d’être aussi apocryphe que celle du gascon Sandras ; Ramsay l’Ecossais était encore plus gascon que lui. Je me souviens qu’il donna au petit Louis Racine, fils du grand Racine, une lettre au nom de Pope, dans laquelle Pope se justifiait des petites libertés qu’il avait prises dans son Essai sur l’Homme. Ramsay avait pris beaucoup de peine à écrire cette lettre en français, elle était assez éloquente : mais vous remarquerez, s’il vous plaît, que Pope savait à peine le français, et qu’il n’avait jamais écrit une ligne dans cette langue ; c’est une vérité dont j’ai été témoin, et qui est sue de tous les gens de lettres d’Angleterre. Voilà ce qui s’appelle un gros mensonge imprimé ; il y a même, dans cette fiction, je ne sais quoi de faussaire qui me fait de la peine.

 

          Ne soyez point surpris que M. de Chenevières n’ait pu trouver, dans le dépôt de la guerre, ni le cartel ni la lettre du maréchal de Turenne. C’était une lettre particulière de M. de Turenne au roi, et non au marquis de Louvois. Par la même raison, elle ne doit point se trouver dans les archives de Manheim. Il est très vraisemblable qu’on ne garda pas plus de copie de ces lettres d’animosité que l’on n’en garde de celles d’amour.

 

          Quoi qu’il en soit, si l’électeur palatin envoya un cartel par le trompette Petit-Jean, mon avis est qu’il fit très bien, et qu’il n’y a à cela nul ridicule. S’il y en avait eu, si cette bravade avait été honteuse, comme le dit le président Hénault, comment l’électeur, qui voyait ce fait publié dans toute l’Europe, ne l’aurait-il pas hautement démenti ? Comment aucun homme de sa cour ne se serait-il élevé contre cette imposture ?

 

          Pour moi, je ne dirai pas comme ce maraud de Frelon dans l’Ecossaise : « J’en jurerais, mais je ne le parierais pas. » Je vous dirai : Je ne le jure ni ne le parie. Ce que je vous jurerai bien, c’est que les deux incendies du Palatinat sont abominables. Je vous jure encore que, si je pouvais me transporter, si je ne gardais pas la chambre depuis près de trois ans, et le lit depuis deux mois, je viendrais faire ma cour à leurs altesses sérénissimes, auxquelles je serai bien respectueusement attaché jusqu’au dernier moment de ma vie. Comptez de même sur l’estime et sur l’amitié que je vous ai vouées.

 

          A propos d’incendie, il y a des gens qui prétendent qu’on mettra le feu à Genève cet hiver. Je n’en crois rien du tout ; mais si on veut brûler Ferney et Tournay, le régiment de Conti et la légion de Flandre, qui sont occupés à peupler mes pauvres villages, prendront gaiement ma défense.

 

 

1 – Dissertations historique et critique sur le prétendu cartel envoyé par Charles-Louis, électeur palatin, au vicomte de Turenne. (G.A.)

2 – Mémoires du marquis de B***, concernant ce qui s’est passé de plus mémorable sous le règne de Charles IV, duc de Lorraine et de Bar. (G.A.)

3 – Dans son Abrégé. (G.A.)

4 – Tome II de l’Histoire du vicomte de Turenne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Fékété.

 

A Ferney, 23 Octobre 1767.

 

 

          Je reçus hier, monsieur le comte, vos vers, qui m’étonnent toujours, votre belle apologie des chrétiens, qui en usent avec les dames beaucoup plus honnêtement que les musulmans, et votre vin de Hongrie, dont je viens de boire un coup malgré tous mes maux, et qui est, après vos vers et votre prose, ce que j’aime le mieux. Les bords du lac de Genève, qui ne produisent que de fort mauvais vin, ont été bien étonnés du vôtre, et moi confondu d’un si beau présent, qui vaut mieux assurément que toute l’eau d’Hippocrène. Je suis bien honteux que les stériles montagnes suisses n’aient rien qui soit digne de vous. Il n’y a que des ours, des chamois, des marmottes, des loups, des renards, et des Suisses.

 

          J’ai l’honneur de vous envoyer la faible tragédie scythe, que vous avez la curiosité de voir. Je l’adresse à M. de…, sans aucune lettre particulière, et seulement avec une enveloppe à votre adresse. Si elle arrive à bon port, cela m’encouragera à vous envoyer d’autres paquets.

 

          Vous renoncez donc à la dignité de chancelier et vous donnez la préférence à celle de général d’armée. Je ne serai plus au monde quand vous commanderez, mais je vous souhaite tous les succès que votre esprit, qui s’étend à tout, doit vous faire espérer. Le roi de Prusse a commencé par faire des vers.

 

          M. le marquis de Miranda me paraît penser très juste, et connaît fort bien son monde. Je croyais que les chambellans de la première reine de l’Europe étaient excellences de droit. J’ai été chambellan d’un roi (1) dont le grand-père tenait sa dignité du grand-père de votre souveraine ; mais ces chambellans-là étaient vostra coglioneria,et non pas vostra eccellenza lustrissima. C’est en Italie que l’eccellenza lustrissima a beau jeu.

 

          Quelque titre que vous preniez, monsieur, je chérirai jusqu’au dernier moment de ma vie celui de votre très humble, très obéissant, très attaché et très reconnaissant serviteur.

 

 

1 – Frédéric II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

A Ferney, 24 Octobre 1767.

 

 

          Mon cher ami, je reçois votre lettre du 18. Je commence par les plus sincères et les plus tendres remerciements ; je vous dirai ensuite que si le juste soin d’assurer mes droits faisait quelque bruit en Alsace et en Souabe, ce serait tant pis pour la cour de Wurtemberg, qui ne paie pas ses dettes.

 

          J’ai été forcé d’envoyer un avocat (1) de mes amis en Franche-Comté pour assurer mes créances ; et je me flatte que vous voudrez bien faire pour moi dans le district de Colmar ce qu’il a fait dans celui de Besançon.

 

          Il y a longtemps que j’ai prévenu votre conseil, en écrivant à M. le duc de Wurtemberg les lettres les plus pressantes, auxquelles il n’a pas seulement fait réponse. Il faut absolument mettre cette affaire en règle, et forcer la chambre des finances de Montbéliard à me donner des délégations irrévocables sur des fermiers que je puisse contraindre. Je vous répète que j’ai cent personnes à nourrir, et que cette dépense journalière ne permet aucun ménagement.

 

          Je crois qu’on peut faire saisir les revenus des terres en Alsace, sans faire une saisie réelle ; je m’en rapporte à vos lumières sur cette formalité.

 

          Il aurait été bien convenable et bien utile que les lois eussent donné autant de force à la copie authentique d’un contrat qu’à la grosse ; car cette grosse peut se perdre par mille accidents, par le feu, par la guerre, par la négligence d’un héritier, par la mauvaise foi d’un homme d’affaires. Il aurait donc fallu, pour prévenir tant d’inconvénients, ordonner qu’on délivrât deux grosses, comme les banquiers délivrent deux lettres de change pour la même somme, les deux lettres ne valant que pour une.

 

          Je vous supplie de remarquer surtout que je n’ai point de grosse de contrat pour les engagements précédents de M. le duc de Wurtemberg en 1752 et 1753. Ces objets sont considérables ; ils montent à soixante-dix mille écus d’Allemagne.

 

          Je crois vous avoir mandé, mon cher ami, que j’ai remis entre les mains de mon avocat de Franche-Comté le contrat de deux cent mille livres que vous passâtes en ma faveur en 1764 ; c’est en vertu de ce contrat qu’il agit actuellement dans les terres de Franche-Comté. Je lui manderai de vous envoyer mon contrat dès qu’il aura rempli les formalités nécessaires. J’ai gardé par devers moi pour quatre-vingt mille livres de contrats uniquement pour ne point multiplier les frais du contrôle que l’on paie dans le comté de Bourgogne.

 

          Si malheureusement quelques discussions arrêtaient trop longtemps en Franche-Comté l’avocat qui s’est bien voulu charger de mes affaires, dites-moi, je vous prie, comment vous pourriez vous y prendre pour me faire rendre justice avec les seules pièces qui sont entre vos mains.

 

          Il est d’une nécessité absolue qu’on agisse en forme juridique dans la confusion totale où sont les affaires. J’ai écrit à M. Jean Maire ; ma lettre est pleine de respect pour M. le duc de Wurtemberg, et ne parle que de la nécessité où je suis de prendre des mesures contre ceux qui pourraient me disputer mes hypothèques. Je prie même M. Jean Maire de communiquer ma lettre à la chambre des finances de Montbéliard.

 

          Je vous ai rendu un compte exact de ma situation ; tout mon embarras actuellement est de savoir comment nous ferons pour faire valoir les promesses de contrat de M. le duc de Wurtemberg, faites en 1752 et 1753 ; promesses qui sont rappelées, si je ne me trompe, dans le contrat de 1764, que vous avez bien voulu signer. Ces promesses valent-elles en effet contrat ? Je les ai toutes deux par devers moi : ne faudra-t-il pas que je vous les envoie ? Dites-moi, je vous prie, quel usage vous en ferez, et quelle est, sur ce point délicat, la jurisprudence du conseil souverain d’Alsace ? Toutes ces affaires ne laissent pas d’être fort triste pour un homme de mon âge, dont la santé est très languissante ; ma consolation est dans votre amitié. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Christin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Christin.

 

A Ferney, 27 Octobre 1767.

 

 

          Mon cher ami, je vous écris à tout hasard, ne sachant où vous êtes, et je prie M. le Riche de vous faire tenir ma lettre. J’ai écrit à M. Jean Maire, receveur de M. le duc de Wurtemberg ; je lui ai mandé que la nécessité de soutenir mes droits et ceux de ma famille contre les créanciers du prince, m’oblige de mettre les affaires en règle ; que vous êtes chargé de ma procuration ; que vous devez être incessamment dans le bailliage de Baume, et qu’il est de l’intérêt du prince que la chambre de Montbéliard prenne sans délai des arrangements avec vous, pour prévenir des frais ultérieurs ; qu’il n’y a qu’à me déléguer mes rentes et celles de ma famille, sur des fermiers solvables et sur des régisseurs, en stipulant que leurs successeurs seront tenus aux mêmes conditions, quand même ces conditions ne seraient pas exprimées dans les contrats que la chambre de Montbéliard ferait un jour avec eux.

 

          Si la chambre de Montbéliard a une envie sincère de terminer cette affaire, elle le pourra très aisément ; et il sera nécessaire que M. le duc de Wurtemberg ratifie ces conventions.

 

          Si les terres de Franche-Comté étaient tellement chargées qu’elles ne pussent suffire à mon paiement, il faudrait faire déléguer le surplus sur les terres de Richwir et d’Horbourg, situées près de Colmar. Mais, dans toutes ces délégations, il faut stipuler que les fermiers ou régisseurs seront tenus de me faire toucher ces revenus dans mon domicile, sans aucuns frais, selon mes conventions avec M. Jean Maire, bien entendu surtout que l’on comprendra dans la dette tous les frais que l’on aura faits, tant pour la procédure que pour les contrôles et insinuations, que pour le paiement de votre voyage.

 

          S’il est impossible d’entrer dans cet accommodement raisonnable, vous ferez saisir toutes les terres dépendantes de Montbéliard en Franche-Comté ; après quoi je vous prierai d’envoyer le contrat de deux cent mille livres, par la poste, à M. Dupont, avocat au conseil souverain de Colmar, à Colmar, avec la précaution de faire charger le paquet à la poste.

 

          M. Le Riche m’écrit d’Orgelet qu’il faut faire insinuer mon contrat de deux cent mille livres, parce que, dit-il, on pourrait un jour prétendre que j’aurais seulement placé sur la tête de ma nièce, sans que ce soit à son profit. Je ne conçois point du tout cette difficulté, puisqu’il est stipulé dans le contrat que ma nièce ne jouira qu’après ma mort. Certainement cette jouissance exprimée est au profit de madame Denis ; mais il ne faut négliger aucune précaution, et je paierai tout ce que M. le Riche juge convenable.

 

          Au reste, je me rapporte de toute cette affaire entièrement à vous ; mais je crois qu’il ne faut pas se presser de faire l’insinuation, si la chambre des finances se prête à un prompt accommodement.

 

          Mandez-moi, je vous prie, ce que vous pensez de tout cela, et ce que vous aurez fait. Adieu, mon cher ami ; on ne peut vous être plus tendrement attaché que je le suis.

 

 

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