CRITIQUE HISTORIQUE - La Défense de mon oncle - Partie 8
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CRITIQUE HISTORIQUE.
LA DÉFENSE DE MON ONCLE.
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SECONDE DIATRIBE DE L’ABBÉ BAZIN.
De Sanchoniathon.
Sanchoniathon ne peut être un auteur supposé. On ne suppose un ancien livre que dans le même esprit qu’on forge d’anciens titres pour fonder quelque prétention disputée. On employa autrefois des fraudes pieuses pour appuyer des vérités qui n’avaient pas besoin de ce malheureux secours. De zélés indiscrets forgèrent de très mauvais vers grecs attribués aux sibylles, des lettres de Pilate, et l’histoire du magicien Simon qui tomba du haut des airs aux yeux de Néron. C’est dans le même esprit qu’on imagina la donation de Constantin et les fausses décrétales. Mais ceux dont nous tenons les fragments de Sanchoniathon ne pouvaient avoir aucun intérêt à faire cette lourde friponnerie. Que pouvait gagner Philon de Byblos, qui traduisit en grec Sanchoniathon, à mettre cette histoire et cette cosmogonie sous le nom de ce Phénicien ? c’est à peu près comme si on disait qu’Hésiode est un auteur supposé.
Eusèbe de Césarée, qui rapporte plusieurs fragments de cette traduction faite par Philon de Byblos, ne s’avisa jamais de soupçonner que Sanchoniathon fût un auteur apocryphe. Il n’y a donc nulle raison de douter que sa Cosmogonie ne lui appartienne.
Ce Sanchoniathon vivait à peu près dans le temps où nous plaçons les dernières années de Moïse. Il n’avait probablement aucune connaissance de Moïse, puisqu’il n’en parle pas, quoiqu’il fût dans son voisinage. S’il en avait parlé, Eusèbe n’eût pas manqué de le citer comme un témoignage authentique des prodiges opérés par Moïse. Eusèbe aurait insisté d’autant plus sur ce témoignage, que ni Manéthon, ni Cheremon, auteurs égyptiens, ni Eratosthène, ni Diodore de Sicile, qui ont tant écrit sur l’Egypte, trop occupés d’autres objets, n’ont jamais dit un seul mot de ces fameux et terribles miracles qui durent laisser d’eux une mémoire durable, et effrayer les hommes de siècle en siècle. Ce silence de Sanchoniathon a même fait soupçonner très justement à plusieurs docteurs qu’il vivait avant Moïse.
Ceux qui le font contemporain de Gédéon n’appuient leur sentiment que sur un abus des paroles de Sanchoniathon même. Il avoue qu’il a consulté le grand prêtre Jérombal. Or ce Jérombal, disent nos critiques, est vraisemblablement Gédéon. Mais pourquoi, s’il vous plaît, ce Jérombal était-il Gédéon ? Il n’est point dit que Gédéon fût prêtre. Si le Phénicien avait consulté le Juif, il aurait parlé de Moïse, et des conquêtes de Josué. Il n’aurait pas admis une cosmogonie absolument contraire à la Genèse : il aurait parlé d’Adam ; il n’aurait pas imaginé des générations entièrement différentes de celles que la Genèse a consacrées.
Cet ancien auteur phénicien avoue en propres mots qu’il a tiré une partie de son histoire des écrits de Thaut, qui florissait huit cents ans avant lui. Cet aveu, auquel on ne fait pas assez d’attention, est un des plus curieux témoignages que l’antiquité nous ait transmis. Il prouve qu’il y avait donc déjà huit cents ans qu’on avait des livres écrits avec le secours de l’alphabet ; que les nations cultivées pouvaient par ce secours s’entendre les unes les autres, et traduire réciproquement leurs ouvrages. Sanchoniathon entendait les livres de Thaut écrits en langue égyptienne. Le premier Zoroastre était beaucoup plus ancien ; et ses livres étaient la catéchèse des Persans. Les Chaldéens, les Syriens, les Persans, les Phéniciens, les Egyptiens, les Indiens, devaient nécessairement avoir commerce ensemble ; et l’écriture alphabétique devait faciliter ce commerce. Je ne parle pas des Chinois, qui étaient depuis longtemps un grand peuple, et composaient un monde séparé.
Chacun de ces peuples avait déjà son histoire. Lorsque les Juifs entrèrent dans le pays voisin de la Phénicie, ils pénétrèrent jusqu’à la ville de Dabir, qui s’appelait autrefois la ville des lettres. « Alors Caleb dit : Je donnerai ma fille Axa pour femme à celui qui prendra Eta, et qui ruinera la ville des lettres. Et Othoniel, fils de Cenès, frère puîné de Caleb, l’ayant prise, il lui donna pour femme sa fille Axa. »
Il paraît par ce passage que Caleb n’aimait pas les gens de lettres : mais si on cultivait les sciences anciennement dans cette petite ville de Dabir, combien devaient-elles être en honneur dans la Phénicie, dans Sidon, et dans Tyr, qui étaient appelés le pays des livres, le pays des archives, et qui enseignèrent leur alphabet aux Grecs !
Ce qui est fort étrange, c’est que Sanchoniathon, qui commence son histoire au même temps où commence la Genèse ; et qui enseignèrent leur alphabet aux Grecs !
Ce qui est fort étrange, c’est que Sanchoniathon, qui commence son histoire au même temps où commence la Genèse, et qui compte le même nombre de générations, ne fait pas cependant plus de mention du déluge que les Chinois. Comment la Phénicie, ce pays si renommé par ses expéditions maritimes, ignorait-elle ce grand événement ?
Cependant l’antiquité le croyait ; et la magnifique description qu’en fait Ovide est une preuve que cette idée était bien générale ; car, de tous les récits qu’on trouve dans les Métamorphoses d’Ovide, il n’en est aucun qui soit de son invention. On prétend même que les Indiens avaient déjà parlé d’un déluge universel avant celui de Deucalion. Plusieurs brachmanes croyaient, dit-on, que la terre avait essuyé trois déluges.
Il n’en est rien dit dans l’Ezour-Veidam (1), ni dans le Cormo-Veidam, que j’ai lus avec une grande attention ; mais plusieurs missionnaires, envoyés dans l’Inde, s’acordent à croire que les brames reconnaissent plusieurs déluges. Il est vrai que chez les Grecs on ne connaissait que les deux déluges particuliers d’Ogygès et de Deucalion Le seul auteur grec connu qui ait parlé d’un déluge universel, est Apollodore, qui n’est antérieur à notre ère que d’environ cent quarante ans. Ni Homère, ni Hésiode, ni Hérodote, n’ont fait mention du déluge de Noé ; et le nom de Noé ne se trouve chez aucun ancien auteur profane.
La mention de ce déluge universel, faite en détail et avec toutes ses circonstances, n’est que dans nos livres sacrés. Quoique Vossius et plusieurs autres savants aient prétendu que cette inondation n’a pu être universelle, il ne nous est pas permis d’en douter. Je ne rapporte la Cosmogonie de Sanchoniathon que comme un ouvrage profane. L’auteur de la Genèse était inspiré, et Sanchoniathon ne l’était pas. L’ouvrage de ce Phénicien n’est qu’un monument précieux des anciennes erreurs des hommes.
C’est lui qui nous apprend qu’un des premiers cultes établis sur la terre fut celui des productions de la terre même ; et qu’ainsi les oignons étaient consacrés en Egypte bien longtemps avant les siècles auxquels nous rapportons l’établissement de cette coutume. Voici les paroles de Sanchoniaton : « Ces anciens hommes consacrèrent des plantes que la terre avait produites ; ils les crurent divines : eux et leur postérité et leurs ancêtres, révérèrent les choses qui les faisaient vivre ; ils leur offrirent leur boire et leur manger. Ces inventions et ce culte étaient conformes à leur faiblesse et à la pusillanimité de leur esprit. »
Ce passage si curieux prouve invinciblement que les Egyptiens adoraient leurs oignons longtemps avant Moïse ; et il est étonnant qu’aucun livre hébraïque ne reproche ce culte aux Egyptiens. Mais voici ce qu’il faut considérer. Sanchoniathon ne parle point expressément d’un Dieu dans sa Cosmogonie : tout chez lui semble avoir son origine dans le chaos ; et ce chaos est débrouillé par l’esprit vivifiant qui se mêle avec les principes de la nature. Il pousse la hardiesse de son système jusqu’à dire « que des animaux qui n’avaient point de sens engendrèrent des animaux intelligents. »
Il n’est pas étonnant, après cela, qu’il reproche aux Egyptiens d’avoir consacré des plantes. Pour moi, je crois que ce culte des plantes utiles à l’homme n’était pas d’abord si ridicule que Sanchoniathon se l’imagine. Thaut, qui gouvernait une partie de l’Egypte, et qui avait établi la théocratie huit cents ans avant l’écrivain phénicien, était à la fois prêtre et roi. Il tat impossible qu’il adorât un oignon comme le maître du monde ; et il était impossible qu’il présentât des offrandes d’oignons o un oignon ; cela eût été trop absurde, trop contradictoire : mais il est très naturel qu’on remerciât les dieux du soin qu’ils prenaient de substanter notre vie, qu’on leur consacrât longtemps les plantes les plus délicieuses de l’Egypte, et qu’on révérât dans ces plantes les bienfaits des dieux. C’est ce qu’on pratiquait de temps immémorial dans la Chine et dans les Indes.
J’ai déjà dit ailleurs (2) qu’il y a une grande différence entre un oignon consacré et un oignon dieu. Les Egyptiens, après Thaut, consacrèrent des animaux : mais certainement ils ne croyaient pas que ces animaux eussent formé le ciel et la terre. Le serpent d’airain élevé par Moïse était consacré ; mais on ne le regardait pas comme une divinité. Le térébinthe d’Abraham, le chêne de Mambrès, étaient consacrés, et on fit des sacrifices dans la place même où avaient été ces arbres jusqu’au temps de Constantin mais ils n’étaient point des dieux. Les chérubins de l’arche étaient sacrés, et n’étaient pas adorés.
Les prêtres égyptiens, au milieu de toutes leurs superstitions, reconnurent un maître souverain de la nature ; ils l’appelaient Knef ou Knufi ; ils le représentaient par un globe. Les Grecs traduisirent le mot Knef par celui de Demiourgos, artisan suprême, faiseur du monde.
Ce que je crois très vraisemblable et très vrai, c’est que les premiers législateurs étaient des hommes d’un grand sens. Il faut deux choses pour instituer un gouvernement : un courage et un bon sens supérieurs à ceux des autres hommes. Ils imaginent rarement des choses absurdes et ridicules, qui les exposeraient au mépris et à l’insulte. Mais qu’est-il arrivé chez presque toutes les nations de la terre, et surtout chez les Egyptiens ? Le sage commence par consacrer à Dieu le bœuf qui laboure la terre, le sot peuple adore à la fin le bœuf, et les fruits mêmes que la nature a produits.
Quand cette superstition est enracinée dans l’esprit du vulgaire, il est bien difficile au sage de l’extirper.
Je ne doute pas même que quelque schoen d’Egypte n’ait persuadé aux femmes et aux filles des bateliers du Nil que les chats et les oignons étaient de vrais dieux. Quelques philosophes en auront douté, et sûrement ces philosophes auront été traités de petits esprits insolents, et de blasphémateurs : ils auront été anathématisés et persécutés. Le peuple égyptien regarda comme un athée le Persan Cambyse, adorateur d’un seul Dieu, lorsqu’il fit mettre le bœuf Apis à la broche. Quand Mahomet s’éleva dans la Mecque contre le culte des étoiles, quand il dit qu’il ne fallait adorer qu’un seul Dieu unique dont les étoiles étaient l’ouvrage, il fut chassé comme athée, et sa tête fut mise à prix. Il avait tort avec nous, mais il avait raison avec les Mecquois.
Que conclurons-nous de cette petite excursion sur Sanchoniation ? qu’il y a longtemps qu’on se moque de nous, mais qu’en fouillant dans les débris de l’antiquité, on peut encore trouver sous ses ruines quelques monuments précieux, utiles à qui veut s’instruire des sottises de l’esprit humain.
1 – Voyez, sur l’Ezour-Veidam, le chapitre XIII. (G.A.)
2 – Voyez le § 22 de l’Introduction à l’Essai. (G.A.)
TROISIÈME DIATRIBE DE L’ABBÉ BAZIN.
Sur l’Egypte.
J’ai vu les pyramides, et je n’en ai point été émerveillé. J’aime mieux les fours à poulets, dont l’invention est, dit-on, aussi ancienne que les pyramides. Une petite chose utile me plaît ; une monstruosité qui n’est qu’étonnante n’a nul mérite à mes yeux. Je regarde ces monuments comme les jeux de grands enfants qui ont voulu faire quelque chose d’extraordinaire, sans imaginer d’en tirer le moindre avantage. Les établissements des Invalides, de Saint-Cyr, de l’Ecole militaire, sont des monuments d’hommes.
Quand on m’a voulu faire admirer les restes de ce fameux labyrinthe, de ces palais, de ces temples, dont on parle avec tant d’emphase, j’ai levé les épaules de pitié ; je n’ai vu que des piliers sans proportions, qui soutenaient de grandes pierres plates ; nul goût d’architecture, nulle beauté ; du vaste, il est vrai, mais du grossier. Et j’ai remarqué (je l’ai dit ailleurs) (1) que les Egyptiens n’ont jamais eu rien de beau que de la main des Grecs. Alexandrie seule, bâtie par les Grecs, a fait la gloire véritable de l’Egypte.
A l’égard de leurs sciences, si dans leur vaste bibliothèque ils avaient eu quelques bons livres d’érudition, les Grecs et les Romains les auraient traduits. Non-seulement nous n’avons aucune traduction, aucun extrait de leurs livres de philosophie, de morale, de belles-lettres, mais rien ne nous apprend qu’on ait jamais daigné en faire.
Quelle idée peut-on se former de la science et de la sagacité d’un peuple qui ne connaissait pas même la source de son fleuve nourricier ? Les Ethiopiens, qui subjuguèrent deux fois ce peuple mou, lâche, et superstitieux, auraient bien dû lui apprendre au moins que les sources du Nil étaient en Ethiopie. Il est plaisant que ce soit un jésuite portugais qui ait découvert ces sources (2).
Ce qu’on a vanté du gouvernement égyptien me paraît absurde et abominable. Les terres, dit-on, étaient divisées en trois portions. La première appartenait aux prêtres, la seconde aux rois, et la troisième aux soldats. Si cela est, il est clair que le gouvernement avait été d’abord, et très longtemps, théocratique, puisque les prêtres avaient pris pour eux la meilleure part. Mais comment les rois souffraient-ils cette distribution ? apparemment ils ressemblaient aux rois fainéants : et comment les soldats ne détruisirent-ils pas cette administration ridicule ? Je me flatte que les Persans, et après eux les Ptolémées, y mirent bon ordre ; et je suis bien aise qu’après les Ptolémées, les Romains, qui réduisirent l’Egypte en province de l’empire, aient rogné la portion sacerdotale.
Tout le reste de cette petite nation, qui n’a jamais monté à plus de trois ou quatre millions d’hommes, n’était donc qu’une foule de sots esclaves. On loue beaucoup la loi par laquelle chacun était obligé d’exercer la profession de son père. C’était le vrai secret d’anéantir tous les talents. Il fallait que celui qui aurait été un bon médecin ou un sculpteur habile restât berger ou vigneron ; que le poltron, le faible, restât soldat ; et qu’un sacristain, qui serait devenu un bon général d’armée, passât sa vie à balayer un temple.
La superstition de ce peuple est, sans contredit, ce qu’il y a jamais eu de plus méprisable. Je ne soupçonne point ses rois et ses prêtres d’avoir été assez imbéciles pour adorer sérieusement des crocodiles, des boucs, des singes, et des chats ; mais ils laissèrent le peuple s’abrutir dans un culte qui le mettait fort au-dessous des animaux qu’il adorait. Les Ptolémées ne purent déraciner cette superstition abominable, ou ne s’en soucièrent pas. Les grands abandonnent le peuple à sa sottise, pourvu qu’il obéisse. Cléopâtre ne s’inquiétait pas plus des superstitions de l’Egypte qu’Hérodote de celles de la Judée.
Diodore rapporte que du temps de Ptolémée Aulètes, il vit le peuple massacrer un Romain qui avait tué un chat par mégarde. La mort de ce Romain fut bien vengée, quand les Romains dominèrent. Il ne reste, Dieu merci, de ces malheureux prêtres d’Egypte, qu’une mémoire qui doit être à jamais odieuse. Apprenons à ne pas prodiguer notre estime (3).
1 – Voyez le § 24 de l’Introduction à l’Essai. (G.A.)
2 – Voltaire veut parler du père Paëz. (G.A.)
3 – Toutes ces considérations sur l’état social des anciens Egyptiens sont fort remarquables. (G.A.)