THÉÂTRE - LES SCYTHES - Partie 10

Publié le par loveVoltaire

THÉÂTRE - LES SCYTHES - Partie 10

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LES SCYTHES.

 

 

_______________

 

 

 

 

 

 

 

ACTE QUATRIÈME.

 

 

 

 

 

SCÈNE I.

 

ATHAMARE, HIRCAN.

 

 

 

 

 

 

 

 

ATHAMARE.

 

Penses-tu qu’Indatire osera me parler ?

 

HIRCAN.

 

Il l’osera, seigneur.

 

ATHAMARE.

 

Qu’il vienne… Il doit trembler.

 

HIRCAN.

 

Les Scythes, croyez-moi, connaissent peu la crainte ;

Mais d’un tel désespoir votre âme est-elle atteinte,

Que vous avilissiez l’honneur de votre rang,

Le sang du grand Cyrus mêlé dans votre sang,

Et d’un trône si saint le droit inviolable,

Jusqu’à vous compromettre avec un misérable,

Qu’on verrait, si le sort l’envoyait parmi nous,

A vos premiers suivants ne parler qu’à genoux ;

Mais qui, sur ses foyers, peut avec insolence

Braver impunément un prince et sa puissance ?

 

ATHAMARE.

 

Je m’abaisse, il est vrai ; mais je veux tout tenter.

Je descendrais plus bas pour la mieux mériter.

Ma honte est de la perdre ; et ma gloire éternelle

Serait de m’avilir pour m’élever vers elle.

Penses-tu qu’Indatire en sa grossièreté

Ait senti comme moi le prix de sa beauté ?

Un Scythe aveuglément suit l’instinct qui le guide ;

Ainsi qu’une autre femme il épouse Obéide.

L’amour, la jalousie, et ses emportements,

N’ont point dans ces climats apporté leurs tourments ;

De ces vils citoyens l’insensible rudesse,

En connaissant l’hymen, ignore la tendresse.

Tous ces grossiers humains sont indignes d’aimer.

 

HIRCAN.

 

L’univers vous dément ; le ciel sait animer

Des mêmes passions tous les êtres du monde.

Si du même limon la nature féconde,

Sur un modèle égal ayant fait les humains,

Varie à l’infini les traits de ses dessins,

Le fond de l’homme reste, il est partout le même ;

Persan, Scythe, Indien, tout défend ce qu’il aime.

 

ATHAMARE.

 

Je le défendrai donc, je saurai le garder.

 

HIRCAN.

 

Vous hasardez beaucoup.

 

ATHAMARE.

 

Que puis-je hasarder !

Ma vie ? elle n’est rien sans l’objet qu’on m’arrache ;

Mon nom ? quoi qu’il arrive, il restera sans tache ;

Mes amis ? ils ont trop de courage et d’honneur

Pour ne pas immoler sous le glaive vengeur

Ces agrestes guerriers dont l’audace indiscrète

Pourrait inquiéter leur marche et leur retraite.

 

HIRCAN.

 

Ils mourront à vos pieds, et vous n’en doutez pas.

 

ATHAMARE.

 

Ils vaincront avec moi… Qui tourne ici ses pas ?

 

HIRCAN.

 

Seigneur, je le connais, c’est lui, c’est Indatire.

 

ATHAMARE.

 

Allez : que loin de moi ma garde se retire ;

Qu’aucun n’ose approcher sans mes ordres exprès :

Mais qu’on soit prêt à tout.

 

 

 

 

 

 

 

SCÈNE II.

 

ATHAMARE, INDATIRE.

 

 

 

 

 

 

 

ATHAMARE.

 

Habitant des forêts,

Sais-tu bien devant qui ton sort te fait paraître ?

 

INDATIRE.

 

On prétend qu’une ville en toi révère un maître,

Qu’on l’appelle Ecbatane, et que du mont Taurus

On voit ses hauts remparts élevés par Cyrus.

On dit (mais j’en crois peu la vaine renommée)

Que tu peux dans la plaine assembler une armée,

Une troupe aussi forte, un camp aussi nombreux

De guerriers soudoyés, et d’esclaves pompeux,

Que nous avons ici de citoyens paisibles.

 

ATHAMARE.

 

Il est vrai, j’ai sous moi des troupes invincibles :

Le dernier des Persans, de ma solde honoré,

Est plus riche, et plus grand, et plus considéré,

Que tu ne saurais l’être aux lieux de ta naissance,

Où le ciel vous fit tous égaux par l’indigence.

 

INDATIRE.

 

Qui borne ses désirs est toujours riche assez.

 

ATHAMARE.

 

Ton cœur ne connaît point les vœux intéressés ;

Mais la gloire, Indatire ?

 

INDATIRE.

 

Elle a pour moi des charmes.

 

ATHAMARE.

 

Elle habite à ma cour, à l’abri de mes armes :

On ne l’a trouve point dans le fond des déserts ;

Tu l’obtiens près de moi, tu l’as, si tu me sers.

Elle est sous mes drapeaux ; viens avec moi t’y rendre.

 

INDATIRE.

 

A servir sous un maître on me verrait descendre !

 

ATHAMARE.

 

Va, l’honneur de servir un maître généreux,

Qui met un digne prix aux exploits belliqueux,

Vaut mieux que de ramper dans une république,

Ingrate en tous les temps, et souvent tyrannique.

Tu peux prétendre à tout en marchant sous ma loi :

J’ai parmi mes guerriers des Scythes comme toi.

 

INDATIRE.

 

Tu n’en as point. Apprends que ces indignes Scythes,

Voisins de ton pays, sont loin de nos limites (1) :

Si l’air de tes climats a pu les infecter,

Dans nos heureux cantons il n’a pu se porter.

Ces Scythes malheureux ont connu l’avarice ;

La fureur d’acquérir corrompit leur justice,

Ils n’ont su que servir ; leurs infidèles mains

Ont abandonné l’art qui nourrit les humains

Pour l’art qui les détruit, l’art affreux de la guerre ;

Ils ont vendu leur sang aux maîtres de la terre.

Meilleurs citoyens qu’eux, et plus braves guerriers,

Nous volons aux combats, mais c’est pour nos foyers ;

Nous savons tous mourir, mais c’est pour la patrie :

Nul ne vend parmi nous son honneur ou sa vie.

Nous serons, si tu veux, tes dignes alliés ;

Mais on n’a point d’amis alors qu’ils sont payés.

Apprends à mieux juger de ce peuple équitable,

Egal à toi, sans doute, et non moins respectable.

 

ATHAMARE.

 

Elève ta patrie, et cherche à la vanter :

C’est le recours du faible, on peut le supporter.

Ma fierté, que permet la grandeur souveraine,

Ne daigne pas ici lutter contre la tienne…

Te crois-tu juste au moins ?

 

INDATIRE.

 

Oui, je puis m’en flatter.

 

ATHAMARE.

 

Rends-moi donc le trésor que tu viens de m’ôter.

 

INDATIRE.

 

A toi ?

 

ATHAMARE.

 

Rends à son maître une de ses sujettes,

Qu’un indigne destin traîna dans ces retraites,

Un bien dont nul mortel ne pourra me priver,

Et que sans injustice on ne peut m’enlever :

Rends sur l’heure Obéide.

 

INDATIRE.

 

A ta superbe audace,

A tes discours altiers, à cet air de menace.

Je veux bien opposer la modération

Que l’univers estime en notre nation.

Obéide, dis-tu de toi seul doit dépendre ;

Elle était ta sujette ! Oses-tu bien prétendre

Que des droits des mortels on ne jouisse pas,

Dès qu’on a le malheur de naître en tes Etats ?

Le ciel, en le créant, forma-t-il l’homme esclave ?

La nature qui parle, et que ta fierté brave,

Aura-t-elle à la glèbe attaché les humains

Comme les vils troupeaux mugissants sous nos mains ?

Que l’homme soit esclave aux champs de la Médie,

Qu’il rampe, j’y consens ; il est libre en Scythie.

Au moment qu’Obéide honora de ses pas

Le tranquille horizon qui borde nos Etats,

La liberté, la paix, qui sont notre apanage,

L’heureuse égalité, les biens du premier âge,

Ces biens que des Persans aux mortels ont ravis,

Ces biens, perdus ailleurs et par nous recueillis,

De la belle Obéide ont été le partage.

 

ATHAMARE.

 

Il en est un plus grand, celui que mon courage

A l’univers entier oserait disputer,

Que tout autre qu’un roi ne saurait mériter,

Dont tu n’auras jamais qu’une imparfaite idée,

Et dont avec fureur mon âme est possédée ;

Son amour : c’est le bien qui doit m’appartenir ;

A moi seul était dû l’honneur de la servir.

Oui, je descends enfin jusqu’à daigner te dire

Que de ce cœur altier je lui soumis l’empire,

Avant que les destins eussent pu t’accorder

L’heureuse liberté d’oser la regarder.

Ce trésor est à moi, barbare, il faut le rendre.

 

INDATIRE.

 

Imprudent étranger, ce que je viens d’entendre

Excite ma pitié plutôt que mon courroux.

Sa libre volonté m’a choisi pour époux ;

Ma probité lui plut ; elle l’a préférée

Aux recherches, aux vœux de toute ma contrée :

Et tu viens de la tienne ici redemander

Un cœur indépendant qu’on vient de m’accorder !

O toi qui te crois grand, qui l’es par l’arrogance,

Sors d’un asile saint, de paix et d’innocence ;

Fuis ; cesse de troubler, si loin de tes Etats,

Des mortels tes égaux qui ne t’offensent pas.

Tu n’es pas prince ici.

 

ATHAMARE.

 

Ce sacré caractère

M’accompagne en tous lieux sans m’être nécessaire :

Si j’avais dit un mot, ardents à me servir,

Mes soldats à mes pieds auraient su te punir.

Je descends jusqu’à toi : ma dignité t’outrage ;

Je la dépose ici, je n’ai que mon courage :

C’est assez, je suis homme, et ce fer me suffit

Pour remettre en mes mains le bien qu’on me ravit.

Cède Obéide, ou meurs, ou m’arrache la vie.

 

INDATIRE.

 

Quoi ! nous t’avons en paix reçu dans ma patrie ;

Ton accueil nous flattait, notre simplicité

N’écoutait que les droits de l’hospitalité ;

Et tu veux me forcer, dans la même journée,

De souiller par ta mort un si saint hyménée !

 

ATHAMARE.

 

Meurs, te dis-je, ou me tue… On vient, retire-toi.

Et si tu n’es un lâche…

 

INDATIRE.

 

Ah !c’en est trop… suis-moi.

 

ATHAMARE.

 

Je te fais cet honneur.

 

(Il sort.)

 

 

 

 

 

1 – Voltaire flétrit ici les hauts seigneurs de Berne, qui faisaient commerce d’hommes avec la France. (G.A.)

 

 

 

 

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