CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 49

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 49

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à M. le comte d’Argental.

 

28 Septembre 1767.

 

 

          Mon cher ange, quoique vous ne m’écriviez point, je suppose toujours que madame d’Argental a repris sa santé, son embonpoint, sa gaieté et ses grâces, et qu’elle est tout comme je l’ai laissée il y a environ quinze ans. Vous voulez que je vous envoie, pour vous amuser, la petite drôlerie qui nous a fait passer quelques heures agréablement dans nos déserts. La perfection singulière avec laquelle cette médiocrité a été jouée me fait oublier les défauts de la pièce, et me donne la hardiesse de vous l’envoyer. Je l’adresse sous l’enveloppe de M. de Courteilles, et j’espère qu’elle vous parviendra saine et sauve.

 

          On dit qu’on va reprendre l’affaire des Sirven en considération. Je commence à en avoir bonne espérance, puisque M. de Beaumont a gagné son procès (1), qui me donnait tant d’inquiétude : il a la main heureuse. La justice du conseil est, à la vérité, comme celle de Dieu, fort lente ; mais enfin elle arrive. La justice du parterre est assez dans ce goût ; elle fait gagner d’assez mauvais procès en première instance, et il lui faut trente années pour rendre justice à ce qui est passable.

 

          On m’a mandé qu’il n’y aurait point de spectacles à Fontainebleau. La chasse suffit ; mais, comme vous aimez mieux la comédie que la chasse, je vous supplie de me mander des nouvelles du tripot.

 

          Pour l’autre tripot, qui a condamné l’Ingénu (2) à ne plus paraître, je ne vous en parle point ; mais quand je dis qu’il y a des Welches dans le monde, vous m’avouerez que j’ai raison.

 

          Mille tendres respects à la convalescente.

 

 

1 – Pour la terre de Canon. (G.A.)

2 – L’Ingénu avait été saisi. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

28 Septembre 1767.

 

 

          Je reçois, mon cher ami, votre lettre du 21. Je vous assure que vous m’aviez donné bien des inquiétudes. Prenez bien des fondants, et vivez pour l’intérêt de la raison et de la vérité.

 

          Vous ne me disiez pas que M. et madame de Beaumont avaient gagné pleinement leur cause. Il est juste, après tout, que le défenseur des Calas et des Sirven prospère. Je me flatte que le procès des Sirven sera rapporté.

 

          J’ai lu les Pièces relatives (1). Les Riballier et les Coger devraient mourir de honte, s’ils n’avaient pas toute honte bue.

 

          Je ne sais qui m’a envoyé le Tableau philosophique du genre humain, depuis le commencement du monde jusqu’à Constantin (2). Je crois en deviner l’auteur ; mais je me donnerai bien de garde de le nommer jamais. Je suis fâché de voir qu’un homme si respectueux envers la Divinité, et qui étale partout des sentiments si vertueux et si honnêtes, attaque si cruellement les mystères sacrés de la religion chrétienne. Mais il est à craindre que les Riballier et les Coger ne lui fassent plus de tort par leur conduite infâme, et par toutes leurs calomnies, qu’elle ne peut recevoir d’atteintes des Bolingbroke, des Woolston, des Spinosa, des Boulainvilliers, des Maillet, des Merlier, des Fréret, des Boulanger, des La Mettrie, etc., etc., etc.

 

          Je présume que vous avez reçu actuellement le brimborion que je vous ai envoyé pour l’enchanteur Merlin. Je lui donne cette pièce, que j’ai brochée en cinq jours, à condition qu’il n’aura nul privilège. Je n’ai pas osé faire paraître Henri IV dans la pièce ; elle n’en a pas moins fait plaisir à tous nos officiers et à tout notre petit pays, à qui la mémoire de Henri IV est si chère. Songez à votre santé  la mienne est déplorable.

 

 

1 – Pièces relatives à Bélisaire. (G.A.)

2 – Par Bordes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

A Ferney, 28 Septembre 1767.

 

 

          Mon cher ami, votre Dissertation sur le cartel (1) offert par l’électeur palatin au vicomte de Turenne m’arrivera fort à propos. On a déjà entamé une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV. Je profiterai de votre pyrrhonisme, pour peu que je le trouve fondé ; car vous savez que je l’aime, et que je me défie des anecdotes répétées par mille historiens. Il est vrai que vous êtes obligé d’avoir prodigieusement raison, car vous avez contre vous l’Histoire de Turenne par Ramsay, le président Hénault, et tous les mémoires du temps.

 

          Ayez la bonté de m’envoyer sur-le-champ votre ouvrage. Voici comme on peut s’y prendre. Vous n’auriez qu’à l’envoyer à Lyon, tout ouvert, à M. Tabareau, directeur des postes, avec un petit mot de lettre. Vous auriez la bonté de lui écrire que, sachant qu’il lit beaucoup, et qu’il se forme une bibliothèque, vous lui envoyez votre ouvrage comme à un bon juge et à mon ami, que vous le priez de me le prêter après l’avoir lu, en attendant que je puisse en avoir un exemplaire à ma disposition.

 

          Voilà, mon cher ami, les expédients auxquels les impôts horribles mis sur les lettres me forcent d’avoir recours. Si, pour plus de sûreté, pendant que vous enverrez ce paquet par la poste à M. Tabareau, à Lyon, vous voulez m’en envoyer un autre par les chariots qui vont à Schaffhausen et dans le reste de la Suisse, il n’y a qu’à adresser ce paquet à mon nom à Genève, je vous serai très obligé. Comptez que j’ai la plus grande impatience de lire votre dissertation : mettez-moi aux pieds de LL. AA. EE. Si je pouvais me tenir sur les miens, je serais allé à Schwetzingen, tout vieux et tout malade que je suis ; mais il y a trois ans que je ne suis sorti de chez moi.

 

          Madame Denis ne cesse de donner des fêtes, et moi je reste dans mon lit : je dicte, ne pouvant écrire ; mais ce que je dicte de plus vrai, c’est que je vous aime de tout mon cœur.

 

 

1 – Voyez la lettre au même du 21 octobre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

A Ferney, 29 Septembre 1767.

 

 

          Il faut que je vous avoue, mon cher ami, que j’ai soixante et quatorze ans ; que j’ai donné tout mon bien à M. le duc de Wurtemberg, qui ne me paie point. Il me doit une année entière, il doit beaucoup à M. Dietrich sur ses terres d’Alsace ; je ne sais ce qu’il doit sur celles de Franche-Comté ; mais je n’ai pas le temps d’attendre. Les dissensions de Genève m’ont attiré un régiment entier en garnison dans mes terres. Donnez-moi, je vous prie, un procureur qui puisse saisir les terres d’Alsace ; j’en chercherai un pour celles de Franche-Comté, sans quoi il faut que je demande l’aumône, moi et ma famille. M. le duc de Wurtemberg devrait savoir qu’il faut payer ses dettes avant de donner des fêtes. Je vous embrasse de tout mon cœur, et je me recommande à votre justice.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

30 Septembre 1767.

 

 

          Je ne comprends pas, mon cher ange, ni votre lettre ni vous. J’ai suivi de point en point la distribution que Lekain m’avait indiquée ; comme par exemple, de donner à Alzire à mademoiselle Durancy, et Zaïre à mademoiselle Dubois, etc.

 

          Comme je ne connais les talents ni de l’une ni de l’autre, je m’en suis tenu uniquement à la décision de Lekain que j’ai confirmée deux fois.

 

          Mademoiselle Dubois m’a écrit en dernier lieu une lettre lamentable, à laquelle j’ai répondu par une lettre polie. Je lui ai marqué que j’avais partagé les rôles de mes médiocres ouvrages entre elle et mademoiselle Durancy, que si elles n’étaient pas contentes, il ne tiendrait qu’à elles de s’arranger ensemble comme elles voudraient. Voilà le précis de ma lettre ; vous ne l’avez pas vue sans doute : si vous l’aviez vue, vous ne me feriez pas les reproches que vous me faites.

 

          M. de Richelieu m’en fait, de son côté, de beaucoup plus vifs, s’il est possible. Il est de fort mauvaise humeur. Voilà, entre nous, la seule récompense d’avoir soutenu le théâtre pendant près de cinquante années, et d’avoir fait des largesses de mes ouvrages.

 

          Je ne me plains pas qu’on m’ôte une pension que j’avais, dans le temps qu’on en donne une à Arlequin. Je ne me plains pas du peu d’égard que M. de Richelieu me témoigne sur des choses plus essentielles ; je ne me plains pas d’avoir sur les bras un régiment sans qu’on me sache le moindre gré de ce que j’ai fait pour lui ; je ne me plains que de vous, mon cher ange, parce que plus on aime, plus on est blessé.

 

          Il est plaisant que presque dans le même temps je reçoive des plaintes de M. de Richelieu et de vous. Il y a sûrement une étoile sur ceux qui cultivent les lettres, et cette étoile n’est pas bénigne. Les tracasseries viennent me chercher dans mes déserts : que serait-ce si j’étais à Paris ? Heureusement notre théâtre de Ferney n’éprouve point de ces orages ; plus les talents de nos acteurs sont admirables, plus l’union règne parmi eux : la discorde et l’envie sont faites pour la médiocrité. Je dois me renfermer dans les plaisirs purs et tranquilles que mes maladies cruelles me laissent encore goûter quelquefois. Je me flatte que celui qui a le plus contribué à ces consolations ne les mêlera pas d’amertume, et d’une tracasserie entre deux coméniennes ne troublera pas le repos d’un homme de votre considération et de votre âge, et n’empoisonnera pas les derniers jours qui me restent à vivre.

 

          Vous ne m’avez point parlé de madame de Groslée (1) ; vous croyez qu’il n’y a que les spectacles qui me touchent. Vous ne savez pas qu’ils sont mon plus léger souci, qu’ils ne servent qu’à remplir le vide de mes moments inutiles, et que je préfère infiniment votre amitié à la vaine et ridicule gloire des belles-lettres, qui périssent dans ce malheureux siècle.

 

 

1 – Tante de d’Argental. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte André de Schowalow. (1)

 

A Ferney, 30 Septembre 1767.

 

 

          J’ai été longtemps malade, monsieur ; c’est à ce triste métier que je consume les dernières années de ma vie. Une de mes plus grandes souffrances a été de ne pouvoir répondre à la lettre charmante dont vous m’honorâtes, il y a quelques semaines. Vous faites toujours mon étonnement, vous êtes un des prodiges du règne de Catherine II. Les vers français que vous m’envoyez sont du meilleur ton, et d’une correction singulière ; il n’y a pas la plus petite faute de langage  on ne peut vous reprocher que le sujet que vous traitez (2). Je m’intéresse à la gloire de son beau règne, comme je m’intéressais autrefois au Siècle de Louis XIV. Voilà les beaux jours de la Russie arrivés ; toute l’Europe a les yeux sur ce grand exemple de la tolérance que l’impératrice donne au monde. Les princes jusqu’ici ont été assez infortunés pour ne connaître que la persécution. L’Espagne s’est détruite elle-même en chassant les Juifs et les Maures. La plaie de la révocation de l’édit de Nantes saigne encore en France. Les prêtres désolent l’Italie. Les pays d’Allemagne, gouvernés par les prélats, sont pauvres et dépeuplés, tandis que l’Angleterre a doublé sa population depuis deux cents ans, et décuplé ses richesses. Vous savez que les querelles de religion, et l’horrible quantité de moines qui couraient comme des fous du fond de l’Egypte à Rome, ont été la vraie cause de la chute de l’empire romain ; et je crois fermement que la religion chrétienne a fait périr plus d’hommes depuis Constantin qu’il n’y en a aujourd’hui dans l’Europe.

 

          Il est temps qu’on devienne sage ; mais il est beau que ce soit une femme qui nous apprenne à l’être. Le vrai système de la machine du monde nous est venu de Thor (3), de cette ville où l’on a répandu le sang pour la cause des jésuites. Le vrai système de la morale et de la politique des princes nous viendra de Pétersbourg, qui n’a été bâti que de mon temps, et de Moscou, dont nous avions beaucoup moins de connaissance que de Pékin.

 

          Pierre-le-Grand comparait les sciences et les arts au sang qui coule dans les veines ; mais Catherine, plus grande encore, y fait couler un nouveau sang. Non seulement elle établit la tolérance dans son vaste empire, mais elle la protège chez ses voisins. Jusqu’ici on n’a fait marcher des armées que pour dévaster des villages, pour voler des bestiaux, et détruire des moissons. Voici la première fois qu’on déploie l’étendard de la guerre uniquement pour donner la paix, et pour rendre les hommes heureux. Cette époque est, sans contredit, ce que je connais de plus beau dans l’histoire du monde.

 

          Nous avons aussi des troupes dans ce petit pays de Ferney, où vous n’avez vu que des fêtes, et où vous avez si bien joué le rôle du fils de Mérope. Ces troupes y sont envoyées à peu près comme les vôtres le sont en Pologne, pour faire du bien, pour nous construire de beaux grands chemins qui aillent jusqu’en Suisse, pour nous creuser un pont sur notre lac Léman : aussi nous les bénissons, et nous remercions M. le duc de Choiseul de rendre les soldats utiles pendant la paix, et de les faire servir à écarter la guerre, qui n’est bonne à rien qu’à rendre les peuples malheureux.

 

          Si vous allez ambassadeur à la Chine, et si je suis en vie quand vous serez arrivé à Pékin, je ne doute pas que vous ne fassiez des vers chinois comme vous en faites de français. Je vous prierai de m’en envoyer la traduction. Si j’étais jeune, je ferais assurément le voyage de Pétersbourg et de Pékin ; j’aurais le plaisir de voir la plus nouvelle et la plus ancienne création. Nous ne sommes tous que des nouveaux venus, en comparaison de MM. les Chinois ; mais je crois les Indiens encore plus anciens. Les premiers empires ont été sans doute établis dans les plus beaux pays. L’Occident n’est parvenu à être quelque chose qu’à force d’industrie, nous devons respecter nos premiers maîtres.

 

          Adieu, monsieur ; je suis le plus grand bavard de l’Occident. Mille respects à madame la comtesse de Schowalow.

 

 

 

1 – Dans toutes les éditions, on a confondu en une seule et même personne Jean Schowalow et André Schowalow. André est le neveu de Jean. (G.A.)

2 – Schowalow célébrait Voltaire. (G.A.)

3 – Patrie de Copernic. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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