CRITIQUE HISTORIQUE - La Défense de mon oncle - Partie 3
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CRITIQUE HISTORIQUE.
LA DÉFENSE DE MON ONCLE.
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CHAPITRE VIII.
D’Abraham et de Ninon l’Enclos.
M. l’abbé Bazin était persuadé avec Onkelos, et avec tous les Juifs orientaux qu’Abraham était âgé d’environ cent trente-cinq ans quand il quitta la Chaldée. Il importe fort peu de savoir précisément quel âge avait le père des croyants. Quand Dieu nous jugera tous dans la vallée de Josaphat, il est probable qu’il ne nous punira pas d’avoir été de mauvais chronologistes comme le détracteur de mon oncle. Il sera puni pour avoir été vain, insolent, grossier, et calomniateur, et non pour avoir manqué d’esprit et avoir ennuyé les dames.
Il est bien vrai qu’il est dit dans la Genèse qu’Abraham sortit d’Aran, en Mésopotamie, âgé de soixante et quinze ans, après la mort de son père Tharé, le potier : mais il est dit aussi dans la Genèse que Tharé son père, l’ayant engendré à soixante et dix ans, vécut jusqu’à deux cent cinq. Il faut donc absolument expliquer l’un des deux passages par l’autre. Si Abraham sortit de la Chaldée après la mort de Tharé, âgé de deux cent cinq ans, et si Tharé l’avait eu à l’âge de soixante et dix, il est clair qu’Abraham avait juste cent trente-cinq ans lorsqu’il se mit à voyager. Notre lourd adversaire propose un autre système pour esquiver la difficulté ; il appelle Philon le Juif à son secours, et il croit donner le change à mon cher lecteur, en disant que la ville d’Aran est la même que Carrès. Je suis bien sûr du contraire, et je l’ai vérifié sur les lieux. Mais, quel rapport, je vous prie, la ville de Carrès a-t-elle avec l’âge d’Abraham et de Sara ?
On demandait encore à mon oncle comment Abraham, venu de Mésopotamie pouvait se faire entendre à Memphis. Mon oncle répondait qu’il n’en savait rien, qu’il ne s’en embarrassait guère ; qu’il croyait tout ce qui se trouve dans la sainte Ecriture, sans vouloir l’expliquer et que c’était l’affaire de messieurs de Sorbonne, qui ne se sont jamais trompés.
Ce qui est bien plus important, c’est l’impiété avec laquelle notre mortel ennemi compare Sara, la femme du père des croyants, avec la fameuse Ninon l’Enclos. Il se demande comment il se peut faire que Sara, âgée de soixante et quinze ans, allant de Sichem à Memphis sur son âne pour chercher du blé, enchantât le cœur du roi de la superbe Egypte, et fît ensuite le même effet sur le petit roi de Gérar, dans l’Arabie Déserte. Il répond à cette difficulté par l’exemple de Ninon. « On sait, dit-il, qu’à l’âge de quatre-vingts ans Ninon sut inspirer à l’abbé Gédoyn des sentiments qui ne sont fait que pour la jeunesse ou l’âge viril. » Avouez, mon cher lecteur, que voilà une plaisante manière d’expliquer l’Ecriture sainte ; il veut s’égayer, il croit que c’est là le bon ton. Il veut imiter mon oncle ; mais quand certain animal à longues oreilles veut donner la patte comme le petit chien, vous savez comme on le renvoie.
Il se trompe sur l’histoire moderne comme sur l’ancienne. Personne n’est plus en état que moi de rendre compte des dernières années de mademoiselle de l’Enclos, qui ne ressemblait en rien à Sara. Je suis son légataire : je l’ai vue les dernières années de sa vie, elle était sèche comme une momie. Il est vrai qu’on lui présenta l’abbé Gédoyn, qui sortait alors des jésuites, mais non pas pour les mêmes raisons que les Desfontaines et les Fréron en sont sortis. J’allais quelquefois chez elle avec cet abbé, qui n’avait d’autre maison que la nôtre. Il était fort éloigné de sentir des désirs pour une décrépite ridée qui n’avait sur les os qu’une peau jaune tirant sur le noir.
Ce n’était point l’abbé Gédoyn à qui on imputait cette folie ; c’était à l’abbé de Châteauneuf, frère de celui qui avait été ambassadeur à Constantinople. Châteauneuf avait eu en effet la fantaisie de coucher avec elle vingt ans auparavant. Elle était encore assez belle à l’âge de près de soixante années. Elle lui donna, en riant, un rendez-vous pour un certain jour du mois. « Et pourquoi ce jour-là plutôt qu’un autre ? lui dit l’abbé de Châteauneuf. – C’est que j’aurai alors soixante ans juste, ». Voilà la vérité de cette historiette qui a tant couru, et que l’abbé de Châteauneuf, mon bon parrain, à qui je dois mon baptême, m’a racontée souvent dans mon enfance pour me former l’esprit et le cœur ; mais mademoiselle l’Enclos ne s’attendait pas d’être un jour comparée à Sara dans un libelle fait contre mon oncle (1).
Quoique Abraham ne l’ait point mis sur son testament, et que Ninon l’Enclos m’ait mis sur le sien, cependant je la quitte ici pour le père des croyants. Je suis obligé d’apprendre à l’abbé Fou…. (2), détracteur de mon oncle, ce que pensent d’Abraham tous les Guèbres que j’ai vus dans mes voyages. Ils l’appellent Ebrahim, et lui donnent le surnom de Zer-ateukt ; c’est notre Zoroastre. Il est constant que ces Guèbres dispersés, et qui n’ont jamais été mêlés avec les autres nations, dominaient dans l’Asie avant l’établissement de la horde juive, et qu’Abraham était de Chaldée, puisque le Pentateuque le dit. M. l’abbé Bazin avait approfondi cette matière ; il me disait souvent : « Mon neveu, on ne connaît pas assez les Guèbres, on ne connaît pas assez Ebrahim ; croyez-moi, lisez avec attention le Zend-Avesta et le Veidam. »
1 – Voyez la Lettre sur mademoiselle de l’Enclos. (G.A.)
2 – Il s’agit ici de l’abbé de Foucher, de l’Académie des belles-lettres, précepteur du duc La Trimouille. Cet abbé était janséniste ; il crut que sa conscience l’obligeait à écrire contre Voltaire ; mais la grâce lui manqua. (K.) – Voyez dans la Correspondance, trois lettres à l’abbé Foucher. (G.A.)
CHAPITRE IX.
De Thèbes, de Bossuet, et de Rollin.
Mon oncle, comme je l’ai déjà dit, aimait le merveilleux, la fiction en poésie ; mais il les détestait dans l’histoire. Il ne pouvait souffrir qu’on mît des conteurs de fables à côté des Tacite, ni des Grégoire de Tours après des Rapin-Thoiras. Il fut séduit dans sa jeunesse par le style brillant du discours de Bossuet sur l’Histoire universelle. Mais quand il eut un peu étudié l’histoire et les hommes, il vit que la plupart des auteurs n’avaient voulu écrire que des mensonges agréables, et étonner leurs lecteurs par d’incroyables aventures. Tout fut écrit comme les Amadis. Mon oncle riait quand il voyait Rollin copier Bossuet mot à mot, et Bossuet copier les anciens, qui ont dit que dix mille combattants sortaient par chacune des cent portes de Thèbes, et encore deux cents chariots armés en guerre par chaque porte ; cela ferait un million de soldats dans une seule ville, sans compter les cochers et les guerriers qui étaient sur les chariots, ce qui ferait encore quarante mille hommes de plus, à deux personnes seulement par chariot.
Mon oncle remarquait très justement qu’il eût fallu au moins cinq ou six millions d’habitants dans cette ville de Thèbes pour fournir ce nombre de guerriers. Il savait qu’il n’y a pas aujourd’hui plus de trois millions de têtes en Egypte ; il savait que Diodore de Sicile n’en admettait pas davantage de son temps : ainsi il rabattait beaucoup de toutes les exagérations de l’antiquité.
Il doutait qu’il y eût eu un Sésostris qui partit d’Egypte pour aller conquérir le monde entier avec six cent mille hommes et vingt-sept mille charges de guerre. Cela lui paraissait digne de Picrochole dans Rabelais. La manière dont cette conquête du monde entier fut préparée lui paraissait encore plus ridicule. Le père de Sésostris avait destiné son fils à cette belle expédition sur la foi d’un songe ; car les songes alors étaient des avis certains envoyés par le ciel, et le fondement de toutes les entreprises. Le bonhomme, dont on ne dit pas même le nom, s’avisa de destiner tous les enfants qui étaient nés le même jour que son fils à l’aider dans la conquête de la terre ; et pour en faire autant de héros, il ne leur donnait à déjeuner qu’après les avoir fait courir cent quatre-vingts stades tout d’une haleine : c’est bien courir dans un pays fangeux, où l’on enfonce jusqu’à mi-jambe, et où presque tous les messages se font par bateau sur les canaux.
Que fait l’impitoyable censeur de mon oncle ? au lieu de sentir tout le ridicule de cette histoire, il s’avise d’évaluer le grand et le petit stade ; et il croit prouver que les petits enfants destinés à vaincre toute la terre ne couraient que trois de nos grandes lieues et demie pour avoir à déjeuner.
Il s’agit bien vraiment de savoir au juste si Sésostris comptait par grand ou petit stade, lui qui n’avait jamais entendu parler de stade, qui est une mesure grecque. Voilà le ridicule de presque tous les commentateurs et des scholiastes ; ils s’attachent à l’explication arbitraire d’un mot inutile, et négligent le fond des choses. Il est question ici de détromper les hommes sur les fables dont on les a bercés depuis tant de siècles. Mon oncle pèse les probabilités dans la balance de la raison il rappelle les lecteurs au bon sens ; et on vient nous parler de grands et de petits stades !
J’avouerai encore que mon oncle levait les épaules quand il lisait dans Rollin que Xerxès avait fait donner trois cents coups de fouet à la mer ; qu’il avait fait jeter dans l’Hellespont une paire de menottes pour l’enchaîner ; qu’il avait écrit une lettre menaçante au mont Athos ; et qu’enfin lorsqu’il arriva au pas des Termopyles, ou deux hommes de front ne peuvent passer, il était suivi de cinq millions deux cent quatre-vingt-trois mille deux cent vingt personnes, comme le dit le véridique et exact Hérodote.
Mon oncle disait toujours, Serrez, serrez, en lisant ces contes de ma mère l’Oie. Il disait : Hérodote a bien fait d’amuser et de flatter des Grecs par ces romans, et Rollin a mal fait de ne les pas réduire à leur juste valeur, en écrivant pour des Français du dix-huitième siècle.
CHAPITRE X.
Des prêtres ou prophètes ou schoen d’Egypte.
Oui, barbare, les prêtres d’Egypte s’appelaient schoen, et la Genèse ne leur donne pas d’autre nom ; la Vulgate même rend ce nom par sacerdos ; Mais qu’importent les noms ? Si tu avais su profiter de la Philosophie de mon oncle, tu aurais recherché quelles étaient les fonctions de ces schoen, leurs sciences, leurs impostures ; tu aurais tâché d’apprendre si un schoen était toujours, en Egypte, un homme constitué en dignité, comme parmi nous un évêque, et même un archidiacre, ou, si quelquefois on s’arrogeait le titre de schoen, comme on s’appelle parmi nous monsieur l’abbé, sans avoir d’abbaye ; si un schoen pour avoir été précepteur d’un grand seigneur, et pour être nourri dans la maison, avait le droit d’attaquer impunément les vivants et les morts et d’écrire sans esprit contre des Egyptiens qui passaient pour en avoir (1).
Je ne doute pas qu’il n’y ait eu des schoen fort savants ; par exemple, ceux qui firent assaut de prodiges avec Moïse, qui changèrent toutes les eaux de l’Egypte en sang, qui couvrirent tout le pays de grenouilles, qui firent naître jusqu’à des poux, mais qui ne purent les chasser ; car il y a dans la tête hébreu : « Ils firent ainsi ; mais pour chasser les poux, ils ne le purent. » La Vulgate les traite plus durement : elle dit qu’ils ne purent même produire des poux.
Je ne sais si tu es schoen, et si tu fais ces beaux prodiges, car on dit que tu es fort initié dans les mystères des schoen de Saint-Médard ; mais je préférerai toujours un schoen doux, modeste, honnête, à un schoen qui dit des injures à son prochain ; à un schoen qui cite souvent à faux, et qui raisonne comme il cite ; à un schoen qui pousse l’horreur jusqu’à dire que M. l’abbé Bazin entendait mal le grec, parce que son typographe a oublié un sima, et a mis un ίε pour un oί (2).
Ah ! mon fils, quand on a calomnié ainsi les morts, il faut faire pénitence le reste de sa vie.
1 – Il s’agit toujours de l’abbé Foucher. (G.A.)
2 – On avait imprimé Basiloi pour Basiléis. (G.A.)
CHAPITRE XI.
Du temple de Tyr.
Je passe sous silence une infinité de menues méprises du schoen enragé contre mon oncle ; mais je vous demande, mon cher lecteur, la permission de vous faire remarquer comme il est malin. M. l’abbé Bazin avait dit que le temple d’Hercule, à Tyr, n’était pas des plus anciens. Les jeunes dames qui sortent de l’Opéra-Comique pour aller chanter à table les jolies chansons de M. Collé, les jeunes officiers, les conseillers même de grand’chambre, MM. les fermiers généraux, enfin tout ce qu’on appelle à Paris la bonne compagnie, se soucieront peut-être fort peu de savoir en quelle année le temple d’Hercule fut bâti. Mon oncle le savait. Son implacable persécuteur se contente de dire vaguement qu’il était aussi ancien que la ville : ce n’est pas là répondre ; il faut dire en quel temps la ville fut bâtie. C’est un point trop intéressant dans la situation présente de l’Europe. Voici les propres paroles de l’abbé Bazin (vol. II, p. 32) :
« Il est dit, dans les Annales de la Chine, que les premiers empereurs sacrifiaient dans un temple. Celui d’Hercule, à Tyr, ne paraît pas être des plus anciens. Hercule ne fut jamais, chez aucun peuple, qu’une divinité secondaire ; cependant le temple de Tyr est très antérieur à celui de Judée. Hiram en avait un magnifique, lorsque Salomon, aidé par Hiram, bâtit le sien. Hérodote, qui voyagea chez les Tyriens, dit que, de son temps, les archives de Tyr ne donnaient à ce temple que deux mille trois cents ans d’antiquité. »
Il est clair par là que le temple de Tyr n’était antérieur à celui de Salomon que d’environ douze cents années. Ce n’est pas là une antiquité bien reculée, comme tous les sages en conviendront. Hélas ! presque toutes nos antiquités ne sont que d’hier ; il n’y a que quatre mille six cents ans qu’on éleva un temple dans Tyr. Vous sentez, ami lecteur, combien quatre mille six cent ans sont peu de chose dans l’étendue des siècles, combien nous sommes peu de chose, et surtout combien un pédant orgueilleux est peu de chose.
Quant au divin Hercule, dieu de Tyr, qui dépucela cinquante demoiselles en une nuit, mon oncle ne l’appelle que dieu secondaire. Ce n’est pas qu’il eût trouvé quelque autre dieu des gentils qui en eût fait davantage ; mais il avait de très bonnes raisons pour croire que tous les dieux de l’antiquité, ceux mêmes majorum gentium, n’étaient que des dieux du second ordre, auxquels présidait le Dieu formateur, le maître de l’univers, le Deus optimus des Romains, le Knef des Egyptiens, l’Iaho des phéniciens, le Mithra des Babyloniens, le Zeus des Grecs, maître des dieux et des hommes ; l’Iesad des anciens Persans. Mon oncle, adorateur de la Divinité, se complaisait à voir l’univers entier adorer un Dieu unique, malgré les superstitions abominables dans lesquelles toutes les nations anciennes, excepté les lettrés chinois se sont plongées.