CRITIQUE HISTORIQUE - La Défense de mon oncle - Partie 4

Publié le par loveVoltaire

CRITIQUE HISTORIQUE - La Défense de mon oncle - Partie 4

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CRITIQUE HISTORIQUE.

 

 

LA DÉFENSE DE MON ONCLE.

 

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CHAPITRE XII.

 

Des Chinois.

 

 

 

          Quel est donc cet acharnement de notre adversaire contre les Chinois ? et contre tous les gens sensés de l’Europe qui rendent justice aux Chinois ? Le barbare n’hésite point à dire « que les petits philosophes ne donnent une si haute antiquité à la Chine que pour décréditer l’Ecriture. »

 

          Quoi ! c’est pour décréditer l’Ecriture sainte que l’archevêque Navarrète, Gonzales de Mendoza, Hennengius, Louis de Gusman, Semmedo, et tous les missionnaires, sans en excepter un seul, s’accordent à faire voir que les Chinois doivent être rassemblés en corps de peuple depuis plus de cinq mille années ? Quoi ! c’est pour insulter à la religion chrétienne, qu’en dernier lieu le P. Parennin a réfuté avec tant d’évidence la chimère d’une prétendue colonie envoyée d’Egypte à la Chine ? Ne se lassera-t-on jamais, au bout de nos terres occidentales, de contester aux peuples de l’Orient leurs titres, leurs arts, et leurs usages ? Mon oncle était fort irrité contre cette témérité absurde. Mais comment accorderons-nous le texte hébreu avec le samaritain ? Hé morbleu ! comme vous pourrez, disait mon oncle : mais ne vous faites pas moquer des Chinois ; laissez-les en paix comme ils vous y laissent.

 

          Ecoute, cruel ennemi de feu mon cher oncle ; tâche de répondre à l’argument qu’il poussa vigoureusement dans sa brochure en quatre volumes de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. Mon oncle était aussi savant que toi, mais il était mieux savant, comme dit Montaigne ; ou, si tu veux, il était aussi ignorant que toi (car en vérité que savons-nous ?) ; mais il raisonnait, il ne compilait pas. Or voici comme il raisonne puissamment dans le premier volume de cet Essai sur les mœurs, etc. (vol. II, page 51), où il se moque de beaucoup d’histoires :

 

          « Qu’importe, après tout, que ces livres renferment ou non une chronologie toujours sûre ? Je veux que nous ne sachions pas en quel temps précisément vécut Charlemagne : dès qu’il est certain qu’il a fait de vastes conquêtes avec de grandes armées, il est clair qu’il est né chez une nation nombreuse, formée en corps de peuple par une longue suite de siècles. Puis donc que l’empereur Hiao, qui vivait incontestablement plus de deux mille quatre cents ans avant notre ère, conquit tout le pays de la Corée, il est indubitable que son peuple était de l’antiquité la plus reculée. De plus, les Chinois inventèrent un cycle, un comput, qui commence deux mille six cent deux ans avant le nôtre. Est-ce à nous à leur contester une chronologie unanimement reçue chez eux ; à qui nous avons soixante systèmes différents pour compter les temps anciens, et qui ainsi n’en avons pas un ?

 

          Les hommes ne multiplient pas aussi aisément qu’on le pense : le tiers des enfants est mort au bout de dix ans. Les calculateurs de la propagation de l’espèce humaine ont remarqué qu’il faut des circonstances favorables et rares pour qu’une nation s’accroisse d’un vingtième au bout de cent années ; et très souvent il arrive que la peuplade diminue au lieu d’augmenter. De savants chronologistes ont supputé qu’une seule famille après le déluge, toujours occupée à peupler, et ses enfants s’étant occupés de même, il se trouva en deux cent cinquante ans beaucoup plus d’habitants que n’en contient aujourd’hui l’univers. Il s’en faut beaucoup que le Talmud et les Mille et une Nuits contiennent rien de plus absurde. On ne fait point ainsi des enfants à coups de plume. Voyez nos colonies ; voyez ces archipels immenses de l’Asie, dont il ne sort personne. Les Maldives, les Philippines, les Moluques, n’ont pas le nombre d’habitants nécessaires. Tout cela est encore une nouvelle preuve de la prodigieuse antiquité de la population de la Chine. »

 

          Il n’y a rien à répondre, mon ami.

 

          Voici encore comme mon oncle raisonnait. Abraham s’en va chercher du blé avec sa femme en Egypte, l’année qu’on dit être la 1917e avant notre ère, il y a tout juste trois mille six cent quatre-vingt-quatre ans ; c’était quatre cent vingt-huit ans après le déluge universel. Il va trouver le pharaon, le roi d’Egypte ; il trouve des rois partout, à Sodome, à Gomorrhe, à Gérar, à Salem : déjà même on avait bâti la tour de Babel environ trois cent quatorze ans avant le voyage d’Abraham en Egypte. Or, pour qu’il y ait tant de rois et qu’on bâtisse de si belles tours, il est clair qu’il faut bien des siècles. L’abbé Bazin s’en tenait là ; il laissait le lecteur tirer ses conclusions.

 

          O l’homme discret que feu M. l’abbé Bazin ! aussi avait-il vécu familièrement avec Jérôme Carré, Guillaume Vadé, feu M. Ralph, auteur de Candide, et plusieurs autres grands personnages du siècle (1). Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es.

 

 

1 – Trois pseudonymes de Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIII.

 

De l’Inde et du Veidam.

 

 

 

          L’abbé Bazin, avant de mourir, envoya à la bibliothèque du roi le plus précieux manuscrit qui soit dans tout l’Orient (1). C’est un ancien commentaire d’un brame nommé Shumontou, sur le Veidam, qui est le livre sacré des anciens brachmanes. Ce manuscrit est incontestablement du temps où l’ancienne religion des gymnosophistes commençait à se corrompre : c’est, après nos livres sacrés, le monument le plus respectable de la croyance de l’unité de Dieu. Il est intitulé, Ezour-Veidam, comme qui dirait, le vrai Veidam, le Veidam expliqué, le pur Veidam. On ne peut pas douter qu’il n’ait été écrit avant l’expédition d’Alexandre dans les Indes, puisque longtemps avant Alexandre l’ancienne religion bramine ou abramine, l’ancien culte enseigné par Brama, avait été corrompu par des superstitions et par des fables. Ces superstitions mêmes avaient pénétré jusqu’à la Chine du temps de Confutzée, qui vivait environ trois cents ans avant Alexandre. L’auteur de l’Ezour-Veidam combat toutes ces superstitions qui commençaient à naître de son temps. Or, pour qu’elles aient pu pénétrer de l’Inde à la Chine, il faut un assez grand nombre d’années : ainsi, quand nous supposerons que ce rare manuscrit a été écrit environ quatre cents ans avant la conquête d’une partie de l’Inde par Alexandre, nous ne nous éloignerons pas beaucoup de la vérité.

 

          Shumontou combat toutes les espèces d’idolâtrie dont les Indiens commençaient alors à être infectés ; et ce qui est extrêmement important, c’est qu’il rapporte les propres paroles du Veidam dont aucun homme en Europe, jusqu’à présent, n’avait connu un seul passage. Voici donc ces propres paroles du Veidam attribué à Brama, citées dans l’Ezour-Vedam :

 

          « C’est l’Etre suprême qui a tout créé, le sensible et l’insensible : il y a eu quatre âges différents ; tout périt à la fin de chaque âge, tout est submergé, et le déluge est un passage d’un âge à l’autre, etc.

 

          Lorsque Dieu existait seul, et que nul autre être n’existait avec lui, il forma le dessein de créer le monde. Il créa d’abord le temps, ensuite l’eau et la terre ; et du mélange des cinq éléments, à savoir, la terre, l’eau, le feu, l’air et la lumière, il en forma les différents corps, et leur donna la terre pour leur base. Il fit ce globe, que nous habitons, en forme ovale comme un œuf. Au milieu de la terre est la plus haute de toutes les montagnes nommée Mérou (c’est l’Immaüs). Adimo (c’est le nom du premier homme) sortit des mains de Dieu. Procriti est le nom de son épouse. D’Adimo naquit Brama, qui fut le législateur des nations et le père des brames. »

 

          Une preuve non moins forte que ce livre fut écrit longtemps avant Alexandre, c’est que les noms des fleuves et des montagnes de l’Inde sont les mêmes que dans le Hanscrit, qui est la langue sacrée des brachmanes. On ne trouve pas dans l’Ezour-Veidam un seul des noms que les Grecs donnèrent au pays qu’ils subjuguèrent. L’Inde s’appelle Zomboudipo ; le Gange, Zanoubi ; le mont Immaüs, Mérou, etc.

 

          Notre ennemi, jaloux des services que l’abbé Bazin a rendus aux lettres, à la religion et à la patrie, se ligue avec le plus implacable ennemi de notre chère patrie, de nos lettres, et de notre religion, le docteur Warburton, devenu, je ne sais comment, évêque de Glocester, commentateur de Shakespeare, et auteur d’un fatras contre l’immortalité de l’âme, sous le nom de la Divine légation de Moïse (2) : il rapporte une objection de ce brave prêtre hérétique contre l’opinion de l’abbé Bazin, bon catholique, et contre l’évidence que l’Ezour-Veidam a été écrit avant Alexandre. Voici l’objection de l’évêque :

 

          « Cela est aussi judicieux qu’il le serait d’observer que les annales des Sarrasins et des Turcs ont été écrites avant les conquêtes d’Alexandre, parce que nous n’y remarquons point les noms que les Grecs imposèrent aux rivières, aux villes, et aux contrées qu’ils conquirent dans l’Asie-Mineure, et qu’on n’y lit que les noms anciens qu’elles avaient depuis les premiers temps. Il n’est jamais entré dans la tête de ce poète que les Indiens et les Arabes pouvaient exactement avoir la même envie de rendre les noms primitifs aux lieux d’où les Grecs avaient été chassés. »

 

          Warburton ne connaît pas plus les vraisemblances que les bienséances. Les Turcs et les Grecs modernes ignorent aujourd’hui les anciens noms du pays que les uns habitent en vainqueurs et les autres en esclaves. Si nous déterrions un ancien manuscrit grec, dans lequel Stamboul fût appelé Constantinople ; l’Atméidam, Hippodrome ; Scutari, le fauboug de Chalcédoine ; le cap Janissari, promontoire de Sigée ; Cara Denguis, le Pont-Euxin, etc. ; nous conclurions que ce manuscrit est d’un temps qui a précédé Mahomet II et nous jugerions ce manuscrit très ancien, s’il ne contenait que les dogmes de la primitive Eglise.

 

          Il est donc très vraisemblable que le brachmane qui écrivait dans le Zomboudipo, c’est-à-dire dans l’Inde, écrivait avant Alexandre, qui donna un autre nom au Zomboudipo ; et cette probabilité devient une certitude, lorsque ce brachmane écrit dans les premiers temps de la corruption de sa religion, époque évidemment antérieure à l’expédition d’Alexandre.

 

          Warburton, de qui l’abbé Bazin avait relevé quelques fautes avec sa circonspection ordinaire, s’en est vengé avec toute l’âcreté du pédantisme. Il s’est imaginé, selon l’ancien usage, que des injures étaient des raisons ; et il a poursuivi l’abbé Bazin avec toute la fureur que l’Angleterre entière lui reproche. On n’a qu’à s’informer dans Paris à un ancien membre du parlement de Londres qui vient d’y fixer son séjour, du caractère de cet évêque Warburton, commentateur de Shakespeare, et calomniateur de Moïse ; on saura ce qu’on doit penser de cet homme, et l’on apprendra comment les savants d’Angleterre, et surtout le célèbre évêque Lowth, ont réprimé son orgueil et confondu ses erreurs.

 

 

1 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article EZOUR-VEIDAM. On sait que Voltaire a été dupe d’une imposture littéraire et religieuse. Son prétendu commentaire du VEIDAM avait dû être fabriqué par quelque missionnaire catholique. (G.A.)

2 – Voyez, dans les FACÉTIES, l’écrit A Warburton. (G.A.)

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIV.

 

Que les Juifs haïssaient toutes les nations.

 

 

 

          L’auteur du Supplément à la Philosophie de l’Histoire croit accabler l’abbé Bazin, en répétant les injures atroces que lui dit Warburton au sujet des Juifs. Mon oncle était lié avec les plus savants Juifs de l’Asie. Ils lui avouèrent qu’il avait été ordonné à leurs ancêtres d’avoir toutes les nations en horreur ; et, en effet, parmi tous les historiens qui ont parlé d’eux, il n’en est aucun qui ne soit convenu de cette vérité, et même, pour peu qu’on ouvre les livres de leurs lois, vous trouverez au chapitre IV (37-38) du Deutéronome : « Il vous a conduits avec sa grande puissance pour exterminer à votre entrée de très grandes nations. »

 

          Au chapitre VII : « Il consumera peu à peu les nations devant vous par parties ; vous ne pourrez les exterminer toutes ensemble, de peur que les bêtes de la terre ne se multiplient trop (v. 22).

 

          Il vous livrera leurs rois entre vos mains. Vous détruirez jusqu’à leur nom : rien ne pourra vous résister (v. 24). »

 

          On trouverait plus de cent passages qui indiquent cette horreur pour tous les peuples qu’ils connaissaient. Il ne leur était pas permis de manger avec des Egyptiens ; de même qu’il était défendu aux Egyptiens de manger avec eux. Un Juif était souillé, et le serait encore aujourd’hui, s’il avait tâté d’un mouton tué par un étranger, s’il s’était servi d’une marmite étrangère. Il est donc constant que leur loi les rendait nécessairement les ennemis du genre humain. La Genèse, il est vrai, fait descendre toutes les nations du même père. Les Persans, les Phéniciens, les Babyloniens, les Egyptiens, les Indiens, venaient de Noé, comme les Juifs ; qu’est-ce que cela prouve, sinon que les Juifs haïssaient leurs frères ? Les Anglais sont aussi les frères des Français. Cette consanguinité empêche-t-elle que Warburton ne nous haïssent ? Il hait jusqu’à ses compatriotes, qui le lui rendent bien.

 

          Il a beau dire que les Juifs ne haïssaient que l’idolâtrie des autres nations, il ne sait pas absolument ce qu’il dit. Les Persans n’étaient point idolâtres, et ils étaient l’objet de la haine juive. Les Persans adoraient un seul Dieu, et n’avaient point alors de simulacres. Les Juifs adoraient un seul Dieu, et avaient des simulacres, douze bœufs dans le temple, deux chérubins dans le saint des saints. Ils devaient regarder tous leurs voisins comme leurs ennemis, puisqu’on leur avait promis qu’ils domineraient d’une mer à l’autre, et depuis les bords du Nil jusqu’à ceux de l’Euphrate. Cette étendue de terrain leur aurait composé un empire immense. Leur loi, qui leur promettait cet empire, les rendait donc nécessairement ennemis de tous les peuples qui habitaient depuis l’Euphrate jusqu’à la Méditerranée. Leur extrême ignorance ne leur permettait pas de connaître d’autres nations ; et, en détestant tout ce qu’ils connaissaient, ils croyaient détester toute la terre.

 

          Voilà l’exacte vérité. Warburton prétend que l’abbé Bazin ne s’est exprimé ainsi que parce qu’un Juif, qu’il appelle grand babillard avait fait autrefois une banqueroute audit abbé Bazin. Il est vrai que le Juif Médina fit une banqueroute considérable à mon oncle (1) ; mais cela empêche-t-il que Josué n’ait fait pendre trente et un rois, selon les saintes Ecritures ? Je demande à Warburton si l’on aime les gens que l’on fait pendre. Hang him (pendez-le).

 

 

1 – Voyez, sur ce fait, la Jeunesse de Voltaire, par Gustave Desnoiresterres, 1867 (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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