CRITIQUE HISTORIQUE - Partie 7

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CRITIQUE HISTORIQUE - Partie 7

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CRITIQUE HISTORIQUE

 

 

 

 

 

 

 

 

XVII – Des lois.

 

 

 

          L’opinion a fait les lois. On a insinué assez dans l’Essai sur les mœurs que les lois sont presque partout incertaines, insuffisantes, contradictoires. Ce n’est pas seulement parce qu’elles ont été rédigées par des hommes ; car la géométrie, inventée par les hommes, est vraie dans toutes ses parties ; la physique expérimentale est vraie ; les premiers principes métaphysiques même, sur lesquels la géométrie est fondée, sont d’une vérité incontestable, et rien de tout cela ne peut changer. Ce qui rend les lois variables, fautives, inconséquentes, c’est qu’elles ont été presque toutes établies sur des besoins passagers, comme des remèdes appliqués au hasard, qui ont guéri un malade, et qui en ont tué d’autres.

 

          Plusieurs royaumes étant composés de provinces anciennement indépendantes, et ces provinces ayant encore été partagées en cantons non-seulement indépendants, mais ennemis l’un de l’autre, toutes leurs lois ont été opposées, et le sont encore. Les marques de l’ancienne division subsistent dans le tout réuni ; ce qui est vrai et bon au deçà d’une rivière est faux et mauvais au-delà ; et, comme on l’a déjà dit (1), on change de lois dans sa patrie en changeant de chevaux de poste. Le paysan de Brie se moque de son seigneur ; il est serf dans une partie de la Bourgogne, et les moines y sont des serfs. Il y a plusieurs pays où les lois sont plus uniformes ; mais il n’y en a peut-être pas un seul qui n’ait besoin d’une réforme, et cette réforme faite, il en faut une autre. Ce n’est guère que dans un petit Etat qu’on peut établir aisément des lois uniformes (2). Les machines réussissent en petit, mais en grand les chocs les dérangent.

 

          Enfin, quand on est parvenu à vivre sous une loi tolérable, la guerre vient qui confond toutes les bornes, qui abîme tout ; et il faut recommencer comme des fourmis dont on a écrasé l’habitation.

 

          Une des plus grandes turpitudes dans la législation d’un pays a été de se conduire par des lois qui ne sont pas du pays. Le lecteur peut remarquer comment le divorce qui fut accordé à Louis XII roi de France, par l’incestueux pape Alexandre VI, fut refusé par Clément VII au roi d’Angleterre, Henri VIII ; et l’on verra comment Alexandre VII (3) permit au régent de Portugal, Alfonse, de ravir la femme de son frère, et de l’épouser du vivant de ce frère.

 

          Tout se contredit donc, et nous voguons dans un vaisseau sans cesse agité par des vents contraires.

 

          On a dit, dans l’Essai sur les mœurs (4), qu’il n’y a point en rigueur de loi positive fondamentale ; les hommes ne peuvent faire que des lois de convention. Il n’y a que l’auteur de la nature qui ait pu faire les lois éternelles de la nature. La seule loi fondamentale et immuable qui soit chez les hommes est celle-ci : « Traite les autres comme tu voudrais être traité. » C’est que cette loi est de la nature même : elle ne peut être arrachée du cœur humain : c’est de toutes les lois la plus mal exécutée ; mais elle s’élève toujours contre celui qui la transgresse ; il semble que Dieu l’ait mise dans l’homme pour servir de contre-poids à la loi du plus fort, et pour empêcher le genre humain de s’exterminer par la guerre, par la chicane, et par la théologie scolastique.

 

 

1 – Voyez, Dialogue entre un plaideur et un avocat. (G.A.)

2 – Cette révolution serait facile et ne causerait aucun trouble dans une monarchie absolue, où le prince aurait une volonté soutenue de faire le bien de son peuple, et voudrait employer à ce grand ouvrage les hommes vraiment éclairés, dont le nombre est plus grand qu’on ne pense. C’est un très grand avantage que les monarchies absolues ont sur les républiques, où la plupart de ces réformes utiles ne peuvent se faire tant que les lumières ne sont point devenues presque populaires. (K.) – La république française a prouvé le contraire. (G.A.)

3 – Ou plutôt, Clément IX. Voyez le Siècle de Louis XIV, chapitre X. (G.A.)

4 – Voyez au chapitre LXXV. (G.A.)

 

 

 

 

 

XVIII – Du commerce et des finances.

 

 

 

          La Hollande presque submergée, Gênes qui n’a que des rochers, Venise qui ne possédait que des lagunes pour terrain, eussent été des déserts, ou plutôt n’eussent point existé sans le commerce.

 

          Venise, dès le quatorzième siècle, devint par cela seul une puissance formidable, et la Hollande l’a été de nos jours pendant quelque temps.

 

          Que devait donc être l’Espagne sous Philippe II, qui avait à la fois le Mexique et le Pérou, et ses établissements en Afrique et en Asie dans l’étendue d’environ trois mille lieues de côtes ?

 

          Il est presque incroyable, mais il est avéré que l’Espagne seule retira de l’Amérique, depuis la fin du quinzième siècle jusqu’au commencement du dix-huitième, la valeur de cinq milliards de piastres en or et en argent, qui font vingt-cinq milliards de nos livres. Il n’y a qu’à lire don Ustariz et Navarette pour être convaincu de cette étonnante vérité. C’est beaucoup plus d’espèces qu’il n’y en avait dans le monde entier avant le voyage de Christophe Colomb. Tout pauvre homme de mérite qui saura penser peut faire là-dessus ses réflexions : il sera consolé quand il saura que de tous ces trésors d’Ophir il ne reste pas aujourd’hui en Espagne cent millions de piastres, et autant en orfèvrerie. Que dira-t-il quand il lira dans don Ustariz (1) que la daterie de Rome a englouti une partie de cet argent ? il croira peut-être que Rome la sainte est plus riche aujourd’hui que Rome la conquérante du temps des Crassus et des Lucullus. Elle a fait, il faut l’avouer, tout ce qu’elle a pu pour le devenir ; mais n’ayant pas su être commerçante quand toutes les nations de l’Europe ont su l’être, elle a perdu par son ignorance et par sa paresse, tout cet argent que lui ont produit ses mines de la daterie, et surtout ce qu’elle pêchait si aisément avec les filets de saint Pierre.

 

          L’Espagne ne laissa pas d’abord les autres nations entrer avec elle en partage des trésors de l’Amérique, Philippe II en jouit presque seul pendant plusieurs années. Les autres souverains de l’Europe, à commencer par l’empereur Ferdinand, son oncle, étaient devant lui à peu près ce qu’étaient les Suisses devant le duc de Bourgogne, lorsqu’ils lui disaient : « Tout ce que nous avons ne vaut pas les éperons de vos chevaliers. »

 

          Philippe II devait avoir ce qu’on appelle la monarchie universelle, si on pouvait l’acheter avec de l’or, et la saisir par l’intrigue ; mais une femme (2) à peine affermie dans la moitié d’une île, un prince d’Orange, simple comte de l’Empire et sujet du marquis de Malines ; Henri IV, roi mal obéi d’une partie de la France, persécuté dans l’autre, manquant d’argent, et ayant pour toute armée quelques gentilshommes et son courage, ruinèrent le dominateur des deux Indes.

 

          Le commerce, qui avait pris une nouvelle face à la découverte du cap de Bonne-Espérance, et à celle du Nouveau-Monde, en prit encore une nouvelle quand les Hollandais, devenus libres par la tyrannie, s’emparèrent des îles qui produisent les épiceries, et fondèrent Batavia. Les grandes puissances commerçantes furent alors la Hollande et l’Angleterre  la France, qui profite toujours tard des connaissances et des entreprises des autres nations, arriva la dernière aux deux Indes, et fut la plus mal partagée. Elle resta sans industrie jusqu’aux beaux jours du gouvernement de Louis XIV ; il fit tout pour animer le commerce.

 

          Les peuples de l’Europe, dans ce temps-là, commencèrent à connaître de nouveaux besoins, qui rendirent le commerce de quelques nations, et surtout celui de la France, très désavantageux. Henri IV déjeunait avec un verre de vin et du pain blanc ; il ne prenait ni thé, ni café, ni chocolat ; il n’usait point de tabac ; sa femme et ses maîtresses avaient très peu de pierreries ; elles ne portaient point d’étoffes de Perse, de la Chine, et des Indes (3). Si l’on songe qu’aujourd’hui une bourgeoise porte à ses oreilles de plus beaux diamants que Catherine de Médicis ; que la Martinique, Moka, et la Chine, fournissent le déjeuner d’une servante, et que tous ces objets font sortir de France plus de cinquante millions tous les ans, on jugera qu’il faut d’autres branches de commerce bien avantageuses pour réparer cette perte continuelle : on sait assez que la France s’est soutenue par ses vins, ses eaux-de-vie, son sel, ses manufactures.

 

          Il lui fallait faire directement le commerce des Indes, non pas pour augmenter ses richesses, mais pour diminuer ses dépenses ; car les hommes s’étant fait des besoins nouveaux, ceux qui ne possèdent pas les denrées demandées par ces besoins doivent les acheter au meilleur compte qu’il soit possible : or, ce qu’on achète aux Indes de la première main coûte moins sans doute que si les Anglais et les Hollandais venaient le revendre. Presque toutes ces denrées se paient en argent. Il ne s’agissait donc, en formant en France une compagnie des Indes, que de perdre moins, et de chercher à se dédommager, dans l’Allemagne et dans le Nord, des dépenses immenses qu’on faisait sur les côtes de Coromandel ; mais les Hollandais avaient prévenu les Français dans l’Allemagne comme dans l’Inde, c’est, comme on l’a dit, d’y arriver la dernière. Elle trouve des rivaux puissants déjà maîtres du commerce ; il faut recevoir des affronts des nababs et des omras et les payer ou les battre : aussi les Portugais, et après eux les Hollandais, ne purent acheter du poivre sans donner des batailles.

 

          Si la France a une guerre avec l’Angleterre ou la Hollande en Europe, c’est alors à qui se détruira dans l’Inde. Les compagnies de commerce deviennent nécessairement des compagnies guerrières, et il faut être oppresseur ou opprimé. Aussi nous verrons que, quand Louis XVI eut établi sa compagnie des Indes dans Pondichéry, les Hollandais prirent la ville, et écrasèrent la compagnie. Elle renaquit des débris du système, et fit voir que la confusion pouvait quelquefois produire l’ordre ; mais toute la vigilance, toute la sagesse des directeurs, n’ont pas empêché que les Anglais n’aient pris Pondichéry, et que la compagnie n’ait été presque détruite une seconde fois. Les Anglais ont rendu la ville à la paix (4) ; mais on sait dans quel état on rend une place de commerce dont on est jaloux ; la compagnie est restée avec quelques vaisseaux, des magasins ruinés, des dettes, et point d’argent (5).

 

          Elle agissait dans l’Inde en souveraine  mais elle y a trouvé des souverains, étrangers comme elle, et plus heureux. On doit convenir qu’il est un peu extraordinaire que le grand mogol, qui est si puissant, laisse des négociants d’Europe se battre dans son empire, et en dévaster une partie. Si nous accordions le port de Lorient à des Indiens et celui de Bayonne à des Chinois, nous ne souffririons pas qu’ils se bâtissent chez nous.

 

          Quant aux finances, la France et l’Angleterre, pour s’être fait la guerre, se sont trouvée endettées chacune de trois milliards de nos livres. C’est beaucoup plus qu’il n’y a d’espèces dans ces deux Etats. C’est un des efforts de l’esprit humain, dans ce dernier siècle (6), d’avoir trouvé le secret de devoir plus qu’on ne possède, et de subsister comme si l’on ne devait rien.

 

          Chaque Etat de l’Europe est ruiné après une guerre de sept à huit années ; c’est que chacun a plus fait que ses forces ordinaires ne comportent. Les Etats sont comme les particuliers qui s’endettent par ambition ; chacun veut aller au-delà de son pouvoir. On a souvent demandé ce que deviennent tous ces trésors prodigués pendant la guerre, et on a répondu qu’ils sont ensevelis dans les coffres de deux ou trois mille particuliers qui ont profité du malheur public. Ces deux ou trois milles personnes jouissent en paix de leurs fortunes immenses, dans le temps que le reste des hommes est obligé de gémir sous de nouveaux impôts pour payer une partie des dettes nationales.

 

          L’Angleterre est le seul pays où les particuliers se soient enrichis par le sort des armes ; ce que de simples armateurs ont gagné par des prises ce que l’île de Cuba et les grandes Indes ont valu aux officiers-généraux, passe de bien loin tout l’argent comptant qui circulait en Angleterre aux treizième et quatorzième siècles.

 

          Lorsque les fortunes de tant de particuliers se sont répandues avec le temps chez leur nation par des mariages, par des partages de famille, et surtout par le luxe, devenu alors nécessaire, et qui remet dans le public tous ces trésors enfouis pendant quelques années, alors cette énorme disproportion cesse, et la circulation est à peu près la même qu’elle était auparavant. Ainsi les richesses cachées dans la Perse, et enfouies pendant quarante années de guerres intestines, reparaîtront après quelques années de calme, et rien ne sera perdu. Telle est dans tous les genres la vicissitude attachée aux choses humaines.

 

 

1 – Théorie et pratique du commerce et de la marine, 1724, ouvrage traduit par Forbonnais. (G.A.)

2 – Elisabeth d’Angleterre. (G.A.)

3 – « Ici je crois que Voltaire se trompe, dit J.-B. Say en citant ce passage dans son Cours d’économie politique. On n’avait alors de mousseline que celle qu’on tirait des Indes ; mais on en tirait peu. » (G.A.)

4 – Voltaire écrivait cela l’année même où la paix venant d’être conclue, et où les commerçants de Pondichéry, entièrement ruinés, remplissaient Paris de leurs plaintes. (G.A.)

5 – Elle a été supprimée en 1769, sous le ministère de M. d’Inva ; il fut prouvé alors qu’elle ne s’était jamais soutenue qu’aux dépens du trésor royal, et qu’elle faisait le commerce à perte. Des négociants particuliers le dirent les années suivantes ; ils y gagnèrent, et les denrées de l’Inde baissèrent de prix. (G.A.)

6 – On ne doit point réellement plus qu’on ne possède. Les intérêts de la dette nationale sont assignés sur la totalité du revenu des propriétaires de la nation, et sont loin, même en Angleterre, d’approcher de la somme de ce revenu. (K.)

 

 

 

 

 

 

 

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