CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 39
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte de Fékété.
24 Juin 1767.
Celui qui a été assez heureux pour recevoir du noble inconnu un recueil de vers pleins d’esprit et de grâces présente sa respectueuse estime à l’auteur de tant de jolies choses. Il admire comment l’inconnu peut écrire si bien dans une langue étrangère. Il admire encore plus la générosité de son cœur. On serait heureux de pouvoir jouir de la conversation d’un jeune homme d’un mérite si rare. On n’ose pas s’en flatter, on connaît quels sont les liens des devoirs et des plaisirs. Il n’appartient qu’aux souverains et aux belles de jouir du bonheur de le posséder. Quand il voudra se faire connaître, on lui gardera le secret.
En attendant, on bénira le ciel d’avoir produit des Messala et des Catulle dans le pays où l’on prétend que les compagnons d’Atilla s’établirent. Il est prié d’agréer tous les sentiments qu’il inspire, et le respect d’un homme pénétré de son mérite.
à M. Bordes.
26 Juin 1767 (1).
Le mémoire que vous m’avez envoyé, mon cher confrère, est un des meilleurs que j’aie encore vus ; il écrase la partie adverse sous le poids des raisons et sous les traits du ridicule. L’infâme chicane que vous attaquez n’a point de détours et de replis qui puissent la dérober au bras victorieux qui la poursuit. Je vous réponds que le mémoire sera imprimé ; mais il faudra que vous nous aidiez à le distribuer aux juges. Dès qu’on aura fini une nouvelle édition du Bolingbroke, on se mettra tout de suite à votre mémoire. Je vous assure que vous rendez un grand service à l’innocence opprimée.
Oserai-je vous prier de vouloir bien revoir l’édition des Scythes que Périsse devrait avoir finie, il y a un mois ? Il m’a envoyé les épreuves qui sont pleines de fautes. Je lui en ai donné une liste de 53. Mais j’ai oublié à la page 13, onvrons pour ouvrons. A la page 15, il faut un point après ce vers :
Ma jeunesse peut-être en fut épouvantée. (G.A.)
A la page 33 :
Désespéré, soumis, mais furieux encore.
Je vous demande bien pardon de ma témérité et de ces détails ; mais il faut que les confrères s’aident l’un l’autre, et je vous réponds que j’aurai attention aux points et aux virgules de votre mémoire. Je vous remercie encore une fois de me l’avoir envoyé. J’espère qu’à la fin la bonne cause triomphera. Je vous en écrirai un jour davantage.
Je vous embrasse et vous aime comme un frère.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Damilaville.
26 Juin 1767.
On me mande, mon cher ami, que les huguenots d’un petit canton en Guyenne ont assassiné un curé, et en ont poursuivi deux autres. Si la chose est vraie, ces messieurs n’ont pas la tolérance en grande recommandation, et on n’en aura pas beaucoup pour eux. Je ne veux pas croire cette horrible nouvelle. Pour peu qu’ils eussent donné lieu à une émeute, ils ne feraient pas de bien à la cause des Sirven. Je pense qu’alors il faudrait tout abandonner. Mais je me flatte encore que ce n’est qu’un faux bruit. Je n’ai point auprès de moi mon ami Wagnière. J’écris avec peine ; je suis malade. Je finis, mon cher ami, en vous recommandant les incluses, et en vous aimant.
à M. Fabry.
Vendredi à midi, 1er Juillet (1).
Pierre Servetaz, manouvrier à Ferney, ayant loué de Durant un appartement au village de Ferney, fut obligé d’en sortir lorsque les troupes arrivèrent, et de céder cet appartement aux soldats.
N’ayant aucun endroit pour se mettre à couvert, le nommé Lareine lui loua une partie de sa cuisine, où il se retira avec sa femme et son enfant. On lui a fait fournir une paire de draps, qu’il est obligé de changer tous les quinze jours, et comme il n’en a que deux paires en tout, lui, sa femme et son enfant sont obligés de coucher nus sur la paille, pendant qu’ils blanchissent la seule paire de draps qui leur reste.
On a placé dix-neuf grenadiers dans la cuisine où il couche, pour y faire leur potage.
Ces grenadiers lui ont brûlé sept fascines de bois qu’il avait.
Il a sa femme enceinte, et qui doit accoucher dans peu de temps, et elle n’a aucun endroit que la cuisine où les dix-neuf grenadiers font leur potage. Durant veut aussi lui faire payer six patagons pour le louage de sa maison, de laquelle on l’a obligé de sortir, ne jouissant que d’un petit jardin et chenevier qu’on lui a tout dévastés.
(De la main de Voltaire.) Je supplie M. Fabry de vouloir bien avoir pitié de cette pauvre femme. J’ai l’honneur de lui présenter mes respectueux sentiments.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
4 Juillet 1767.
Vous serez peut-être aussi affligé que moi, mon cher ami, de ne recevoir qu’un maudit livre de prose (1), au lieu des vers scythes que vous attendiez. Ce n’est pas que vous ne soyez bientôt muni de vos vers scythes ; mais enfin ils devaient arriver les premiers, puisque vous les aviez ordonnés ; et il est triste de ne recevoir que la prose du neveu de l’abbé Bazin, quand on attend des couplets de tragédie. Bazin minor vous a adressé sa petite drôlerie par M. Marin ; elle est toute à l’honneur des dames, et même des petits garçons, que les ennemis de l’abbé Bazin ont si indignement accusés. Il est juste de prendre la défense de la plus jolie partie du genre humain, que des pédants ont cruellement attaquée.
A l’égard de la défense juridique des Sirven, j’ai bien peur qu’elle ne soit pas admise. Le procureur général de Toulouse (2) est à Paris, il réclame vivement les droits de son corps, et ce droit est celui de juger les Sirven, et probablement de les condamner. De plus, on me mande que les protestants ont excité une émeute vers la Saintonge, qu’ils ont poursuivi trois curés qu’ils en ont tué un, qu’on a envoyé des troupes contre eux, qu’on a tué six-vingts hommes. Je veux croire que tout cela est fort exagéré mais il faut bien qu’il se soit passé quelque chose de funeste ; et vous m’avouerez que ces circonstances ne sont pas favorables pour obtenir contre les lois du royaume une nouvelle attribution de juges en faveur d’une famille huguenote. Pour comble de disgrâce, le huguenot La Beaumelle, beau-frère du jeune huguenot Lavaysse s’est rendu coupable d’une nouvelle horreur.
J’ai découvert enfin que c’était lui qui m’avait fait adresser quatre-vingt-quatorze lettres anonymes (3) ; le compte est net, et le fait est rare. J’en ai reçu enfin une quatre-vingtième qui m’a mis hors de doute. Il y a d’étranges pervers dans le monde.
L’ami Damilaville ira sans doute chez vous pour consulter l’oracle. Il est fâché, aussi bien que moi, du procès de M. de Beaumont. C’est une chose douloureuse que M. de Beaumont, dans ce procès, paraisse en quelque façon comme délateur des protestants, après avoir été leur défenseur, qu’il demande la confiscation du bien d’un protestant, et qu’il réclame des lois rigoureuses contre lesquelles il s’est élevé lui-même. Il est vrai qu’il redemande le bien des ancêtres de sa femme ; mais malheureusement les apparences sont odieuses ; il a des ennemis, ces ennemis se déchaînent ; tout cela fait au pauvre Sirven un tort irréparable.
Pour me consoler, M. de Chabanon achève aujourd’hui sa tragédie ; mais M. de La Harpe n’est pas si avancé ; il s’en faut beaucoup. Deux tragédies à la fois, sorties des cavernes du mont Jura auraient été pour moi une chose bien douce.
Je vous assure que j’ai besoin d’être réconforté. Je ne peux plus rien faire par moi-même pour le tripot ; j’ai besoin de jeunes gens qui prennent ma place pour vous plaire.
Je me mets aux pieds de madame d’Argental ; je me recommande aux bontés de M. de Thibouville. J’espère que les satrapes Nalrisp et Elochivis (4) ne seront pas regardés à Fontainebleau comme des satrapes de mauvais goût, quand ils protègeront des Scythes. Agréez, mon divin ange les tendres sentiments de tout ce qui habite Ferney, et surtout mon culte de dulie.
1 – La Défense de mon oncle. (G.A.)
2 – Riquet de Bonrepos. (G.A.)
3 – Voyez Lettre de M. de Voltaire. (G.A.)
4 – Praslin et Choiseul. (G.A.)
à M. Damilaville.
A Ferney, 4 Juillet 1767.
Vous savez, mon cher ami, que ce fut vous qui, dans le temps du triomphe de la famille Calas et de M. Lavaysse, m’apprîtes que M. Lavaysse était beau-frère de ce malheureux La Beaumelle. M. son père m’écrivit de Toulouse que, quelque temps après, mademoiselle sa fille, veuve d’un homme assez riche, avait en effet épousé La Beaumelle, malgré toutes ses représentations. Je fus affligé qu’une famille à laquelle je m’intéresse fût alliée à un homme si coupable ; mais je n’en demeurai pas moins attaché à cette famille.
Vous n’ignorez pas que j’ai reçu dans ma retraite un nombre prodigieux de lettres anonymes ; j’en ai reçu quatre-vingt-quatorze de la même écriture ; et je les ai toutes brûlées. Enfin j’en ai reçu une quatre-vingt-quinzième qui ne peut être écrite que par La Beaumelle, ou par son frère, ou par quelqu’un à qui ils l’auront dictée, puisque, dans cette lettre, il n’est question que de La Beaumelle même. J’ai pris le parti de l’envoyer au ministère. J’avais d’ailleurs dessein d’instruire le public littéraire de cette étrange manœuvre, et de faire connaître celui qui outrageait ma vieillesse avec tant d’acharnement, pour récompense des services rendus à la famille dans laquelle il est entré. J’ai même envoyé à M. Lavaysse le père cette déclaration que je devais rendre publique, et que j’ai supprimée, en attendant que je prenne une résolution plus convenable.
Dans ces circonstances, M. Lavaysse de Vidou m’a écrit le 25 juin. Il ignore apparemment la conduite de son beau-frère ; je le plains beaucoup. Je vous prie de lui faire part de mes sentiments, et de lui montrer cette lettre.
Je crains bien que nous n’ayons d’autre parti à prendre, au sujet des Sirven, que celui de la douleur et de la résignation. Ils sont innocents, on n’en peut douter. On leur a ôté leur honneur et leurs biens ; on les a condamnés à la mort comme parricides on leur doit justice. Mais, d’un côté, le malheureux procès de M. de Beaumont, de l’autre, la présence de M. le procureur général du Languedoc, qui soutiendra les droits de son parlement, enfin les bruits affreux qui courent sur les protestants des provinces méridionales ne permettant pas de se flatter qu’on puisse s’adresser au conseil avec succès. Les nouvelles horreurs de La Beaumelle sont encore un obstacle. Toutes ces fatalités réunies laissent peu d’espérance. Vous voyez les choses de plus près ; je m’en rapporte à vous. Je vous supplie de m’instruire de l’état des choses.
La multitude de lettres que j’ai à écrire aujourd’hui, et ma santé, qui baisse tous les jours, me mettent hors d’état de répondre aussi au long que je le voudrais à M. Lavaysse de Vidou. Le peu que je vous écris, mon cher ami, suffira pour le convaincre de mes sentiments, et de l’état où je me trouve. Ayez donc la bonté, encore une fois de lui faire lire cette lettre ; c’est tout ce que je puis vous dire, dans l’incertitude où je suis, et dans les souffrances de corps que j’éprouve. Je vous embrasse tendrement, et j’attends mes consolations de votre amitié.
à M. de Belloy.
A Ferney, 6 Juillet 1767.
Il y a quelques années, monsieur, que je ne lis aucun papier public ; j’ignore dans ma retraite ce qui se fait sur la terre. Je sais pourtant ce qui se passe à Moscou ; mais ce n’est pas par le Mercure. L’impératrice de Russie daigna me mander, l’année passée, qu’elle avait converti Abraham Chaumeix, et qu’elle en avait fait un tolérant. Si depuis ce temps-là cet Abraham a fait cette sottise, s’il a vendu sa femme à quelque boïard, comme le père des croyants vendit la sienne au roi d’Egypte et au roitelet de Gérare, si, au lieu d’obtenir des bœufs, des vaches, des moutons, des serviteurs et des servantes, il est tombé dans la misère, c’est probablement parce qu’il est ivrogne, et que le vin coûte fort cher en Scythe.
Il n’en est pas de même dans votre Paris, où l’ami Fréron gagne de l’argent à bon marché, et s’enivre de même. Je fais mon compliment à ma chère patrie du privilège exclusif qu’on a donné à cet homme de vilipender son pays ; cela manquait à notre siècle.
Ce que vous me mandez, monsieur, de la générosité des comédiens de Paris ne m’étonne point. Ils sont si riches de leur propre fonds, qu’ils peuvent se passer aisément des vers charmants de Racine. Mais ce n’est pas assez qu’ils tronquent des scènes entières de ce grand homme, il faudrait, pour rendre la chose plus touchante, qu’ils substituassent des vers de leur façon à ceux qu’ils retranchent. Le copiste de la Comédie doit être le premier poète du royaume, et c’est à lui qu’on doit s’en rapporter.
Il me paraît que les imprimeurs en savent autant que les comédiens de votre bonne ville. Ils ont plaisamment accommodé l’endroit dont vous me parlez ; il y avait ennemis des lois et de la science, et ils ont mis ennemis des lois et de la sienne. Cela vaut le trompez, sonnettes, au lieu de sonnez, trompettes. Que cela ne vous rebute pas, monsieur ; vous savez mieux que personne combien les bons citoyens rendent justice au mérite :
Non lasciar la magnanima… impresa.
PÉTRA, son. VII.
Sans compliments, et avec autant d’amitié que d’estime, votre, etc.