CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 38

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CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 38

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à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

11 Juin 1767.

 

 

          Mon cher marquis, j’allais vous écrire quand j’ai reçu votre lettre. Je n’ai pas, depuis quelque temps, une destinée fort heureuse. J’ai été bien consolé quand vous m’avez appris que vous viendriez passer quelque temps dans votre ancien ermitage, et accepter une cellule dans l’abbaye de Ferney ; mais voici une nouvelle contradiction qui me survient. Je ne sais si vous êtes instruit que j’ai la plus grande partie de mon bien chez M. le duc de Wurtemberg. On propose un arrangement, et je me trouve dans la nécessité d’aller à Montbéliard. Ce voyage me déplaît fort, mais il m’est indispensable. Je vous prie de m’instruire au juste du temps auquel vous pourrez venir, afin que je règle ma marche.

 

          Je présume qu’on commencera le procès des Sirven au conseil pendant votre séjour à Paris. Il me paraît presque impossible qu’on ne leur rende pas la même justice qu’aux Calas.

 

          Vous allez voir des remontrances sur les deux vingtièmes. C’est fort bien de remontrer, mais il faut payer ses dettes Si le parlement trouve le secret de libérer l’Etat sans contribution, il me paraîtra fort habile. MM. vos fils seront sans doute du camp de Compiègne. N’irez-vous pas à ce spectacle ? Il est plus beau que ceux dont vous me parlez. Voulez-vous bien me mettre aux pieds de madame la princesse de Ligne ? Je la crois très favorable à la bonne cause. Adieu ; je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

12 Juin 1767.

 

 

          J’ai vu M. de Voltaire, monsieur, comme vous me l’avez ordonné par votre lettre du 2 de juin. Sa santé décline toujours, et ses sentiments pour vous ne s’affaiblissent pas.

 

          Sirven, que vous protégez, est parti avec une lettre pour vous. Nous nous flattons que vous le présenterez à M. Cassen, avocat au conseil, et qu’il obtiendra le rapport de son affaire. Je n’ai encore aucune nouvelle sur celle de M. et de madame de Beaumont. Il serait fort triste que notre ami succombât.

 

          Pourriez-vous m’envoyer le dernier factum de sa partie adverse ? Voulez-vous bien avoir la bonté de faire donner cinquante-trois livres au sieur Briasson ?

 

          La Seconde Lettre (1) de M. Lembertad se débite à Genève, mais elle n’est point encore à Lyon. Je ne sais comment je pourrai faire pour la lui envoyer ; car il est très sévèrement défendu de faire passer des imprimés du pays étranger à Paris, quoiqu’il soit permis d’en envoyer de Paris chez l’étranger. La raison m’en paraît plausible : les livres imprimés hors de France n’ont ni approbation ni privilège, et peuvent être suspects ; mais dans les moindres brochures imprimées en France étant imprimées avec permission, et munies de l’approbation des hommes les plus sages, elles portent leur passe-port avec elles. Ainsi j’ai reçu sans difficulté l’excellent Supplément, la Philosophie de l’Histoire, et l’Examen de Bélisaire (2) composés au collège Mazarin  mais je ne crois pas qu’on puisse avoir les réponses à Paris. Il est d’ailleurs très difficile de répondre à ces ouvrages supérieurs, qui confondent la raison humain.

 

          On a fait en Hollande une sixième édition du Dictionnaire philosophique. Apparemment que ce livre n’est pas aussi dangereux qu’on l’avait présumé d’abord. On y a ajouté plusieurs articles de divers auteurs. J’en ai acheté un exemplaire. Je vous avoue que j’ai été très content d’y voir partout l’immortalité de l’âme, et l’adoration d’un Dieu. Au reste, il est ridicule d’avoir attribué ce livre à M. de Voltaire, votre ami ; c’est évidemment un choix fait avec assez d’art de plus de vingt auteurs différents.

 

          On me mande aussi qu’on imprime à Amsterdam un ouvrage curieux (3) de feu milord Bolingbroke ; mais il faut plus de trois mois pour que les livres de Hollande parviennent ici par l’Allemagne. Je crois que toutes ces nouveautés vous intéressent moins que les deux vingtièmes. Nous sommes gens de calcul à Genève, et nous jugeons que la continuation de cet impôt est indispensable, parce que l’Etat doit payer les dettes de l’Etat.

 

          Au reste, nous espérons que nos affaires finirons bientôt, grâce aux bontés de sa majesté, qui est aussi aimée et aussi révérée à Genève qu’en France.

 

          J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble serviteur. BOURSIER.

 

 

1 – A M. ***, conseiller au parlement. (G.A.)

2 – L’Examen est de Coger. (G.A.)

3 – L’Examen important. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Wargemont.

 

Ferney, 18 Juin 1767 (1).

 

 

          Le solitaire pour qui M. le comte de Wargemont a eu tant de bonté, le remercie très humblement ; il profite de ses offres obligeantes. Il prend la liberté de lui envoyer ce paquet (2). Il lui présente son respect et sa reconnaissance.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Voyez la lettre à d’Alembert du 19 Juin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Le Riche.

 

19 Juin 1767.

 

 

          Un solitaire, monsieur, chez qui vous avez bien voulu accepter pour trop peu de temps une petite cellule, et qui a été bien affligé de votre prompte départ, prie le Seigneur continuellement pour votre salut, et pour celui de vos frères qui souffrent persécution en ce monde. Il se flatte que votre voyage à Paris fera du bien au petit troupeau des fidèles.

 

          On a dû vous remercier de la bonté que vous avez eue de vous charger d’un paquet que vous avez fait rendre à son adresse. Si, à votre retour, vous passez par Lyon, songez que nous sommes sur votre route, et n’oubliez pas les bons moines qui vous sont essentiellement dévoués. Comptez surtout que vous avez en moi un serviteur attaché pour jamais.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

20 Juin 1767.

 

 

          Mon cher ange se trouve-t-il mieux de son régime ? peut-on avoir une humeur dartreuse, et avoir l’humeur si douce ? Donnez-moi votre secret, car je suis insupportable quand je souffre. Je me tapis dans ma cellule, j’y suis inaccessible ; je ne  vois ni les frères de mon couvent ni nos commandants, ni nos inspecteurs, ni les officiers, hauts de six pieds, qui viennent remplir mon château, que j’avais bâti pour vivre en retraite.

 

          Je me flatte que vous avez bien voulu instruire M. de Thibouville et Lekain des articles qui étaient pour eux dans ma précédente lettre.

 

          J’avais pris la liberté de vous adresser, il y a environ un mois, une lettre pour M. de Belloy, dans laquelle il y avait de petits vers en réponse à une belle et longue épître dont il m’avait gratifié.

 

          On m’apprend qu’il a fourré une lettre de moi dans le Mercure ; je ne sais si c’est celle dont je vous parle. Mais pourquoi imprimer les lettres de ses amis ? est-ce qu’on écrit au public, quand on fait des réponses inutiles à des lettres qui ne sont que des compliments ?

 

          M. de Chabanon refait son Eudoxie pour la troisième fois, et notre petit La Harpe commence une pièce nouvelle, après en avoir fait une autre à moitié. Vous voyez qu’une tragédie n’est pas aisée à faire. On a représenté Sémiramis sur mon théâtre, et elle a été très bien jouée. J’avais perdu de vue cet ouvrage ; il m’a fait sentir que les Scythes sont un peu ginguets, en comparaison.

 

          Cependant j’ai toujours du faible pour les Scythes, et je vous les recommande pour Fontainebleau.

 

          J’élève un acteur de province qui a de la figure, de la noblesse et de l’âme ; quand je lui aurai bien fait dégorger le ton provincial, je vous l’enverrai. Nous verrons enfin si on pourra vous fournir un acteur supportable.

 

          Je ne sais si vous avez entendu parler d’un livre composé par un barbare, intitulé Supplément à la Philosophie de l’Histoire. L’auteur n’est ni poli ni gai ; il est hérissé de grec ; sa science n’est pas à l’usage du beau monde et des belles dames. Il m’appelle Capanée (1), quoique je n’aie jamais été au siège de Thèbes. Il voudrait me faire passer pour un impie ; voyez la malice ! On donne des privilèges à ces livres-là, et les réponses ne sont pas permises. Avouez qu’il y a d’horribles injustices dans ce monde. Mais portez-vous bien, vous et madame d’Argental ; conservez-moi vos bontés ; jouissez d’une vie heureuse : peu de gens en sont là.

 

 

1 – L’un des sept chefs qui assiégèrent Thèbes. Il fut foudroyé à cause de ses blasphèmes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Laurencin.

 

Au château de Ferney, le 24 Juin 1767.

 

 

          Monsieur, j’ai été très touché de votre lettre. Je dois à la sensibilité que vous me témoignez l’aveu de l’état où je me trouve. Je me suis retiré, il y a environ treize ans, dans le pays de Gex, près de la Franche-Comté, où j’ai la plus grande partie de ma fortune ; mais mon âge, ma faible santé, les neiges dont je suis entouré huit mois de l’année dans un pays d’ailleurs très riant, et surtout les troubles de Genève et l’interruption de tout commerce avec cette ville, m’avaient fait penser à faire une acquisition dans un climat plus doux. On m’a offert vingt maisons dans le voisinage de Lyon. Tout ce que vous voulez bien m’écrire, et votre façon de penser, qui me charme, me détermineraient à préférer votre château, pourvu que vous n’en sortissiez pas ; mais j’ai avec moi tant de personnes dont je ne puis me séparer, que ma transmigration devient très difficile ; car, outre une de mes nièces, à qui j’ai donné la terre que j’habite, j’ai marié une descendante du grand Corneille à un gentilhomme du voisinage ; ils logent dans le château avec leurs enfants. J’ai encore deux autres ménages dont je prends soin, un parent impotent, qu’on ne peut transporter, un aumônier auparavant jésuite, un jeune homme que M. le maréchal de Richelieu m’a confié, (1) un domestique trop nombreux ; et enfin je suis obligé de gouverner cette terre, parce que la cessation du commerce avec Genève empêche qu’on ne trouve des fermiers.

 

          Toutes ces raisons me forcent à demeurer où je suis, quelque dur que soit le climat, dans quelque gêne que les troubles de Genève puissent me mettre. M. le duc de Choiseul a bien voulu adoucir le désagrément de ma situation par toutes les facilités possibles. D’ailleurs ma terre et une autre dont je jouis aux portes de Genève, ont un privilège presque unique dans le royaume, celui de ne rien payer au roi, et d’être parfaitement libres, excepté dans le ressort de la justice. Ainsi vous voyez, monsieur, que tout est compensé, et que je dois supporter les inconvénients, en jouissant des avantages.

 

          Je vous remercie de vos offres, monsieur, avec bien de la reconnaissance. Vos sentiments m’ont encore plus flatté ; je vois combien vous avez cultivé votre raison. Vous avez un cœur généreux et un esprit juste. Je voudrais vous envoyer des livres qui pussent occuper votre loisir. Je commence par vous adresser un petit écrit qui a paru sur la cruelle aventure des Calas et des Sirven ; je l’envoie à M. Tabareau, qui vous le fera tenir. Si je trouve quelque occasion de vous faire des envois plus considérables, je ne la manquerai pas. Il est fort difficile de faire passer des livres de Genève à Lyon. Il est triste que ces ressources de l’âme, et les consolations de la retraite, soient interdites. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Daumart, le P. Adam et Galien. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

24 Juin 1767.

 

 

          Monsieur, je reçois la vôtre du 16 juin. Je vois que c’est toujours à vous que les infortunés doivent avoir recours. Le sieur Nervis (1) s’est un peu trop hâté d’aller à Paris ; mais il n’a pas été possible de modérer son empressement. Il n’était pas d’ailleurs trop content de Genève. Je sais que sa présence n’imposera pas beaucoup : la veuve respectable d’un homme livré par le fanatisme au plus horrible supplice, accompagnée de deux filles dont l’une était belle, devait faire une impression bien différente. Je crois que le mieux que peut faire Nervis est de ne se montrer que très peu.

 

          M. Cassen, son avocat, me paraît un homme de mérite, qui pense sagement, et qui agit avec noblesse. Heureusement l’affaire est uniquement entre ses mains. Je sais que le triste procès de M. de Beaumont peut faire grand tort à la cause que vous soutenez. Le public n’est pas dupe : il verra trop que l’envie de briller lui a fait entreprendre la cause des Calas et des Sirven, et que l’intérêt lui fait réclamer la cruauté de ces mêmes lois contre lesquelles il s’élève dans ses mémoires pour ses deux clients protestants. Ils sont tous révoltés, ils se plaignent amèrement. Cette contradiction frappante, qui les indigne, les refroidit beaucoup pour le pauvre Nervis ; mais leur ressentiment n’aura aucune influence sur le rapporteur et sur les juges.

 

          Il n’est point du tout vrai que la communication avec Genève soit rétablie ; au contraire, les défenses de rien laisser passer sont plus sévères que jamais. On ouvre plusieurs lettres. J’ai heureusement reçu tous vos paquets, parce qu’on sait que nous sommes tous deux bons serviteurs du roi, et que nous ne nous mêlons d’aucune affaire suspecte M. de Lemberta doit recevoir (2) quelques instruments de mathématiques dans peu de jours.

 

          Bélisaire, qui est, je crois, de M. Marmontel, a été reçu dans toutes les cours étrangères avec transport. Mes correspondants me mandent que l’impératrice de Russie l’a lu sur le Volga, où elle est embarquée. On me mande aussi qu’elle a fait un présent considérable à madame de Beaumont ; mais ce n’est pas la vôtre : c’est une madame de Beaumont-Le-Prince (3), qui fait des espèces de catéchismes pour les jeunes demoiselles.

 

          Il me semble qu’on ne connaît point encore hors de Paris le Supplément à la Philosophie de l’Histoire. Il est d’un nommé Larcher, ancien répétiteur du collège Mazarin, qui l’a composé sous les yeux de Riballier. Il n’est pas trop honnête qu’on permette de traiter de Capanée feu l’abbé Bazin, qui était un homme très pieux. On veut le faire passer dans la préface, page 33, pour un impie, parce qu’il a dit que la famine, la peste et la guerre sont envoyées par la Providence. Vous voyez bien que ces messieurs, qui osent nier la Providence, se rendent gaiement coupables de la plus horrible impiété, quand ils en accusent leurs adversaires. Il est à croire que les mêmes personnes qui ont permis la rapsodie infâme de Larcher permettront une réponse honnête (4). Ils le doivent d’autant plus que ce Larcher s’appuie de l’autorité de l’hérétique Warburton, qui a scandalisé toutes les Eglises de la chrétienté, en voulant prouver que les Juifs ne connurent jamais l’immortalité de l’âme, et en voulant prouver que cette ignorance même imprimait le caractère de la divinité à la révélation de Moïse. Au reste, je doute fort que les gens du monde lisent tous ces fatras. On ne peut guère faire naître des fleurs au milieu de tant de chardons.

 

          J’ai dû vous mander déjà qu’on a lu avec beaucoup de satisfaction l’ouvrage du bachelier (5) sur les trente-sept propositions de Bélisaire. Ce bachelier paraît orthodoxe, et, qui plus est, de bonne compagnie.

 

          Voilà donc Jean-Jacques à Vesel ! il n’y tiendra pas ; il n’y a que des soldats ; mais il ira souvent en Hollande, où il fera imprimer toutes ses rêveries. On parle d’un roman intitulé l’Homme sauvage (6) ; on l’attribue à un de vos amis. Je vous supplie de vouloir bien me l’envoyer par la voie dont vous vous servez ordinairement.

 

          Adieu, monsieur ; toute ma famille vous fait les plus sincères et les plus tendres compliments BOURSIER.

 

 

1 – Sirven. (K.)

2 – Des exemplaires de sa Seconde lettre. (G.A.)

3 – Née en 1711, morte en 1780. (G.A.)

4 – La Défense de mon oncle. (G.A.)

5 – Les Questions de Zapata. (G.A.)

6 – Par Mercier. On l’attribuait à Diderot. (G.A.)

 

 

 

 

 

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