CRITIQUE HISTORIQUE - Partie 6
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CRITIQUE HISTORIQUE
XIII – De Pierre de Castille, dit le Cruel.
Pierre-le-Cruel se vengeait avec barbarie, j’en tombe d’accord : mais je le vois trahi, persécuté par ses frères bâtards, par sa femme même ; soutenu à la vérité par le prince Noir, le premier homme de son temps, mais ayant nécessairement la France contre lui, puisqu’il était protégé par les Anglais ; opprimé enfin par un ramas de brigands, et assassiné par son frère bâtard, car il fut tué étant désarmé : et ce Henri de Transtamare, assassin et usurpateur, a été respecté par les historiens, parce qu’il a été heureux.
A la bonne heure que ce Pierre ait emporté au tombeau le nom de Cruel mais quel titre donnerons-nous au tyran qui fit périr Conradin et le duc d’Autriche sur l’échafaud ? et comment nommer tant d’horribles attentats qui ont effrayé l’Europe ?
XIV – De Charles de Navarre, dit le Mauvais.
On convient que Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, comte d’Evreux, était très mauvais, que don Pèdre, roi de Castille, surnommé le Cruel, méritait ce titre ; mais voyons si dans ces temps de la belle chevalerie, il y avait chez les princes tant de douceur et de générosité. Le roi de France, Jean, surnommé le Bon, commença son règne par faire tuer le comte d’Eu, son connétable. Il donna l’épée de connétable au prince d’Espagne, don La Cerda, son favori, et l’investit des terres qui appartenaient à son beau-frère Charles, roi de Navarre. Cette injustice pouvait-elle n’être pas vivement ressentie par un prince du sang, souverain d’un beau royaume ? On avait dépouillé son père des provinces de Champagne et de Brie ; on donnait à un étranger l’Angoumois et d’autres terres qui étaient la dot de sa femme, sœur du roi de France. La colère lui fait commettre un crime atroce : il fait assassiner le connétable La Cerda ; et, ce qui est encore triste, c’est qu’il obtient, par ce meurtre, la justice qu’on lui avait refusée. Le roi transige avec lui sur toutes ses prétentions. Mais que fait Jean-Le-Bon après cette réconciliation publique ? Il court à Rouen, où il trouve le roi de Navarre à table avec le dauphin et quatre chevaliers ; il fait saisir les chevaliers ; on leur tranche la tête sans forme de procès, on met en prison le roi de Navarre sur le simple prétexte qu’il a fait un traité avec les Anglais. Mais, comme roi de Navarre, n’était-il pas en droit de faire ce prétendu traité ? Et si, en qualité de comte d’Evreux et de prince du sang, il ne pouvait sans félonie négocier à l’insu du suzerain, qu’on me montre le grand vassal de la couronne qui n’a jamais fait de traités particuliers avec les puissances voisines. En quoi donc Charles-le-Mauvais est-il jusqu’à présent plus mauvais que bien d’autres ? Plût à Dieu que ce titre n’eût convenu qu’à lui !
On prétend qu’il a empoisonné Charles V : où en est la preuve ? Qu’il est aisé de supposer de nouveaux crimes à ceux qui sont chargés de la haine d’un parti ! Il avait, dit-on, engagé un médecin juif de l’île de Chypre à venir empoisonner le roi de France. On voit trop fréquemment dans nos histoires des rois empoisonnés par des médecins juifs ; mais une constitution valétudinaire est plus dangereuse encore que les médecins.
XV – Des querelles de religion.
On a vu que, depuis le pape Grégoire VII jusqu’à l’empereur Charles-Quint, les querelles de l’empire et du sacerdoce ont bouleversé l’un et l’autre. Depuis Charles-Quint jusqu’à la paix de Vesphalie, les querelles théologiques ont fait couler le sang en Allemagne : le même fléau a désolé l’Angleterre depuis Henri VIII jusqu’au temps du roi Guillaume, où la liberté de conscience fut pleinement établie.
La France a éprouvé des malheurs, s’il se peut, encore plus grands, depuis François II jusqu’à la mort de Henri IV ; et cette mort, toujours sensible aux cœurs bien faits, a été le fruit de ces querelles. Il est triste qu’un si bon arbre ait produit de si détestables fruits.
On a souvent agité, si l’empereur Henri IV devait secouer le joug de la papauté, au lieu de rester pieds nus dans l’antichambre de Grégoire VII ; si Charles-Quint, après avoir pris et saccagé Rome, devait régner dans Rome, et se faire protestant ; et si Henri IV, roi de France, pouvait se dispenser de faire abjuration. De bons esprits assurent qu’aucune de ces trois choses n’était possible.
L’empereur Henri IV avait un trop violent parti contre lui, et n’était pas un homme d’un assez grand génie pour faire une révolution. Charles-Quint l’était, mais il n’aurait rien gagné à renoncer à la religion catholique (1). Pour le roi de France, Henri-le-Grand, il est vraisemblable qu’il ne pouvait prendre d’autre parti que celui qu’il embrassa, quelque humiliation qui y fût attachée. La reine Elisabeth, qui lui en fit des reproches si amers, pouvait bien lui donner des secours pour disputer le terrain de province en province, mais non pas pour conquérir le royaume de France. Il avait contre lui les trois quarts du pays, Philippe II et les papes ; il fallut plier. La facilité de son caractère se joignit à la nécessité où il était réduit. Un Charles XII, un Gustave-Adolphe, eussent été inflexibles ; mais ces héros étaient plus soldats que politiques ; et Henri IV avec ses faiblesses était aussi politique que soldat. Il paraissait impossible qu’il fût roi de France s’il ne se rangeait à la communion de Rome ; de même qu’on ne pourrait aujourd’hui être roi de Suède ou d’Angleterre, si l’on n’était pas d’une communion opposée à Rome. Henri IV fut assassiné malgré son abjuration, comme Henri III malgré ses processions ; tant la politique est impuissante contre le fanatisme.
La seule arme contre ce monstre, c’est la raison. La seule manière d’empêcher les hommes d’être absurdes et méchants, c’est de les éclairer. Pour rendre le fanatisme exécrable, il ne faut que le peindre. Il n’y a que des ennemis du genre humain qui puissent dire : « Vous éclairez trop les hommes, vous écrivez trop l’histoire de leurs erreurs. » Et comment peut-on corriger ces erreurs sans les montrer ? Quoi ! vous dites que les temps du jacobin Jacques Clément ne reparaîtront plus ? Je l’avais cru comme vous : mais nous avons vu depuis les Malagrida et les Damiens. Et ce Damiens (2), auquel personne ne s’attendit, qu’a-t-il répondu à son premier interrogatoire (3) ? Ces propres mots : « C’est à cause de la religion. » Qu’a-t-il déclaré à la question ? « C’est ce que j’entendais dire à tous ces prêtres ; j’ai cru faire une œuvre méritoire pour le ciel. » Il est évident que ce furent les billets de confession qui produisirent ce parricide. Quels billets ! Mais ces horreurs n’arrivent pas tous les ans ? non : on n’a pas toujours commis un parricide par année ; mas qu’on me montre dans l’histoire, depuis Constantin, un seul mois où les disputes théologiques n’aient pas été funestes au monde.
1 – Voyez les notes de l’Essai sur les mœurs, etc. (K.)
2 – Voyez le Précis du Siècle de Louis XV, chap. XXXVII.
3 – Page 4 du Procès de Damiens.
XVI – Du protestantisme et de la guerre des Cévennes.
Dans l’histoire de l’esprit humain, le protestantisme était un grand objet. On voit que c’est le pouvoir de l’opinion, soit vraie soit fausse, soit sainte soit réprouvée, qui a rempli la terre de carnage pendant tant de siècles. Quelques protestants ont reproché à l’auteur de l’Essai sur les mœurs de les avoir souvent condamnés ; et quelques catholiques ont chargé l’auteur d’avoir montré trop de compassion pour les protestants. Ces plaintes prouvent qu’il a gardé ce juste milieu qui ne satisfait que les esprits modérés.
Il est très vrai que partout et dans tous les temps où l’on a prêché une réforme, ceux qui la prêchèrent furent persécutés et livrés au supplice. Ceux qui s’élevèrent en Europe contre l’Eglise de Rome comptèrent autant de martyrs de leur opinion, que les chrétiens du second siècle en comptèrent de la leur, quand ils s’élevèrent contre le culte de l’empire romain. Les premiers chrétiens étaient de vrais martyrs les premiers réformés étaient, dit-on, de faux martyrs ; à la bonne heure ; mais ils souffraient, ils mouraient véritablement les uns et les autres : ils étaient tous les victimes de leur persuasion. Les juges qui les envoyèrent à la mort avaient la même jurisprudence, ils condamnaient par le même principe ; ils faisaient périr ceux qu’ils croyaient ennemis des lois divines et humaines : tout est parfaitement égal dans cette conduite du plus fort contre le plus faible. Le sénat romain, le concile de Constance, jugeaient de la même manière ; les condamnés marchaient au supplice avec la même intrépidité. Jean Hus et Jérôme de Prague en eurent autant que saint Ignace et saint Polycarte ; il n’y a de différence entre eux que la cause ; et il y a cette différence entre leurs juges, que les Romains n’étaient pas obligés par leur religion à épargner ceux qui voulaient détruire leurs dieux, et que les chrétiens étaient obligés par leur religion à ne pas persécuter inhumainement des chrétiens, leurs frères, qui adoraient le même Dieu.
Si c’est la politique bien ou mal entendue qui a livré aux bourreaux les premiers chrétiens et les hérétiques d’entre les chrétiens, la chose est encore absolument égale de part et d’autre ; si c’est le zèle, ce zèle est encore égal des deux côtés. Si l’on regarde comme très injustes les païens persécuteurs, on doit regarder aussi comme très injustes les chrétiens persécuteurs. Ces maximes sont vraies, et il a fallu les développer pour le bien des hommes.
Il est constant que ceux qui se disent réformés en France furent persécutés quarante ans avant qu’ils se révoltassent ; car ce ne fut qu’après le massacre de Vassi qu’ils prirent les armes.
On doit aussi avouer que la guerre qu’une populace sauvage fit vers les Cévennes, sous Louis XIV fut le fruit de la persécution. Les camisards agirent en bêtes féroces : mais on leur avait enlevé leurs femelles et leurs petits, ils déchirèrent les chasseurs qui couraient après eux.
Les deux partis ne conviennent pas de l’origine de ces horreurs. Les uns disent que le meurtre de l’abbé du Chaila, chef des missions du Languedoc, fut commis pour reprendre une fille des mains de cet abbé ; les autres pour délivrer plusieurs enfants qu’il avait enlevés à leurs parents, afin de les instruire dans la foi catholique : ces deux causes peuvent avoir concouru, et l’on ne peut nier que la violence n’ait produit le soulèvement qui causa tant de crimes, et qui attira tant de supplices (1).
Après la paix de Rysvick, Orange, où régnait encore la religion protestante, appartenant à Louis XIV, plusieurs habitants du Languedoc y allèrent chanter leurs psaumes, et prier Dieu dans leur jargon. A leur retour on en prit cent trente, hommes et femmes, qu’on attacha deux à deux sur le chemin ; les plus robustes, au nombre de soixante-dix, furent envoyés aux galères.
Bientôt après, un prédicant, nommé Marlié, fut pendu avec ses trois enfants, convaincu d’avoir prêché sa religion, et d’avoir fait convoquer l’assemblée par ses fils. On fit feu sur plusieurs familles qui allaient au prêche, on en tua dix-huit dans le diocèse d’Uzès : et trois femmes grosses étant du nombre des morts, on les éventra pour tuer leurs enfants dans leurs entrailles. Ces femmes grosses étaient dans leur tort, elles avaient en effet désobéi aux nouveaux édits ; mais, encore une fois, les premiers chrétiens ne désobéissaient-ils pas aux édits des empereurs, quand ils prêchaient ? Il faut absolument ou convenir que les juges romains firent très bien de pendre les chrétiens, ou dire que les juges catholiques firent très mal de pendre les protestants ; car et protestants et premiers chrétiens étaient précisément dans les mêmes termes : on ne peut trop le répéter, ils étaient également innocents ou également coupables.
Enfin les chrétiens persécutés par Maximin égorgèrent après sa mort son fils âgé de dix-huit ans, sa fille âgée de sept, et noyèrent sa veuve dans l’Oronte. Les protestants, persécutés par l’abbé du Chaila, le massacrèrent. Ce fut là l’origine de la guerre horrible des Cévennes. Il est même impossible que la révolte n’ait pas commencé par la persécution. Il n’est pas dans la nature humaine que le peuple se soulève contre ses magistrats, et les égorge quand il n’est pas poussé à bout. Mahomet lui-même ne fit d’abord la guerre que pour se défendre, et peut-être n’y aurait-il point de mahométans sur la terre, si les Mecquois n’avaient pas voulu faire mourir Mahomet.
On ne peut, dans un Essai sur les mœurs, entrer dans le détail des horreurs qui ont dévasté tant de provinces : le genre humain paraîtrait trop odieux, si l’on avait tout dit.
Il sera utile que, dans les histoires particulières, on voie un détail de nos crimes, afin qu’on ne les commette plus. Les proscriptions de Sylla et d’Octave, par exemple, n’approchèrent pas des massacres des Cévennes, ni pour le nombre, ni pour la barbarie ; elles sont seulement plus célèbres, parce que le nom de l’ancienne Rome doit faire plus d’impression que celui des villages et des cavernes d’Anduze : et Castagnet. Mais l’atrocité fut poussée plus loin dans les six années des troubles du Languedoc que dans les trois mois de proscriptions du triumvirat. On en peut juger par des lettres de l’éloquent Fléchier, qui était évêque de Nîmes dans ces temps funestes. Il écrit en 1704 : « Plus de quatre mille catholiques ont été égorgés à la campagne, quatre-vingts prêtres massacrés, deux cents églises brûlées. » Il ne parlait que de son diocèse : les autres étaient en proie aux mêmes calamités.
Jamais il n’y eut de plus grands crimes suivis de plus horribles supplices ; et les deux partis tantôt assassins, tantôt assassinés, invoquaient également le nom du Seigneur. Nous verrons dans le Siècle de Louis XIV plus de quatre mille fanatiques périr par la roue et dans les flammes ; et, ce qui est bien remarquable, il n’y en eut pas un seul qui ne mourût en bénissant Dieu, pas un qui montrât la moindre faiblesse : hommes, femmes, enfants, tous expirèrent avec le même courage.
Quelle a été la cause de cette guerre civile et de toutes celles de religion dont l’Europe a été ensanglantée ? point d’autre que le malheur d’avoir trop longtemps négligé la morale pour la controverse. L’autorité a voulu ordonner aux hommes d’être croyants, au lieu de leur commander simplement d’être justes. Elle a fourni des prétextes à l’opiniâtreté. Ceux qui sacrifient leur sang et leur vie ne sacrifient pas de même ce qu’ils appellent leur raison. Il est plus aisé de mener cent mille hommes au combat que de soumettre l’esprit d’un persuadé.
1 – Voyez le chapitre XXXVI du Siècle de Louis XIV. (G.A.)