CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 37
Photo de PAPAPOUSS
à M. le marquis Albergati Capacelli.
A Ferney, 2 Juin 1767.
Vous envoyez, monsieur, des tableaux à un aveugle et des filles à un eunuque ; l’état où je suis tombé ne me permet plus de lire. Un homme, qui prononce fort mal l’italien, m’a lu une partie de votre traduction du Comminges (1). Il m’a fait entendre, dans son baragoin, de beaux vers sur un triste sujet. Le saint homme Rancé ne s’attendait pas que ses moines fussent un jour le sujet d’une tragédie. Les jésuites fournissent actuellement une matière plus intéressante. Je les recommande à quelque muse : la mienne, aussi languissante que mon corps, ne peut plus chanter les moines. Portez-vous mieux que moi, et vivez.
1 – Le Comte de Comminges, drame en trois actes et en vers, par d’Arnaud-Baculard. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
4 Juin 1767.
Mon cher ange éprouve donc aussi les misères de l’humanité ; il est donc malade aussi bien que moi : il fait des remèdes, il évacue sa bile ; la mienne ne sort que par le bout de ma plume, quand j’écris des pouilles à mon cher ange sur des monologues. Guérissez-vous, prolongez votre agréable carrière ; voilà le point important.
Le grand malheur de la mienne, c’est que je la finis sans avoir pu vous voir ; j’ai le cœur percé de me voir privé de cette consolation. Voulez-vous, pour nous amuser tous deux, que je vous dise encore un petit mot des Scythes ? Vous daignez toujours vous y intéresser. Lekain m’a mandé qu’on ne m’avait fait un petit passe-droit qu’à la sollicitation de Molé ; mais je vois que vous êtes tous des fripons qui avez persisté dans l’idée de ne reprendre la pièce qu’à Fontainebleau. Eh bien ! j’y consens ; je demande seulement qu’on essaye les Scythes une seule fois à Paris, deux ou trois jours avant que les comédiens partent pour la cour. Cette représentation servira de répétition, et la pièce n’en sera que mieux jouée devant mes deux patrons (1).
J’ai le malheur d’aimer mieux les Scythes qu’aucune de mes tragédies. Premièrement, parce qu’ils ont été honnis ; en second lieu, parce qu’elle est pleine de vers naturels, que tout le monde peut s’appliquer, et qui appartiennent à toutes les conditions de la vie, autant qu’à la pièce même.
Je crois vous avoir satisfait sur tout ce que vous me demandiez, et je suis prêt à vous rendre ce vers que vous aimez :
Ah ! l’on venge mon fils, je retrouve mes sens.
Cela est fort aisé ; nous n’aurons pas là-dessus de querelle. J’aime aussi à me rendre à votre avis sur mademoiselle Durancy. Bien des gens m’ont mandé qu’elle et Lekain avaient très mal joué aux deux premières représentations : cela est très vraisemblable ; la pièce est difficile à jouer, et le parterre n’encourageait pas les acteurs ; mais je suis persuadé qu’à la longue les acteurs et le public s’accoutumeront à ce nouveau genre. Il me semble que ce contraste des mœurs champêtres avec celles de la cour doit être bien reçu quand les cabales seront affaiblies. Une femme qui ne s’avoue point à elle-même la passion malheureuse dont elle est dévorée est encore quelque chose d’assez neuf au théâtre. Si j’ai encore un peu d’amour-propre d’auteur, vous devez me le pardonner ; c’est vous qui, depuis environ treize ans, m’avez fait rentrer dans le champ de bataille dont je croyais être sorti pour jamais. Je ne suis plus qu’un poète de province ; mes pauvres pièces réussissent mieux à Genève, six fois de suite, Olympie ? Pourquoi votre troupe royale ne la rejoue-t-elle point ? J’aime mes enfants quand on les abandonne.
Adieu, mon cher ange, je me mets aux pieds de madame d’Argental. Faites-moi savoir, je vous prie, des nouvelles de votre santé. J’espère que M. de Thibouville ne se refroidira pas dans son zèle ; je suis pénétré pour lui de reconnaissance.
1 – Choiseul et Praslin. (G.A.)
à M. de La Borde.
4 Juin (1).
Je vous l’avais bien dit, mon cher Orphée : la lyre n’apprivoise pas tous les animaux, encore moins les jaloux ; mais il ne faut pas briser sa lyre, parce que les ânes n’ont pas l’oreille fine. Les talents sont faits pour combattre, et, à la longue, ils remportent la victoire. Combattez, travaillez, opposez le génie au mauvais goût, refaites ce quatrième acte, qui est de l’exécution la plus difficile. Je pense qu’il vaut mieux faire jouer une fois votre opéra à Paris que de mendier à la cour une représentation qu’on ne peut obtenir, tout étant déjà arrangé. Croyez que c’est au public qu’il faut plaire. Vous en avez déjà des preuves par devers vous. Je suis persuadé que vous en aurez de nouvelles, quand vous voudrez vous plier à négocier avec les entrepreneurs des doubles croches et des entrechats.
Un jeune homme m’a montré une espèce d’opéra-comique (2) dans le goût le plus singulier du monde. J’ai pensé à vous sur-le-champ ; mais il ne faut courir ni deux lièvres ni deux opéras à la fois. Songez à votre Pandore. Tirez de la gloire et des plaisirs du fond de sa boîte : faites l’amour et des passacailles (3). Pour moi, je suis bien hardi de vous parler de musique, quand je ne dois songer qu’à des De profundis, qui ne seront pas même en faux bourdon.
Voudriez-vous avoir la bonté de m’envoyer une copie des paroles de Pandore, telles que vous les avez mises en musique ? Je tâcherai de rendre quelques endroits plus convenables à vos talents, et qui vous mettront plus à l’aide. Envoyez-moi ce manuscrit contre-signé ; cela vous sera très aisé.
Adieu, mon cher et digne ami ; ne vous rebutez point. Quand un homme comme vous a entrepris quelque chose, il faut qu’il en vienne à bout. Le découragement n’est point fait pour le génie et pour le mérite. Combattez et triomphez. Ne parlez point surtout au maître des jeux (4) ; il est impossible qu’il fasse rien pour vous cette année ; je vous en avertis avec très grande connaissance de cause. Ne manquez pas d’exécuter votre charmant projet de venir au 1er de juillet ; nous aurons des voix et des instruments. Je vous dirai franchement que madame Denis se connaît mieux en musique que tous les gens dont vous me parlez. Venez, venez, et je vous en dirai davantage.
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Sans doute les Deux Tonneaux. (G.A.)
3 – Airs de danse. (G.A.)
4 – Richelieu. (G.A.)
à M. Damilaville.
4 Juin 1767.
Mon cher ami, faites d’abord mes compliments à la Sorbonne du service qu’elle nous a rendu ; car les choses spirituelles doivent marcher devant les temporelles : ensuite, ayez la charité de reprendre l’affaire des Sirven. M. Chardon peut à présent rapporter l’affaire. Sirven est prêt à partir pour Paris ; je vous l’adresserai. Il faudra qu’il se cache, jusqu’à ce que son affaire soit en règle.
Je tremble pour celle de notre ami Beaumont ; on me mande qu’elle a un côté odieux et un autre qui est très défavorable. L’odieux est qu’un philosophe, que le défenseur des Calas et des Sirven reproche à un mort d’avoir été huguenot, et demande que la terre de Canon soit confisquée pour avoir été vendue à une catholique ; le défavorable est qu’il plaide contre des lettres patentes du roi. Il est vrai qu’il plaide pour sa femme, qui demande à rentrer dans son bien ; mais elle n’y peut rentrer qu’en cas que le roi lui donne la confiscation. Il reste à savoir si ce bien de ses pères a été vendu à vil prix. Tout cela me paraît bien délicat. C’est une affaire de faveur ; et il est fort à craindre que le secrétaire d’Etat, qui a signé les lettres patentes de son adverse partie ne soutienne son ouvrage. Je crois que M. Chardon est le rapporteur. Je serais fâché que M. Chardon fût contre lui, et plus fâché encore si, M. Chardon étant pour lui, le conseil n’était pas de l’avis du rapporteur. L’affaire de Sirven me paraît bien plus favorable et bien plus claire. Je m’intéresse vivement à l’une et à l’autre.
Voici un petit mot pour Protagoras, qui est d’une autre nature. Tout ce qui est dans ce billet est pour vous comme pour lui ; tout est commun entre les frères.
Ma santé devient tous les jours plus faible tout périt chez moi, hors les sentiments qui m’attachent à vous. Je vous embrasse bien fort, mon très cher ami.
à M. Damilaville.
7 Juin 1767.
Mon cher ami, voici enfin Sirven qui veut vous voir, vous remercier de vos bontés, et remettre son sort entre vos mains. Je ne crois pas qu’il doive se montrer avant que son procès ait été porté au conseil.
J’ai écrit à M. Cassen pour le supplier de presser le rapport de M. Chardon. Vous présenterez sans doute Sirven à M. de Beaumont. J’ai bien peur que M. de Beaumont ne puisse pas à présent donner tous ses soins à cette affaire ; il doit être si occupé de la sienne, qu’il n’aura pas le temps de songer à celle des autres. Mais comme il ne s’agit actuellement que de procédures au conseil, M. Cassen est en état de faire tout ce qui est nécessaire. Il pourra avoir la bonté de mener Sirven chez M. Chardon.
J’ai lu les inepties contre mon ami Bélisaire. Ces sottises sont écrites par des Vandales dont il triomphera.
On a fait contre ce pauvre abbé Bazin un livre bien plus savant (1), qui mérite peut-être une réponse. Tout cela part, dit-on, du collège Mazarin ; Il faudra que nous disions, comme du temps de la Fronde : Point de Mazarin !
J’espère que l’affaire du vingtième, qui est plus intéressante, sera finie avant que vous receviez ma lettre. Il faut bien payer les dettes de l’Etat, et on ne les peut payer qu’au moyen des impôts.
Voici un petit livre qu’on m’a donné pour vous. Personne n’est plus en état que vous de le réfuter. Je vous embrasse avec la plus vive tendresse.
1 – Le Supplément de Larcher. (G.A.)
à M. le marquis de Florian.
9 Juin 1767.
Seigneurs châtelains, nous vous rendons grâce, du pied des Alpes, d’avoir pensé à nous dans les plaines de Picardie. Il n’y a que trois jours que nous avons du beau temps. J’ai été bien près d’aller m’établir auprès de Lyon, tant j’étais las des tracasseries génevoises, qui ne finiront pas de sitôt.
Le diable est à Neuchâtel comme il est à Genève ; mais il est principalement dans le corps de J.-J., qui s’est brouillé en Angleterre avec tout le canton où il demeurait. Il s’est enfui au plus vite, après avoir laissé sur sa table une lettre dans laquelle il chantait pouille à ses hôtes et à ses voisins. Ensuite, il écrivit une lettre au grand-chancelier, pour le prier de lui donner un messager d’Etat, qui le conduisît au premier port en sûreté. Le chancelier lui fit dire que tout le monde en Angleterre était sous la protection des lois. Enfin, Rousseau est parti avec sa Vachine (1), et il est allé maudire le genre humain ailleurs.
J’ai reçu une lettre pleine d’esprit et de bon sens du jeune Morival, enseigne de la colonelle de son régiment. S’il vient jamais assiéger Abbeville, soyez sûrs qu’il vous donnera des sauvegardes ; mais il n’en donnera pas à tout le monde.
J’attends avec impatience l’état des finances, que l’on dit imprimé au Louvre. Je trouve cette confiance et cette franchise très nobles. C’est ainsi qu’en usa M. Desmarets (2), et cette méthode fut très applaudie. Le seul secret pour faire contribuer sans murmure est de montrer le bon usage qu’on a fait des contributions. Personne n’en fera moins mauvaise chère pour payer les deux vingtièmes. Cet impôt d’ailleurs, n’étant point arbitraire, n’est sujet à aucune malversation, et cela console le peuple : c’est à l’Etat que l’on paie, et non pas aux fermiers-généraux.
Je vous envoie un petit mémoire (3) qui regarde un peu votre pays de Languedoc. Il a déjà eu son effet. M. de Gudane, commandant au pays de Foix, a menacé le sieur de La Beaumelle de le mettre pour le reste de sa vie dans un cachot, s’il continuait à vomir ses calomnies.
MM. de Chabanon et de La Harpe sont toujours à Ferney : mais point de tragédies. M. de Chabanon en fait une, encore y a-t-il bien de la peine. Pour moi, je suis hors de combat. Je me console en formant des jeunes gens. Madame de Fontaine-Martel disait que, quand on avait le malheur de ne pouvoir plus être catin, il fallait être maq…….. Aimez-moi toujours un peu, et soyez sûrs de ma tendre amitié.
1 – Thérèse Levasseur, ainsi surnommée par Voltaire dans la Guerre civile de Genève. (G.A.)
2 – En 1715. (G.A.)
3 – Contre La Beaumelle. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
10 Juin 1767.
Si vous vous portez bien, mon cher ange, j’en suis bien aise ; pour moi, je me porte mal. C’est ainsi qu’écrivait Cicéron, et je ne vois pas trop pourquoi on nous a conservé ces niaiseries. M. de Thibouville me mande que votre santé est meilleure, et que vous n’êtes point au lait ; il dit grand bien de votre régime. Jouissez, mes anges, d’une bonne santé, sans laquelle il n’y a rien. M. de Thibouville m’écrit une lettre peu déchiffrable, mais dans laquelle j’ai entrevu que mademoiselle Durancy a passé de Scythie au Canada (1), qu’elle s’est perfectionnée dans les mœurs sauvages, et qu’au lieu de se sacrifier pour son amant, elle le tue par mégarde. C’est là sans doute un beau coup de théâtre, et digne d’un parterre welche. Voici ce que je dois répondre à M. de Thibouville sur les Scythes, et ce que je vous prie de lui communiquer.
Puisque vous renoncez à votre diabolique monologue, je vous aimerai toujours, et il n’y aura rien que je ne fasse pour vous plaire. Je serai de votre avis sur tous les petits détails dont vous me parlez, du moins sur une bonne partie.
J’attendrai surtout Fontainebleau, pour envoyer à peu près tout ce que vous désirez. Je me flatte toujours que la naïveté singulière des Scythes les sauvera à la fin ; car la naïveté est un mérite tout neuf, et il faut du neuf aux Welches. Mettez votre gloire à faire réussir ce que vous avez approuvé, et ne vous laissez jamais séduire par ces Welches capricieux.
A vous, monsieur Lekain : continuez, combattez pour la bonne cause, ne vous laissez point abattre par les cabales et par le mauvais goût. J’aimerai toujours vos talents et votre personne ; et s’il me reste des forces, c’est pour vous que je les emploierai.
Voilà, mon cher ange, tous mes sentiments que je dépose entre vos mains, et que je vous supplie de faire valoir avec votre bonté ordinaire : mais surtout ayez soin d’une santé si chère à tous ceux qui ont ou qui ont eu le bonheur de vivre avec vous.
1 – Erreur. C’est mademoiselle Dubois et non mademoiselle Durancy qui jouait dans les Illinois. (G.A.)