CRITIQUE HISTORIQUE - Partie 5

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CRITIQUE HISTORIQUE - Partie 5

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CRITIQUE HISTORIQUE

 

 

 

 

 

 

 

 

XI – Des moines.

 

 

 

          L’opinion, plus que toute autre chose, a fait les moines, et c’était une opinion bien étrange que celle qui dépeupla l’Egypte, pour peupler quelque temps des déserts.

 

          On a parlé des moines dans l’Essai sur les mœurs, quoique cette partie du genre humain ait été omise dans toutes les histoires qu’on appelle profanes. Après tout, ils sont hommes, et même dans ce corps si étranger au monde, il s’est trouvé de grands hommes. L’auteur a été beaucoup plus modéré envers eux que le célèbre évêque du Bellay (1), et que tous les auteurs qui ne sont pas du rite romain. Il a parlé des jésuites avec impartialité ; car c’est ainsi qu’un historien doit parler de tout.

 

          Le bien public doit être préféré à toute société particulière, et l’Etat aux moines, on le sait assez. La société humaine s’est aperçue depuis longtemps combien ces familles éternelles, qui se perpétuent aux dépens de toutes les autres, nuisent à la population, à l’agriculture, aux arts nécessaires ; combien elles sont dangereuses dans des temps de trouble. Il est certain qu’il est en Europe des provinces qui regorgent de moines, et qui manquent d’agriculteurs.

 

          Un auteur de paradoxes (2) a prétendu que les moines sont utiles en ce que leurs terres, dit-il, sont toujours mieux cultivées que celles de la pauvre noblesse ; mais c’est précisément par cette raison que les moines font tort à l’Etat. Leurs maisons sont bâties des débris des masures de la noblesse ruinée. Il est démontré que cent gentilshommes, ayant chacun une terre de deux mille livres de revenu, rendraient plus de services au roi et à la nation qu’un abbé qui possède deux cent mille livres de rente. L’exemple de Londres est frappant ; tel quartier de cette ville, habité autrefois par trente moines, l’est aujourd’hui par trois cents familles. On manque quelquefois d’agriculteurs, de soldats, de matelots, d’artisans, ils sont dans les cloîtres, et ils y languissent.

 

          La plupart sont des esclaves enchaînés sous un maître qu’ils se sont donné  ils lui parlent à genoux, ils l’appellent monseigneur : c’est la plus profonde humiliation devant le plus grand faste ; et encore, dans cet abaissement, ils tirent une vanité secrète de la grandeur de leur despote.

 

          Plusieurs religieux, il est vrai, détestent dans l’âge mûr les chaînes dont ils se sont garrottés dans l’âge où l’on ne devrait pas disposer de soi-même ; mais ils aiment leur institut, leur ordre ; et ces esclaves ont les yeux si fascinés, que la plupart ne voudraient pas de la liberté, si on la leur rendait. Ce sont les compagnons d’Ulysse qui refusent de reprendre la forme humaine. Ils se dédommagent de cet abrutissement en Italie, en Espagne, en donnant insolemment leurs mains à baiser aux femmes. Leurs abbés sont princes en Allemagne. On voit des moines grands officiers d’un prince moine, et son cloître est une cour qui nourrit l’ambition. Depuis que cet ouvrage a été écrit tout est bien changé. Les hommes ont enfin ouvert les yeux.

 

          Les moines, dans leur institut, sont hors du genre humain, et ils ont voulu gouverner le genre humain. Séculiers et errants dans leur origine, ils ont été incorporés dans la hiérarchie de l’Eglise grecque  mais ils ont été regardés comme les ennemis de la hiérarchie latine. On a proposé dans tous les pays catholiques de diminuer leur nombre ; l’on n’a jamais pu y parvenir jusqu’à présent. Dans les pays protestants, on a été forcé de les détruire tous.

 

          On vient d’abolir les jésuites en France pour la seconde fois (3) ; on leur reprochait des privilèges qu’ils ne tenaient que de Rome, et qui étaient incompatibles avec les lois de l’Etat ; mais tous les autres religieux ont à peu près les mêmes privilèges. Les jésuites ont été chassés du Portugal par des raisons de politique, et à l’occasion de l’assassinat du roi ; ils ont été détruits en France pour avoir voulu dominer dans les belles-lettres, dans l’Etat, et dans l’Eglise : c’est un avertissement pour tous les autres ordres religieux. Il en est un (4) dont on envie les richesses, mais dont on respecte l’antiquité et les travaux littéraires ; il en est une foule d’autres moins considérés.

 

          Tout le monde convient qu’au lieu de ces retraites monastiques, où l’on fait serment à Dieu de vivre aux dépens d’autrui et d’être inutile, il faut des asiles à la vieillesse qui ne peut plus travailler. Tout le monde voit que chaque profession a ses vieillards, ses invalides, que le nom d’hôpital effraie, et qui finiraient leurs jours sans rougir dans des communautés instituées sous un autre nom ; tout le monde le dit, et personne n’a encore essayé de changer des monastères onéreux à l’Etat en asiles nécessaires.

 

          Ce n’est pas assurément dans un esprit de censure de l’auteur de l’Essai sur les mœurs a été en ce point l’organe de la voix publique : il a insinué, avec tous les bons citoyens, qu’on doit augmenter le nombre des hommes utiles, et diminuer celui des inutiles. Le jeune homme qui a des talents et qui les ensevelit dans le cloître, fait tort au public et à soi-même. Qu’eût-ce été si Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, et tant d’autres, avaient, dans l’âge où l’on ne peut se connaître, pris le parti de se faire théatins ou picpus ?

 

 

1 – C’est le cardinal qui fut le protecteur de Rabelais. Disgracié sous Henri II, il se retira en Italie et devint évêque d’Ostie. (G.A.)

2 – Mirabeau le père, dans son Ami des hommes. (G.A.)

3 – Voyez le Précis du siècle de Louis XV, chapitre XXXVIII.

4 – Les bénédictins. (G.A.)

 

 

 

 

 

XII – Des croisades.

 

 

 

          Les croisades ont été l’effet le plus mémorable de l’opinion. On persuada à des princes occidentaux, tous jaloux l’un de l’autre, qu’il fallait aller au bout de la Syrie. Un mauvais succès pouvait les faire tous exterminer ; et, s’ils réussissaient, ils allaient s’exterminer les uns les autres.

 

          De toutes ces croisades, celle que saint Louis fit en Egypte fut la plus mal conduite, et celle qu’il fit en Afrique, la moins convenable ; elle n’avait aucun rapport au premier objet, qui était d’aller s’emparer de Jérusalem, ville d’ailleurs absolument indifférente aux intérêts de toutes les nations occidentales ; ville dont elles pouvaient même détourner leurs pas avec horreur, puisqu’on y avait fait mourir leur Dieu ; ville dans laquelle il ne pouvait punir la race juive, coupable à leurs yeux de ce meurtre, puisque cette race n’y habitait plus ; pays d’ailleurs dépeuplé et stérile, dans lequel on n’aurait pas même combattu les musulmans, puisque les Tartares leur enlevaient alors ces contrées, ou du moins achevaient de les désoler par leurs incursions ; pays enfin sur lequel les empereurs de Constantinople, dépouillés auparavant par les croisés mêmes, pouvaient seuls avoir quelques droits, et sur lequel les croisés n’avaient seulement pas l’apparence d’une prétention.

 

          On a inséré dans la nouvelle Histoire de France, par M l’abbé Velly, un passage dans lequel on accuse l’auteur de l’Essai sur les mœurs d’avoir inventé que saint Louis entreprit la croisade contre Tunis pour seconder les vues ambitieuses et intéressées de son frère Charles d’Anjou, roi des Deux-Siciles. Il n’a point assurément inventé ce fait, qui est très précieux dans l’histoire de l’esprit humain : ce fait se trouve dans toutes les anciennes chroniques de l’Italie ; il est transcrit dans l’Histoire universelle de Delisle (1), tome III, page 295. On le voit en propres mots dans Mézerai, sous l’année 1269. « Quant au saint roi, dit-il, il tourna son entreprise sur le royaume de Tunis, par deux motifs : l’un, qu’il lui semblait que la conquête de ce pays-là lui fraierait le chemin à celle de l’Egypte, sans laquelle il ne pouvait garder la Terre-Sainte ; l’autre, que son frère l’y portait, à dessein de rendre ces côtes d’Afrique tributaires de son royaume de Sicile, comme elles l’avaient été du temps de Roger, prince normand. » Rapin de Thoyras dit expressément la même chose dans le règne de Henri III d’Angleterre.

 

          Il n’est donc que trop vrai que la simplicité héroïque de Louis le rendit la victime de l’ambition de son frère, qui devait être de cette croisade : ce fut même une des raisons qui porta le barbare Charles d’Anjou à faire périr, par la main du bourreau, Conradin, héritier légitime des Deux-Siciles, le duc d’Autriche, son cousin, et le prince Conrad, un des fils de l’empereur Frédéric II : il crut qu’il était de sa politique de se souiller d’une action si honteuse, afin de n’être point inquiété dans la Sicile quand il irait piller l’Afrique. Quels préparatifs pour un saint voyage ! Mais en quoi d’ailleurs était-il si saint ? Il n’était question que d’aller gagner des dépouilles et la peste sur les ruines de Carthage.

 

          Saint Louis partit sous ces funestes auspices, et son frère n’arriva qu’après sa mort. Si le monarque de France prétendait aller de Tunis en Egypte, cette entreprise était beaucoup plus périlleuse que sa première croisade, et ses troupes auraient péri dans les déserts de Barca, aussi aisément que sur les bords du Nil.

 

          L’auteur de l’Essai sur les mœurs sait très bien que Guillaume de Nangis, qui écrivait l’histoire comme on l’écrivait alors, prétend que le shérif, ou émir, ou bey, ou soldan de Tunis, avait grande envie de se faire chrétien, et qu’il fit espérer au roi, par plusieurs lettres, sa conversion prochaine. Le même Guillaume croit bonnement que saint Louis alla vite mettre à feu et à sang les Etats de ce prince mahométan, pour l’attirer, par cette douceur, à la religion chrétienne. Si c’est là une manière sûre de convertir, on s’en rapporte à tout lecteur éclairé. Apparemment que la maxime, « contrains-les d’entrer, » était admise dans la politique comme dans la théologie, et qu’on traitait les musulmans comme les Albigeois. On peut hardiment n’être pas de l’opinion de Guillaume ; non qu’on le regarde comme un historien infidèle, mais comme un esprit fort simple, qui, quarante ans après la mort de saint Louis, écrivait sans discernement ce qu’il avait entendu dire. Un souverain de Tunis qui veut se faire catholique romain, un roi de France qui vient assiéger sa ville pour l’aider à entrer au giron de l’Eglise, sont des contes qu’on peut mettre avec les fables du Vieux de la Montagne, et de la couronne d’Egypte présente au roi de France. Les entreprises de ces temps-là étaient romanesques, mais il y avait plus de romanesque encore dans les historiens. Il faut convenir que saint Louis aurait mieux fait de gouverner en paix ses Etats, que d’aller exposer au fer des Africains et à la peste, sa fille sa bru, sa belle-sœur, et sa nièce, qui firent avec lui ce fatal voyage.

 

          Qu’il soit permis de dire ici que l’abbé Velli, auquel on impute cet injuste reproche contre l’auteur de l’Essai sur les mœurs, l’a copié dans quelques endroits, et qu’il aurait pu le citer ; de même que le P. Barre, dans son Histoire d’Allemagne, a copié mot pour mot la valeur de cinquante pages de l’Histoire de Charles XII : on est obligé d’en avertir, parce que, lorsque les historiens sont contemporains, il est difficile, au bout de quelque temps, de savoir qui est celui qui a pillé l’autre ; mais n’oublions pas combien le droit qu’on réclame est peu de chose.

 

          Remarquons encore que l’abbé Velli, après avoir critiqué le même auteur de l’Essai sur les mœurs, dans son sixième volume de l’Histoire de France, p. 73, fortifie ensuite lui-même l’assertion de cet auteur par ces mots, p. 252 : « Les autres s’en prenaient au roi de Sicile, qu’ils accusaient hautement d’avoir cherché à le faire périr (saint Louis) dans une terre étrangère : »  et par ceux-ci, page 266 : « Il espérait que le roi de Tunis paierait le tribut ordinaire… La multitude accusa hautement le prince sicilien d’avoir sacrifié l’honneur de la religion à son intérêt particulier. »

 

          Velli relève aussi l’auteur de l’Essai sur les mœurs, p. 361 et 362, sur la raison que celui-ci donne des vêpres siciliennes. Cependant M. Velli rapporte lui-même le texte de Malespina, qui dit : « Uno Francese per so rigoglio prese una femina… per farle villania. » Je ne crois pas que ces mots « per farle villania » signifient « pour fouiller si elle n’avait pas de poignard caché. » D’ailleurs on ne dit point que l’on chercha à fouiller les autres femmes, ni les hommes qui allaient aussi à vêpres (2).

 

 

1 – Abrégé de l’histoire universelle, 1731, 7 volumes. (G.A.)

2 – Ces deux derniers alinéas sont posthumes. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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