CRITIQUE HISTORIQUE - Partie 4

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CRITIQUE HISTORIQUE - Partie 4

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CRITIQUE HISTORIQUE

 

 

 

 

 

 

 

 

IX – De Mahomet.

 

 

 

          Le plus grand changement que l’opinion ait produit sur notre globe fut l’établissement de la religion de Mahomet. Ses musulmans, en moins d’un siècle, conquirent un empire plus vaste que l’empire romain. Cette révolution, si grande pour nous, n’est, à la vérité, que comme un atome qui a changé de place dans l’immensité des choses, et dans le nombre innombrable de mondes qui remplissent l’espace ; mais c’est au moins un événement qu’on doit regarder comme une des roues de la machine de l’univers, et comme un effet nécessaire des lois éternelles et immuables : car peut-il arriver quelque chose qui n’ait été déterminé par le maître de toutes choses ? Rien n’est que ce qui doit être.

 

          Comment peut-on imaginer qu’il y ait un ordre et que tout ne soit pas la suite de cet ordre ? Comment l’éternel géomètre ayant fabriqué le monde, peut-il y avoir, dans son ouvrage, un seul point hors de la place assignée par cet artisan suprême ? On peut dire des mots contraires à cette vérité ; mais une opinion contraire, c’est ce que personne ne peut avoir quand il réfléchit.

 

          Le comte de Boulainvilliers prétend (1) que Dieu suscita Mahomet pour punir les chrétiens d’Orient qui souillaient la terre de leurs querelles de religion, qui poussaient le culte des images jusqu’à la plus honteuse idolâtrie, et qui adoraient réellement Marie, mère de Jésus, beaucoup plus qu’ils n’adoraient le Saint-Esprit, qui n’avait en effet aucun temple, quoiqu’il fût la troisième personne de la Trinité ; mais si Dieu voulait punir les chrétiens, il voulait donc punir aussi les Parsis, les sectateurs de Zoroastre, à qui l’histoire ne reproche en aucun temps aucun trouble civil excité par leur théologie. Dieu voulait donc punir aussi les Sabéens ; c’est lui supposer des vues partiales et particulières. Il paraît étrange d’imaginer que l’Etre éternel et immuable change ses décrets généraux, qu’il s’abaisse à de petits desseins ; qu’il établisse le christianisme en Orient et en Afrique pour le détruire ; qu’il sacrifie, par une providence particulière, la religion annoncée par son fils à une religion fausse. Ou il a changé ses lois, ce qui serait une inconstance inconcevable dans l’Etre suprême ; ou l’abolition du christianisme dans ces climats était une suite infaillible des lois générales.

 

          Plusieurs autres savants hommes, et surtout M. Sale, auteur de la meilleure traduction (2) de l’Alcoran, et des meilleurs commentaires, penchent vers l’opinion que Mahomet travailla en effet à la gloire de Dieu en détruisant le culte du soleil en Perse, et celui des étoiles en Arabie ; mais les mages n’adoraient point le soleil : ils le révéraient comme l’emblème de la Divinité ; cela est hors de doute. On n’admit réellement les deux principes en Perse que du temps de Manès. Les mages n’avaient jamais adoré ce que nous appelons le mauvais principe : ils le regardaient précisément comme nous regardons le diable ; c’est ce qui se voit expressément dans le Sadder (3), ancien commentaire du livre du Zend, le plus ancien de tous les livres ; et, à tout prendre, la religion de Zoroastre valait mieux que celle de Mahomet, qui lui-même adopta plusieurs dogmes des Perses.

 

          A l’égard des Arabes il est vrai qu’ils rendaient un culte aux étoiles  mais c’était certainement un culte subordonné à celui d’un Dieu suprême, créateur, conservateur, vengeur, et rémunérateur : on le voit par leur ancienne formule : « O Dieu ! je me voue à ton service, je me voue à ton service, ô Dieu ! tu n’as de compagnons que ceux dont tu es le maître absolu ; tu es le maître de tout ce qui existe. » L’unité de Dieu fut de temps immémorial reconnue chez les Arabes, quoiqu’ils admissent, ainsi que les Perses et les Chaldéens, un ennemi du genre humain, qu’ils nommaient Satan ; l’unité de Dieu, et l’existence de ce Satan subordonné à Dieu, sont le fondement du livre de Job, qui vivait certainement sur les confins de l’Arabie et que plusieurs savants croient avec raison antérieur à Moïse d’environ sept générations.

 

          Si les mahométans écrasèrent la religion des mages et des Arabes, on ne voit pas quelle gloire en revint à Dieu. Les hommes ont toujours été portés à croire Dieu glorieux, parce qu’ils le sont ; car, ainsi qu’on l’a déjà dit (4), ils ont fait Dieu à leur image. Tous, excepté les sages, se sont représenté Dieu comme un prince rempli de vanité, qui se sent blessé quand on ne l’appelle pas votre altesse, et qu’on ne lui donne que de l’excellence et qui se fâche quand on fait la révérence à d’autres qu’à lui en sa présence.

 

          Le savant traducteur de l’Alcoran tombe un peu dans le faible que tout traducteur a pour son auteur ; il ne s’éloigne pas de croire que Mahomet fut un fanatique de bonne foi. « Il est aisé de convenir, dit-il, qu’il put regarder comme une œuvre méritoire d’arracher les hommes à l’idolâtrie et à la superstition, et que, par degrés, et avec le secours d’une imagination allumée, qui est le partage des Arabes, il se crut en effet destiné à réformer le monde. »

 

          Bien des gens ne croiront pas qu’il y ait eu beaucoup de bonne foi dans un homme qui dit avoir reçu les feuilles de son livre par l’ange Gabriel et qui prétend avoir été transporté de la Mecque à Jérusalem en une nuit sur la jument Borac ; mais j’avoue qu’il est possible qu’un homme rempli d’enthousiasme et de grands desseins ait imaginé en songe qu’il était transporté de la Mecque à Jérusalem, et qu’il parlait aux anges : de telles fantaisies entrent dans la composition de la nature humaine. Le philosophe Gassendi rapporte qu’il rendit la raison à un pauvre homme qui se croyait sorcier ; et voici comment il s’y prit : il lui persuada qu’il voulait être sorcier comme lui ; il lui demanda de sa drogue, et feignit de s’en frotter ; ils passèrent la nuit dans la même chambre : le sorcier endormi s’agita et parla toute la nuit : à son réveil il embrassa Gassendi, et le félicita d’avoir été au sabbat : il lui racontait tout ce que Gassendi et lui avaient fait avec le bouc. Gassendi, lui montrant alors la drogue à laquelle il n’avait pas touché, lui fit voir qu’il avait passé la nuit à lire et à écrire. Il parvint enfin à tirer le sorcier de son illusion.

 

          Il est vraisemblable que Mahomet fut d’abord fanatique, ainsi que Cromwell le dut dans le commencement de la guerre civile : tous deux employèrent leur esprit et leur courage à faire réussir leur fanatisme ; mais Mahomet fit des choses infiniment plus grandes, parce qu’il vivait dans un temps et chez un peuple où l’on pouvait les faire. Ce fut certainement un très grand homme, et qui forma de grands hommes. Il fallait qu’il fût martyr ou conquérant, il n’y avait pas de milieu. Il vainquit toujours et toutes ses victoires furent remportées par le petit nombre sur le grand. Conquérant, législateur, monarque, et pontife, il joua le plus grand rôle qu’on puisse jouer sur la terre aux yeux du commun des hommes ; mais les sages lui préféreront toujours Confutzée, précisément parce qu’il ne fut rien de tout cela, et qu’il se contenta d’enseigner la morale la plus pure à une nation plus ancienne, plus nombreuse, et plus policée que la nation arabe.

 

 

1 – Dans sa Vie de Mahomet, 1730. (G.A.)

2 – En anglais. (G.A.)

3 – Voyez l’Essai, chapitre XV. (G.A.)

4 – Voyez l’Essai, chapitre X. (G.A.)

 

 

 

 

 

X – De la grandeur temporelle des califes et des papes.

 

 

 

          L’opinion et la guerre firent la grandeur des califes, l’opinion et l’habileté firent la grandeur des papes. Nous ne comparons point ici religion à religion, église à mosquée, évêque à muphti, mais politique à politique, événements à événements.

 

          Dans l’ordre ordinaire des choses, la guerre peut donner de grands Etats, l’habileté n’en peut donner que de petits : ceux-ci durent plus longtemps ; la guerre, qui a fondé les autres, les détruit tôt ou tard. Ainsi les papes ont eu peu à peu cent milles italiques de pays en long et en large, et les califes, qui en avaient eu plus de douze cents lieues, les perdirent par les armes. Les califes possédaient l’Espagne, l’Afrique, l’Egypte, la Syrie, une partie de l’Asie-Mineure, et la Perse, au septième et au huitième siècle, quand les papes n’étaient que des évêques soumis à l’exarque de Ravenne. Le titre du pape alors était vicaire de Pierre, évêque de Rome. Il était élu par le peuple assemblé, comme l’étaient tous les autres évêques d’Orient et d’Occident. Le clergé romain demandait la confirmation de l’exarque en ces termes : « Nous vous supplions, vous chargé du ministère impérial, d’ordonner la consécration de notre père et pasteur. » Il écrivait au métropolitain de Ravenne : « Saint père, nous supplions votre béatitude d’obtenir du seigneur exarque l’ordination de celui que nous avons élu. » C’est ce qu’on voit encore dans l’ancien diurnal romain.

 

          Il est donc constant que le pape était bien loin d’avoir aucune prétention sur la souveraineté de Rome avant Charlemagne. Si l’on prétend que Grégoire II secoua le joug de son empereur, résidant à Constantinople, qu’était-il autre chose qu’un rebelle ?

 

          Charlemagne étant devenu empereur romain, et ses successeurs ayant pris ce titre, il est encore évident que les papes n’étaient pas sous eux empereurs de Rome. Les Othons ne permirent certainement pas que l’évêque fût souverain dans la ville qu’ils regardaient comme la capitale de leur empire. Grégoire VII, en tenant l’empereur Henri IV pieds nus et en chemise dans son antichambre, à Canosse, n’osa jamais prendre le titre de souverain de Rome, sous quelque dénomination que ce pût être.

 

          Les princes normands, conquérants de Naples, en faisaient hommage au pape ; mais aucun historien n’a jamais produit aucun acte où l’on voie les rois de Naples faire cet hommage au pontife romain, comme monarque romain : la première investiture donnée aux princes normands le fut par l’empereur Henri III, en 1047.

 

          La seconde investiture est d’un genre différent, et mérite la plus grande attention. Le pape Léon IX, ayant fait une espèce de croisade contre ces princes, fut battu et pris par eux ; ils traitèrent leur captif avec beaucoup d’humanité, chose assez rare dans ces temps-là, et le pape Léon, en levant l’excommunication qu’il avait lancée contre eux, leur accorda tout ce qu’ils avaient pris et tout ce qu’ils pourraient prendre, en qualité de fief héréditaire de saint Pierre, De sancto Petro hæreditatis feudo.

 

          A qui Charles d’Anjou fit-il hommage-lige pour Naples et Sicile  fut-ce à la personne de Clément IV, souverain de Rome ? non ; ce fut à l’Eglise romaine et aux papes canoniquement élus, Pro regno Siciliœ et aliis terris nobis ab Ecclesia romana concessis ; pour nos royaumes concédés par l’Eglise romaine. Cet hommage-lige était au fond ce qu’il était dans son origine, une oblation à saint Pierre, un acte de dévotion dont il résulta des meurtres, des assassinats, et des empoisonnements. Le pape était alors si peu souverain de Rome, que la monnaie y avait été frappée au nom de Charles d’Anjou lui-même, quand il était sénateur unique. On a encore des écus de ce temps avec cette légende, Karolus, senatus populusque romanus ; et sur le revers, Roma caput mundi. Il y a de pareilles monnaies frappées au nom des Colonnes et des Ursins ; il y a aussi des monnaies au nom des papes ; mais jamais vous ne voyez sur ces pièces la souveraineté du pape exprimée : le mot domnus, dont on se servit très rarement, était un titre honorifique que jamais aucun roi de France, d’Allemagne, d’Espagne, d’Angleterre, n’employa, si je ne me trompe, et on ne trouve ce mot domnus sur aucune monnaie des papes.

 

          Dans les sanglantes querelles de Frédéric Barberousse avec le pape Alexandre III, jamais cet Alexandre ne se dit unique souverain de Rome : il avait beaucoup de terres d’une mer à l’autre  mais assurément il ne possédait pas en propre la ville où l’empereur avait été sacré roi des Romains.

 

          Gregoire IX, en accusant l’empereur Frédéric II de préférer Mahomet à Jésus-Christ, le dépose à la vérité de l’Empire selon l’usage aussi insolent qu’absurde de ces temps-là ; mais il n’ose se mettre à sa place ; il n’ose se dire prince temporel de Rome.

 

          Innocent IV dépose encore le même empereur dans le concile de Lyon ; mais il ne prend point Rome pour lui-même ; l’empire romain subsistait toujours, ou était censé subsister. Les papes n’osaient s’appeler roi des Romains ; mais ils l’étaient autant qu’ils le pouvaient. Les empereurs étaient nommés, sacrés, reconnus roi des romains, et ne l’étaient pas en effet. Qu’était donc Rome ? une ville où l’évêque avait un très grand crédit, où le peuple jouissait souvent de l’autorité municipale, et où l’empereur n’en avait aucune que lorsqu’il y venait à main armée, comme Alaric, ou Totila, ou Arnoud, ou les Othons.

 

          Les papes regardaient non-seulement le royaume de Naples, mais ceux de Portugal, d’Aragon, de Grenade, de Sardaigne, de Corse, de Hongrie, et surtout d’Angleterre, comme feudataires ; mais ils ne se disaient ni n’étaient les maîtres de ces pays. Ce n’était pas seulement l’opinion, la superstition qui soumettait ces royaumes au siège de Rome, c’était l’ambition. Un prince disputait une province ; il ne manquait pas d’accuser son compétiteur d’être hérétique ou fauteur d’hérétiques, ou d’avoir épousé sa cousine au cinquième degré, ou d’avoir mangé gras le vendredi. On donnait de l’argent au pape, qui, en échange, donnait la province par une bulle : cette bulle était l’étendard auquel les peuples se ralliaient  et le pape, qui ne possédait pas un pouce de terre dans Rome, donnait des royaumes ailleurs.

 

          La même chose arriva aux califes dans leur décadence qu’aux papes dans leur élévation. Les sultans de l’Asie et de l’Egypte et du reste de l’Afrique, les rois des provinces espagnoles, prirent des investitures des califes, qui ne possédaient plus rien. Tel a été le chaos où la terre fut longtemps plongée.

 

          Les évêques allemands, dans l’anarchie de l’empire, s’étaient déjà faits princes, et en prenaient le titre, quand les papes étaient bien moins puissants dans Rome qu’un évêque de Vurtzbourg en Allemagne. Les papes avaient à Rome si peu de pouvoir, qu’ils furent obligés de se réfugier dans Avignon pendant soixante et dix ans.

 

          Martin V, élu au concile de Constance, est, je crois, le premier qui soit représenté sur les monnaies avec la triple couronne, inventée par Boniface VIII. Les papes n’ont été réellement les maîtres de Rome que quand ils ont eu le château Saint-Ange, ce qui n’arriva qu’au quinzième siècle.

 

          Enfin, ils ont régné, mais sans jamais se dire rois de Rome ; et les empereurs, qui n’ont jamais cessé d’en être rois, n’ont osé jamais y demeurer. Le monde se gouverne par des contradictions, et voilà sans doute la plus frappante : elle dure depuis Charlemagne.

 

          Charles-Quint, roi de Rome, voulut bien la saccager ; mais d’y demeurer seulement trois mois, de prétendre y fixer le siège de son empire, c’est ce que ce prince victorieux n’osa point entreprendre.

 

          Comment donc accorder la souveraineté du pape avec celle du roi des Romains ? c’est un problème que le temps a résolu insensiblement. Il semble que les empereurs et les papes soient convenus tacitement que les uns régneraient en Allemagne, et seraient rois de Rome de droit, tandis que les papes le seraient de fait. Ce partage ne nous étonne plus, parce que nous y sommes accoutumés ; mais il n’en est pas moins étrange.

 

          Ce qui nous fait voir combien la destinée se joue de l’univers, c’est que celui qui affermit la souveraineté réelle des papes sur les fondements les plus solides, fut cet Alexandre VI, coupable de tant d’horribles meurtres, commis par les mains de son incestueux fils dans la Romagne, dans Imola, Forli, Faenza, Rimini, Césène, Fano, Fertinoro, Urbino, Camerino, et surtout dans Rome. Quel était le titre de cet homme ? celui de serviteur des serviteurs de Dieu ; et quelle serait aujourd’hui, dans Rome, la prérogative de celui qui est intitulé roi des Romains ? il aurait l’honneur de tenir l’étrier du pape, et de servir de diacre à la grand’messe (1).

 

 

1 – En 1763, la remarque qui suivait était sur le Sadder. Voltaire la fit entrer plus tard dans le chapitre V de l’Essai. (G.A.)

 

 

 

 

 

Publié dans Critique historique

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