CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 36
Photo de PAPAPOUSS
à M. Damilaville.
23 Mai 1767.
Nous avons reçu, monsieur, le beau discours (1) de M. l’abbé Chauvelin. Je l’ai communiqué à M. de Voltaire, qui en a pensé comme vous. Il est un peu malade actuellement. C’est apparemment de la fatigue qu’il a eue de faire jouer chez lui les Scythes, et d’y représenter lui-même un vieillard. Je n’ai jamais vu de meilleurs acteurs. Tous les rôles ont été parfaitement exécutés, et la pièce a fait verser bien des larmes. Vous n’aurez jamais de pareils acteurs à la Comédie de Paris.
Je sais peu de nouvelles de littérature. J’ai ouï parler seulement d’un livre (2) de feu M. Boulanger, et d’un autre de milord Bolingbroke (3), dont on vient de donner en Hollande une édition magnifique. On parle aussi d’un petit livre espagnol dont l’auteur s’appelle, je crois, Zapata. On en a fait une nouvelle traduction à Amsterdam.
On calomnie l’impératrice de Russie, quand on dit qu’elle ne favorise les dissidents de Pologne que pour se mettre en possession de quelques provinces de cette république. Elle a juré qu’elle ne voulait pas un pouce de terre, et que tout ce qu’elle fait n’est que pour avoir la gloire d’établir la tolérance.
Le roi de Prusse a soumis à l’arbitrage de Berne toutes ses prétentions contre les Neuchâtelois. Pour nos affaires de Genève, elles sont toujours dans le même état ; mais le pays de Gex est celui qui en souffre davantage. On disait que M. de Voltaire allait passer tout ce temps orageux auprès de Lyon, mais je ne le crois pas. Il est dans sa soixante-quatorzième année, et trop infirme pour se transplanter.
J’ai l’honneur, d’être monsieur, bien sincèrement, avec toute ma famille, votre très humble et très obéissant serviteur. BOURSIER.
1 – Prononcé au parlement le 29 Avril, sur l’expulsion des jésuites d’Espagne. (G.A.)
2 – Le Christianisme dévoilé. (G.A.)
3 – Nouvelle édition de l’Examen important. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
25 Mai 1767.
Je commence, mon cher ange, ma réplique à votre lettre du 14, par vous dire combien je suis étonné que vous ayez de la bile ; c’est donc pour la première fois de votre vie. Il n’y a pourtant nulle bile dans votre lettre ; au contraire, vous m’y comblez de bontés, et vous compatissez à mes angoisses. C’est à moi qu’il appartient d’avoir de la bile ; je ne peux ni rester où je suis, ni m’en aller. Vous savez que j’ai donné la terre de Ferney à madame Denis. J’ai arrangé mes affaires de famille de façon qu’il ne me reste que des rentes viagères qu’on me paie fort mal, et M. le duc de Wurtemberg surtout me met, malgré toutes ses promesses, dans l’impuissance de faire une acquisition auprès de Lyon.
Madame Denis, qui est très commodément logée, se transplanterait avec beaucoup de peine. Tout notre pauvre petit pays est si effarouché, qu’il est impossible de trouver un fermier ; nous sommes donc forcés de rester dans cette terre ingrate.
Je vous avouerai, de plus, qu’il y a un certain ressort (1) que je n’aime pas ; l’affaire d’Abbeville me tient au cœur, je n’oublie rien ; la Saint-Barthélemy me fait autant de peine que si elle était arrivée hier.
Il faut que je vous dise, à propos d’Abbeville, qu’un de ces infortunés jeunes gens qui méritait d’être six mois à Saint-Lazare, et qui a été condamné au plus horrible supplice pour une mièvreté, ayant, pour comble de malheur, un père très avare, a été obligé de se faire soldat chez le roi de Prusse. Il a beaucoup d’esprit ; il m’a écrit : j’ai représenté son état au roi de Prusse, qui, sur-le-champ, l’a fait officier. J’espère qu’il sera un jour à la tête des armées, et qu’il prendra Abbeville ; mais, en attendant, je ne crois pas que je doive me mettre dans le ressort. Mon cœur est trop plein, et je dis trop ce que je pense.
Après vous avoir ainsi rendu compte de mon âme et de ma situation, je dois vous parler de M. et de madame de Beaumont, et de leur procès au conseil. Ils demandent que vous disiez un mot en leur faveur à M. le duc de Praslin et à M. le duc de Choiseul. Le défenseur des Calas et des Sirven mérite vos bontés, et n’a pas besoin de ma recommandation auprès de vous.
Je viens enfin aux Scythes ; ils avancent la fin de mes jours ; ils me tuent comme Indatire Obéide. Le procédé des comédiens a été pour moi le coup de pied de l’âne ; il faut dix ans pour ressusciter quand on est mort d’un pareil coup, témoin Oreste, témoin Sémiramis. J’avais un besoin extrême du succès de cet ouvrage ; j’ai été contredit en tout, et je finis ma carrière par essuyer l’affront et l’injustice inouïe qu’on me fait avec ingratitude. Cela n’empêchera pas que Lekain ne touche le petit honoraire qu’on lui a promis ; il peut y compter : on le portera chez lui au mois de Juin.
1 – Le ressort du parlement de Paris, qui s’étendait d’Aurillac à Boulogne, et de La Rochelle à Mézières. (Beuchot.)
à M. d’Étallonde de Morival
26 Mai 1767.
Je fus très consolé, monsieur, quand le roi de Prusse daigna me mander (1) qu’il vous ferait du bien. Il a rempli sur-le-champ ses promesses, et j’ai l’honneur de lui écrire aujourd’hui pour l’en remercier du fond de mon cœur. Il est assurément bien loin de penser comme vos infâmes persécuteurs. Je voudrais que vous commandassiez un jour ses armées, et que vous vinssiez assiéger Abbeville. Je ne sais rien de plus déshonorant pour notre nation que l’arrêt atroce rendu contre des jeunes gens de famille, que partout ailleurs on aurait condamnés à six mois de prison.
Le nonce (2) disait hautement à Paris que l’inquisition elle-même n’aurait jamais été si cruelle. Je mets cet assassinat à côté de celui des Calas, et immédiatement au-dessous de la Saint-Barthelémy. Notre nation est frivole, mais elle est cruelle. Il y a peut-être dans la France sept à huit cents personnes de mœurs douces et de bonne compagnie qui sont la fleur de la nation, et qui font illusion aux étrangers. Dans ce nombre il s’en trouve toujours dix ou douze qui cultivent les arts avec succès. On juge de la nation par eux ; on se trompe cruellement. Nos vieux prêtres et nos vieux magistrats sont précisément ce qu’étaient les anciens druides, qui sacrifiaient des hommes : les mœurs ne changent point.
Vous savez que M. le chevalier de La Barre est mort en héros. Sa fermeté noble et simple, dans une si grande jeunesse, m’arrache encore des larmes. J’eus hier la visite d’un officier de la légion de Soubise, qui est d’Abbeville. Il m’a dit qu’il s’était donné tous les mouvements possibles pour prévenir l’exécrable catastrophe qui a indigné tous les gens sensés de l’Europe. Tout ce qu’il m’a dit a bien redoublé ma sensibilité. Quelle religion, monsieur, qu’une secte absurde qui se ne soutient que par des bourreaux, et dont les chefs s’engraissent de la subsistance des malheureux !
Servez un roi philosophe, et détestez à jamais la plus détestable des superstitions.
1 – Le 24 Mars. (G.A.)
2 – Colonna Pamphile. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 27 Mai 1767.
Il me paraît, monseigneur, que le royaume du prince Noir m’a été plus favorable que les Welches de Paris. J’en ai uniquement l’obligation au maître de l’Aquitaine (1). Il faut qu’il ait lui-même ordonné des répétitions sous ses yeux, et que l’envie de lui plaire ait mis les acteurs au-dessus d’eux-mêmes. Vous connaissez Paris ; il n’est rempli que de petites cabales en tout genre. Zaïre, Oreste, Sémiramis, Mahomet, Tancrède, l’Orphelin de la Chine, tombèrent à la première représentation ; elles durent accablées de critiques, elles ne se relevèrent qu’avec le temps. On se faisait un plaisir de me mettre fort au-dessous de Crébillon, pour plaire à madame de Pompadour, qui disait que le Catilina de ce Crébillon était la seule bonne pièce qu’on eût jamais faite. Voilà comme on juge de tout, jusqu’à ce que le temps fasse justice. S’il est permis de comparer les petites choses aux grandes, vous savez que le maréchal de Villars ne jouit de sa réputation qu’à l’âge de près de quatre-vingt ans. Le favori de Vénus, de Minerve, et de Mars, sait lui-même quelles contradictions il a essuyées dans sa carrière de la gloire. Il faut se soumettre à cette loi générale qui existe dans le monde depuis le péché original : il mit dans le cœur humain l’envie et la malignité, qui sans doute n’y étaient pas auparavant.
Je vous avertis que nous avons ici la meilleure troupe de l’Europe, et que l’envie n’est point entrée dans notre tripot. Nous avons un jeune M. de La Harpe, auteur du Comte de Warwick. Il est, par sa figure et par la beauté de son organe, beaucoup plus fait que Lekain pour jouer Athamare. Jamais je n’ai rien vu de plus parfait qu’un M. de Chabanon, qui a joué Indatire. La femme de M. de La Harpe était Obéide. Sa figure est fort supérieure à celle de mademoiselle Clairon ; elle a une voix aussi théâtrale, elle sait pleurer et frémir. Les deux vieillards étaient de la plus grande vérité. Je ne me suis pas mal tiré du rôle de Sozame ; et surtout, quand je me plaignais des cours, je puis me vanter d’avoir fait une impression singulière. La pièce n’a point été ainsi jouée à Paris : il s’en faut de beaucoup. A qui en est la faute ? A mon séjour en Scythie. M. d’Argental ne s’en est point mêlé ; il est très malade, et je crains même que sa maladie ne soit trop sérieuse.
J’avais vu chez moi mademoiselle Durancy, il y a quelques années ; je lui avais trouvé du talent ; elle me demanda le rôle d’Obéide. On dit qu’elle le joua très mal à la première représentation, mais qu’à la troisième et quatrième elle fit un très grand effet. On me mande qu’elle joue avec beaucoup d’intelligence et de vérité, mais qu’elle n’est pas d’une figure agréable, et qu’elle n’a pas le don des larmes. On dit que les autres actrices n’ont point de talent, et que le théâtre tragique n’a jamais été dans un état plus pitoyable. On me mande que, lorsqu’un acteur de province se présente pour doubler les premiers rôles, ceux qui sont chargés de ces rôles ne manquent pas de les accabler de dégoûts, et de les faire renvoyer. Si on est aussi malin dans ce tripot qu’à la cour, je vous réponds que vous n’aurez d’autre théâtre que celui de l’Opéra-Comique. C’est à vous, qui êtes doyen de l’Académie, et premier gentilhomme de la chambre, de protéger les beaux-arts ; ils en ont besoin. Vous savez dans quelle décadence est ma chère patrie dans tous les genres.
Vous conservez votre gloire, mais la France a un peu perdu la sienne. Il faut espérer que nous aurons du moins encore quelques crépuscules des beaux jours du siècle de Louis XIV.
Agréez, monseigneur, mon tendre et profond respect.
1 – Richelieu lui-même, gouverneur de cette province. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
Mai 1767.
Je vous supplie, monseigneur, de lire attentivement ce mémoire (1). Vous savez que j’ai rendu quelques services aux protestants. J’ignore s’ils les ont mérités ; mais vous m’avouerez que La Beaumelle est un ingrat.
Je soumets ce mémoire à vos lumières, et la vérité à votre protection. Vous serez indigné, quand vous verrez tant de calomnies et d’horreurs rassemblées, et ce que nous avons de plus auguste avili avec tant d’insolence. On n’oserait imaginer qu’un tel homme pût calomnier la cour impunément. Il est dans le pays de Foix, à Mazères. Peut-être un mot de vous pourrait le faire rentrer en lui-même.
Galien attend toujours la décision de son sort. Il a un frère, âgé de quatorze ans tout au plus, qui a été au Canada, à Alger, à Maroc, en qualité de mousse. Il est de retour, et est venu voir son frère ici : il y est resté sept ou huit jours, et ensuite, avec une petite pacotille, il est retourné en Dauphiné chez ses parents, où l’aîné l’aurait bien voulu suivre, à ce qu’il m’a paru, pour peu de temps.
Peut-être ne savez-vous pas que j’ai donné la terre de Ferney à madame Denis, et que je ne me suis réservé que la douceur de finir dans mon obscurité une vie mêlée de bien des chagrins, comme c’est la carrière de presque tous les hommes. Ce n’est qu’avec cette triste vie que finira le tendre et respectueux attachement que je vous ai voué jusqu’à mon dernier moment.
Je vous supplie instamment de me conserver vos bontés ; elles me sont nécessaires, par le prix que mon cœur y met ; elles sont la plus chère consolation du plus ancien serviteur que vous ayez.
1 – Contre La Beaumelle. Voyez l’article XXVI des FRAGMENTS D’HISTOIRE. (G.A.)
à M. Moreau de la Rochette.
Au Château de Ferney, par Genève, 1er Juin 1767.
Vous voulez, monsieur, que j’aie l’honneur de vous répondre sous l’enveloppe de M. le contrôleur-général, et je vous obéis.
Il est vrai que j’avais fort applaudi à l’idée de rendre les enfants trouvés et ceux des pauvres utiles à l’Etat et à eux-mêmes. J’avais dessein d’en faire venir quelques-uns chez moi pour les élever. J’habite malheureusement un coin de terre dont le sol est aussi ingrat que l’aspect en est riant. Je n’y trouvai d’abord que des écrouelles et de la misère. J’ai eu le bonheur de rendre le pays plus sain en desséchant les marais. J’ai fait venir des habitants, j’ai augmenté le nombre des charrues et des maisons, mais je n’ai pu vaincre la rigueur du climat. M. le contrôleur-général m’invitait à cultiver la garance, je l’ai essayé ; rien n’a réussi. J’ai fait planter plus de vingt mille pieds d’arbres que j’avais tirés de Savoie ; presque tous sont morts. J’ai bordé quatre fois le grand chemin de noyers et de châtaigniers ; les trois quarts ont péri, ou ont été arrachés par les paysans : cependant je ne me suis pas rebuté, et, tout vieux et infirme que je suis, je planterais aujourd’hui, sûr de mourir demain. Les autres en jouiront.
Nous n’avons point de pépinières dans le désert que j’habite. Je vois que vous êtes à la tête des pépinières du royaume, et que vous avez formé des enfants à ce genre de culture avec succès. Puis-je prendre la liberté de m’adresser à vous pour avoir deux cents ormeaux qu’on arracherait à la fin de l’automne prochain, qu’on m’enverrait pendant l’hiver par les rouliers, et que je planterais au printemps ? je les paierai au prix que vous ordonnerez. Je voudrais qu’on leur laissât à tous un peu de tête.
Il y a une espèce de cormier qui rapporte des grappes rouges, et que nous appelons timier (1) ; ils réussissent assez bien dans notre climat. Si vos ordres pouvaient m’en procurer une centaine, je vous aurais, monsieur, beaucoup d’obligation. J’ai été très touché de votre amour pour le bien public ; celui qui fait croître deux brins d’herbe où il n’en croissait qu’un rend service à l’Etat.
J’ai l’honneur d’être avec l’estime la plus respectueuse, monsieur, votre, etc.
1 – C’est le sorbier des oiseleurs ; sorbus aucuparia L. (Note de François de Neufchâteau.)