CRITIQUE HISTORIQUE - Partie 1

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CRITIQUE HISTORIQUE - Partie 1

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CRITIQUE HISTORIQUE

 

 

 

 

 

 

AVERTISSEMENT POUR LA PRÉSENTE ÉDITION.

 

 

 

 

 

        On trouvera, sous ce titre, les réponses de Voltaire à plusieurs critiques de ses ouvrages d’histoire, et ce ne sont pas là des amas d’injures ou de méchancetés stériles, comme on se l’imagine trop. Voltaire, au reste distingue entre ses adversaires. S’il se montre implacable contre La Beaumelle, Nonotte et Larcher, il se contente d’une ironie douce avec Guenée, et il a tous les égards imaginables pour le savant Foncemagne et le chanoine philosophe de Paw. La mauvaise foi et la bêtise seules l’irritent.

 

        Jamais les contemporains du patriarche n’ont compris qu’il répondît ainsi à tout contradicteur, si obscur qu’il pût être. Pour eux c’était une rage qu’ils attribuaient à un excès de sensibilité, et ils plaignaient le grand homme. A les en croire l’auteur de l’Essai sur les mœurs aurait dû son œuvre achevée vivre retiré dans son ciel et laisser faire au temps. Par bonheur, le philosophe a fermé l’oreille à ces glorificateurs, et, jusqu’à sa mort, il est resté tout à tous, ardent à la réplique, afin de vulgariser son enseignement.

 

        En lisant ces réponses, on peut se rendre compte un à un de tous les mensonges historiques dont il a fait justice, et voir sa critique fonctionner, pour ainsi dire sur chaque fait Nous l’avons déjà montré prenant à partie la Bible et les Evangiles. Ici, c’est Hérodote, c’est Tite-Live c’est Bossuet, c’est Rollin, ce sont en un mot toutes les autorités dont s’arment ses adversaires au nom de la tradition, qu’il empoigne, qu’il culbute, qu’il écrase même s’il le faut au nom du sens commun. Un traité précieux sur l’esprit de doute qu’il faut porter dans l’étude de l’histoire explique toute sa méthode.

 

        Il y a dans ces différents écrits bien des répétitions, puisqu’ils roulent presque toujours sur les mêmes faits ; et c’est ce qui donnait encore à crier aux contemporains : l’âge le fait radoter, disaient-ils. Mais ces répétitions sont au contraire un des plus grands mérites de Voltaire. Il s’accrochait à son idée comme un sonneur à sa cloche et il tintait longtemps le même son, parce qu’il voulait le réveil de tous.

 

        Pour que le groupe des morceaux de critique soit au complet, il faut y rapporter quelques-uns des articles de journaux qui se trouvent dans le tome IV, et le Supplément au Siècle de Louis XIV que nous avons donné dans le tome II.

 

Georges AVENEL.

 

 

 

 

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REMARQUES.

 

 

POUR SERVIR DE SUPPLÉMENT A L’ESSAI SUR

LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS ET SUR

LES PRINCIPAUX FAITS DE L’HISTOIRE DEPUIS

CHARLEMAGNE JUSQU’A LA MORT DE LOUIS XIII.

 

 

 

- 1763 -

 

 

 

 

 

[Ces remarques parurent en même temps que l’édition revue et augmentée de l’Essai sur les mœurs. Elles sont précieuses, car Voltaire y explique point par point ce qu’il a voulu faire, et l’on ne trouve pas ailleurs la clef de toute son histoire.] (G.A.)

 

 

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I – Comment et pourquoi on entreprit cet Essai. Recherches

sur quelques nations.

 

 

          Plusieurs personnes savent que l’Essai sur l’Histoire générale des mœurs, etc., fut entrepris vers l’an 1740, pour réconcilier avec la science de l’histoire une dame illustre (1) qui possédait presque toutes les autres. Cette femme philosophe était rebutée de deux choses dans la plupart de nos compilations historiques, les détails ennuyeux et les mensonges révoltants : elle ne pouvait surmonter le dégoût que lui inspiraient les premiers temps de nos monarchies modernes : avant et après Charlemagne tout lui paraissait petit et sauvage.

 

          Elle avait voulu lire l’Histoire de France, d’Allemagne, d’Espagne, d’Italie, et s’en était dégoûtée ; elle n’avait trouvé qu’un chaos, un entassement de faits inutiles, la plupart faux et mal digérés ; ce sont, comme on l’a dit ailleurs (2), des actions barbares sous des noms barbares, des romans insipides rapportés par Grégoire de Tours ; nulle connaissance des mœurs, ni du gouvernement, ni des lois, ni des opinions ; ce qui n’est pas bien extraordinaire dans un temps où il n’y avait d’opinions que les légendes des moines, et de lois que celles du brigandage : telle est l’histoire de Clovis et de ses successeurs.

 

          Quelle connaissance certaine et utile peut-on tirer des aventures imputées à Caribert, à Chilpéric, et à Clotaire ? Il ne reste de ces temps misérables que des couvents fondés par des superstitieux, qui croyaient racheter leurs crimes en dotant l’oisiveté.

 

          Rien ne la révoltait plus que la puérilité de quelques écrivains qui pensent orner ces siècles de barbarie, et qui donnent le portrait d’Agilulphe et de Griffon, comme s’ils avaient Scipion et César à peindre. Elle ne put souffrir, dans Daniel, ces récits continuels de batailles, tandis qu’elle cherchait l’histoire des états-généraux, des parlements, des lois municipales, de la chevalerie, de tous nos usages, et surtout de la société autrefois sauvage et aujourd’hui civilisée. Elle cherchait dans Daniel l’histoire du grand Henri IV, et elle y trouvait celle du jésuite Coton (3) ; elle voyait dans cet écrivain le père de saint Louis attaqué d’une maladie mortelle, ses courtisans lui proposant une jeune fille comme une guérison infaillible, et de prince mourant martyr de sa chasteté. Ce conte, tant de fois répété, rapporté longtemps auparavant de tant de princes, démenti par la médecine et par la raison, était gravé, dans Daniel, au-devant de la Vie de Louis VIII (4).

 

          Elle ne pouvait comprendre comment un historien qui a du sens pouvait dire, après tant d’autres mal instruits, que les mamelucs voulurent choisir en Egypte, pour leur roi, saint Louis prince chrétien, leur ennemi, l’ennemi de leur religion, leur prisonnier, qui ne connaissait ni leur langue ni leurs mœurs (5). On lui disait que ce fait est dans Joinville ; mas il n’y est rapporté que comme un bruit populaire, et elle ne pouvait savoir que nous n’avons pas la véritable histoire de Joinville (6).

 

          La fable du Vieux de la Montagne qui dépêchait deux dévots du mont Liban pour aller vite assassiner saint Louis dans Paris, et qui le lendemain, sur le bruit de ses vertus, en faisait partir deux autres pour arrêter la pieuse entreprise des deux premiers, lui paraissait fort au-dessous des Milles et une Nuits.

 

          Enfin, quand elle voyait que Daniel, après tous les autres chroniqueurs, donnait pour raison de la défaite de Crécy que les cordes de nos arbalètes avaient été mouillées par la pluie pendant la bataille, sans songer que les arbalètes anglaises devaient être mouillées aussi (7) ; quand elle lisait que le roi Edouard III accordait la paix parce qu’un orage l’avait épouvanté, et que la pluie décidait ainsi de la paix et la guerre, elle jetait le livre.

 

          Elle demandait si tout ce qu’on disait du prophète Mahomet et du conquérant Mahomet II était vrai ; et lorsqu’on lui apprenait que nous imputions à Mahomet II d’avoir éventré quatorze de ses pages (comme si Mahomet II avait eu des pages), pour savoir qui d’eux avait mangé un de ses melons, elle concevait le plus profond et le plus juste mépris pour nos histoires.

 

          On lui fit lire un précis des observances religieuses des musulmans ; elle fut étonnée de l’austérité de cette religion, de ce carême presque intolérable, de cette circoncision quelquefois mortelle, de cette obligation rigoureuse de prier cinq fois par jour, du commandement absolu de l’aumône, de l’abstinence du vin et du jeu ; et en même temps elle fut indignée de la lâcheté imbécile avec laquelle les Grecs vaincus, et nos historiens leurs imitateurs, ont accusé Mahomet d’avoir établi une religion toute sensuelle, par la seule raison qu’il a réduit à quatre femmes le nombre indéterminé, permis dans toute l’Asie, et surtout dans la loi judaïque.

 

          Le peu qu’elle avait parcouru de l’histoire d’Espagne et d’Italie lui paraissait encore plus dégoûtant. Elle cherchait une histoire qui parlât à la raison ; elle voulait la peinture des mœurs, les origines de tant de coutumes, de lois de préjugés, qui se combattent, comment tant de peuples ont passé tour à tour de la politesse à la barbarie, quels arts se sont perdus, quels se sont conservés, quels autres sont nés dans les secousses de tant de révolutions. Ces objets étaient dignes de son esprit.

 

          Elle lut enfin le Discours de l’illustre Bossuet sur l’Histoire universelle : son esprit fut frappé de l’éloquence avec laquelle cet écrivain célèbre peint les Egyptiens, les Grecs, et les Romains ; elle voulut savoir s’il y avait autant de vérité que de génie dans cette peinture : elle fut bien surprise quand elle vit que les Egyptiens, tant vantés pour leurs lois, leurs connaissances et leurs pyramides, n’avaient presque jamais été qu’un peuple esclave, superstitieux et ignorant, dont tout le mérite avait consisté à élever des rangs inutiles de pierres les unes sur les autres par l’ordre de leurs tyrans ; qu’en bâtissant leurs palais superbes ils n’avaient jamais su seulement former une voûte ; qu’ils ignoraient la coupe des pierres ; que toute leur architecture consistait à poser de longues pierres plates sur des piliers sans proportion ; que l’ancienne Egypte n’a jamais eu une statue tolérable que de la main des Grecs ; que ni les Grecs ni les Romains n’ont jamais daigné traduire un seul livre des Egyptiens ; que les éléments de géométrie composés dans Alexandrie le furent par un Grec, etc., etc. Cette dame philosophe n’aperçut dans les lois de l’Egypte que celles d’un peuple très borné : elle sut que, depuis Alexandre, cette nation fut toujours subjuguée par quiconque voulut la soumettre ; elle admira le pinceau de Bossuet, et trouva son tableau très infidèle.

 

          On a encore les remarques qu’elle mit aux marges de ce livre. On trouve à la page 341 ces propres mots : « Pourquoi l’auteur dit-il que Rome engloutit tous les empires de l’univers ? La Russie seule est plus grande que tout l’empire romain.

 

          Ce qui choqua le plus, ce fut de voir que ces trois ou quatre nations puissantes sont sacrifiées dans ce livre au petit peuple juif, qui occupe les trois quarts de l’ouvrage (8). On voit en marge, à la fin du discours sur les Juifs, cette note de sa main : « On peut parler beaucoup de ce peuple en théologie, mais il mérite peu de place dans l’histoire. »

 

          En effet, quelle attention peut s’attirer elle-même une nation faible et barbare, qui ne posséda jamais un pays comparable à une de nos provinces, qui ne fut célèbre ni par le commerce ni par les arts, qui fut presque toujours séditieuse et esclave, jusqu’à ce qu’enfin les Romains la dispersèrent comme depuis les vainqueurs mahométans dispersèrent les Parsis, peuple si supérieur aux Juifs, longtemps leur souverain, et d’une antiquité beaucoup plus grande ?

 

          Il semblait surtout fort étrange que les mahométans, qui ont changé la face de l’Asie, de l’Afrique ? et de la plus belle partie de l’Europe, fussent oubliés dans l’histoire du monde. L’Inde, dont notre luxe a un si grand besoin, et où tant de nations puissantes de l’Europe se sont établies, ne devait pas être passée sous silence.

 

          Enfin cette dame, d’un esprit si solide et si éclairé, ne pouvait pas souffrir qu’on s’étendît sur les habitants obscurs de la Palestine, et qu’on ne dît pas un mot du vaste empire de la Chine, le plus ancien du monde entier, et le mieux policé sans doute, puisqu’il a été le plus durable. Elle désirait un supplément à cet ouvrage, lequel finit à Charlemagne et on entreprit cette étude pour s’instruire avec elle.

 

 

1 – Madame la marquise du Châtelet.

2 – Voyez le Siècle de Louis XIV, article DANIEL. (G.A.)

3 – Ou plutôt, Cotton. C’était le confesseur de Henri IV. (G.A.)

4 – Voyez l’Essai sur les mœurs, chap. LI. (G.A.)

5 – Voyez, dans l’Essai, une de nos notes au chapitre LVIII. (G.A.)

6 – On a retrouvé depuis, en 1748, un manuscrit qui, par le style et les caractères, paraît du siècle de Joinville ; il a été imprimé à l’Imprimerie impériale en 1761, in-folio. (K.)

7 – Voyez, dans l’Essai, une de nos notes au chapitre LXXV. (G.A.)

8 – Voyez notre Avertissement pour l’Essai sur les mœurs. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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