CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 32
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à M. Vernes.
Le 25 Avril 1767.
Mon cher prêtre philosophe et citoyen, je vous envoie deux mémoires des Sirven. Ce petit imprimé vous mettra au fait de leur affaire. Comptez qu’ils seront justifiés comme les Calas. Je suis un peu opiniâtre de mon naturel. Jean-Jacques n’écrit que pour écrire, et moi j’écris pour agir.
Bénissez Dieu mon cher huguenot, qui chasse partout les jésuites, et qui rend la Sorbonne ridicule. Il est vrai qu’il traite fort mal le pays de Gex ; mais il faut lui pardonner le mal en faveur du bien. Je me suis mis depuis longtemps, à rire de tout, ne pouvant faire mieux.
Rien ne vous empêche de venir chez nous en passant par Versoix, Gentoux et Collex ; alors nous parlerons de perruques (1). Je vous donne ma bénédiction.
1 – C’est-à-dire des conseillers génevois. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
27 Avril 1767.
Je reçois la lettre du 21 d’avril, toute de la main de mon ange. Il doit être bien sûr que je pèse toutes ses raisons ; mais je conjure tous les anges du monde, en comptant M. de Thibouville, d’examiner les miennes. J’ai toujours voulu faire d’Obéide une femme qui croit dompter sa passion secrète pour Athamare, qui sacrifie tout à son père, et je n’ai point voulu déshonorer ce sacrifice par la moindre contrainte. Elle s’impose elle-même un joug qu’elle ne puisse jamais secouer ; elle se punit elle-même, en épousant Indatire, des sentiments secrets qu’elle éprouve encore pour Athamare, et qu’elle veut étouffer. Athamare est marié ; Obéide ne doit pas concevoir la moindre espérance qu’elle puisse être un jour sa femme. Elle doit dérober à tout le monde et à elle-même le penchant criminel et honteux qu’elle sent pour un prince qui n’a persécuté son père que parce qu’il n’a pu déshonorer la fille. Voilà sa situation, voilà son caractère.
Une froide scène entre son père et elle, au premier acte, pour l’engager à se marier avec Indatire ne serait qu’une malheureuse répétition de la scène d’Argire et d’Aménaïde dans Tancrède, au premier acte. Il est bien plus beau, bien plus théâtral, qu’Obéide prenne d’elle-même sa résolution, puisqu’elle a déjà pris d’elle-même la résolution de fuir Athamare et de suivre son père dans des déserts. Ce serait avilir ce caractère si neuf et si noble que de la forcer, de quelque manière que ce fût, à épouser Indatire ; ce serait faire une petite fille d’une héroïne respectable. Un monologue serait pire encore ; cela est bon pour Alzire. Mais lorsque, dans son indignation contre Athamare, dans la certitude de ne pouvoir jamais être à lui, dans le plaisir consolant de se livrer à toutes les volontés de son père, dans l’impossibilité où elle croit être de jamais sortir de la Scythie, dans l’opiniâtreté de courage avec laquelle elle s’est fait une nouvelle patrie, elle a conclu ce mariage, qui semble devoir la rendre moins malheureuse, tout-à-coup elle revoit Athamare, elle le revoit souverain, maître de sa main, et mettant sa couronne à ses pieds ; alors son âme est déchirée : et si tout cela n’est pas théâtral, neuf et touchant, j’avoue que je n’ai aucune connaissance du théâtre, ni du cœur humain.
Je vous répète que, si quelques-unes de vos belles dames de Paris ont trouvé qu’Obéide épousait trop légèrement Indatire, c’est qu’elles ont-elles-mêmes jugé trop légèrement ; c’est qu’elles ont trop écouté les règles ordinaires du roman, qui veulent qu’une héroïne ne fasse jamais d’infidélité à ce qu’elle aime. Elles n’ont pas démêlé, dans le tapage des premières représentations, qu’Obéide devait détester Athamare, et ne jamais espérer d’être à lui, puisqu’il était marié. Elles ont apparemment imaginé qu’Obéide devait savoir qu’Athamare était veuf ; ce qu’elle ne peut certainement avoir deviné. Il faut laisser à ces très mauvaises critiques le temps de s’évanouir, comme aux critiques de Mérope, de Zaïre, de Tancrède, et de toutes les autres pièces qui sont restées aux théâtres.
Je vois trop évidemment, et je sens avec trop de force, combien je gâterais tout mon ouvrage, pour que je puisse travailler sur un plan si contraire au mien. Je ne conçois pas, encore une fois, comment ce qui intéresse à la lecture pourrait ne point intéresser au théâtre. Je ne dis pas assurément qu’Obéide doivent toujours pleurer ; au contraire, j’ai dit qu’elle devait avoir presque toujours une douleur concentrée ; douleur qui vaut bien les larmes, mais qui demande une actrice consommée. J’ai marqué les endroits où elle doit pleurer, et où madame de La Harpe pleure. C’est à ces vers :
D’une pitié bien juste elle sera frappée,
En voyant de mes pleurs une lettre trempée, etc.
Act. II, sc. I.
Laisse dans ces déserts ta fidèle Obéide.
Ah ! … c’est pour mon malheur…
Act. III, sc. II.
Ah ! fatal Athamare !
Quel démon t’a conduit dans ce séjour barbare ?
Que t’a fait Obéide ? etc.
Act. III, sc. IV.
A l’égard des détails, vous les trouverez tout comme vous les désirez.
On veut qu’Athamare soit moins criminel, et moi je voudrais qu’il fût cent fois plus coupable.
Venons maintenant à ce qui m’est essentiel pour de très fortes raisons : c’est de donner incessamment deux représentations avec tous les changements, qui sont très considérables, de n’annoncer que ces deux représentations, qui probablement vaudront deux bonnes chambrées aux comédiens. Je vous demande en grâce de me procurer cette satisfaction ; c’est d’ailleurs le seul moyen de savoir à quoi m’en tenir. Je vous envoie un nouvel exemplaire où tout est corrigé, jusqu’aux virgules. Il servira aisément aux comédiens ; je leur demande une répétition et deux représentations ; ce n’est pas trop, et ils me doivent cette complaisance.
J’ajoute encore que, quand cette pièce sera bien jouée (si elle peut l’être), elle doit faire beaucoup plus d’effet à Paris qu’à Fontainebleau. C’est auprès du parterre qu’Indatire doit réussir à la longue, et jamais à la cour.
Je sais bien qu’Athamare n’est point dans le caractère de Lekain ; il lui faut du funeste, du pathétique du terrible. Athamare est un jeune cheval échappé, amoureux comme un fou : mais pourvu qu’il mette dans son rôle plus d’empressement qu’il n’y en a mis, tout ira bien ; le quatrième et le cinquième acte doivent faire un très grand effet.
Enfin le plus grand plaisir que vous me puissiez faire, dans les circonstances où je me trouve c’est de me procurer ces deux représentations. Je vous en conjure, mes chers anges ; quand cela ne servirait qu’à faire crever Fréron, ce serait une très bonne affaire.
J’aurai à M. de Thibouville une obligation que je ne puis exprimer, s’il engage les comédiens à me rendre la justice que je demande. Le rôle d’Indatire ne peut tuer Molé, et il me tue s’il ne le joue pas.
à M. le comte d’Argental.
27 Avril (1).
Après vous avoir écrit, mon cher ange, et vous avoir envoyé un exemplaire des Scythes corrigé à la main, je suis obligé de vous écrire encore. La nouvelle édition, à laquelle on travaille à Genève, sera achevée dans deux jours, et il a fallu envoyer la pièce telle qu’elle est en Hollande, pour prévenir l’édition qu’on y allait faire suivant celle de Paris. Me voilà donc engagé absolument à ne plus rien changer. On traduit cette pièce en italien et en hollandais. Les éditeurs et les traducteurs auraient trop de reproches à me faire si je les gênais par de nouveaux changements.
Je vous dirai encore que plus je réfléchis sur l’idée de la nécessité d’un mariage en Scythie, et sur l’addition d’un monologue au deuxième acte, plus je trouve ces additions entièrement opposées au tragique. Tout ce qui n’est pas de convenance est froid ; et ce monologue, dans lequel Obéide s’avouerait à elle-même son amour, tuerait entièrement son rôle ; il n’y aurait plus aucune gradation. Tout ce qu’elle dirait ensuite ne serait qu’une malheureuse répétition de ce qu’elle se serait déjà dit à elle-même. Je préfère à tous les monologues du monde ces quatre vers que vous et madame d’Argental m’avez conseillés :
Au parti que je prends je me suis condamnée.
Va, si j’aime en secret les lieux où je suis née,
Mon cœur doit s’en punir ; il se doit imposer
Un frein qui le retienne et qu’il n’ose briser, etc.
En un mot, je vous conjure d’engager le premier gentilhomme de la chambre à exiger de Molé une ou deux représentations ; cela ne peut nuire à sa santé. Le rôle d’Indatire n’est point du tout violent, et il n’y a guère de principal rôle comique qui ne demande beaucoup plus d’action. Il serait fort triste et fort déplacé que Lacombe, à qui j’ai rendu service, refusât de sacrifier ce qui peut lui rester de son édition pour en faire une plus complète, surtout lorsqu’il ne lui en coûte que cent écus pour Lekain. Je pense bien donner à Lekain les cent autres écus, puisque, en d’autres occasions, je lui ai donné cinq ou six fois davantage.
J’envoie à Lekain, par cet ordinaire, un exemplaire conforme aux vôtres, à un ou deux vers près. J’ai oublié à la page 45 :
Ils vaincront avec moi. – Qui tourne ici ses pas ?
au lieu de :
Quel mortel tourne vers moi ses pas ?
Je crois aussi qu’à la page 73 il faut :
Connaissez dans quel sang vous plongerez mes mains.
au lieu de :
Vous enfoncez mes mains.
Je me jette à vos pieds et je vous demande mille pardons de tant de tourments ; mais je vous supplie que je vous aie l’obligation de la représentation que je demande aux comédiens, et de l’édition que je demande à Lacombe, édition d’ailleurs dont je lui achèterai deux cents exemplaires, pour envoyer aux académies dont je suis, et dans les pays étrangers. Je me mets à vos pieds, mon cher ange, toujours honteux de mes importunités, et toujours le plus importun des hommes.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le marquis de Villevieille.
27 Avril 1767.
Je prie mon digne chevalier de vouloir bien me mander dans quel endroit du Languedoc demeure le sieur de La Beaumelle. Je me réjouis avec mon brave chevalier de l’expulsion des jésuites. Le Japon commença par chasser ces fripons-là ; les Chinois ont imité le Japon ; la France et l’Espagne imitent les Chinois. Puissent-on exterminer de la terre tous les moines qui ne valent pas mieux que ces faquins de Loyola ! Si on laissait faire la Sorbonne, elle serait pire que les jésuites : on est environné de monstres.
On embrasse bien tendrement notre digne chevalier. On l’exhorte à combattre toujours, et à cacher ses marches aux ennemis.
à M. Lekain.
27 Avril 1767.
Vous me ferez un extrême plaisir, mon cher ami, d’essayer une ou deux représentations des Scythes, à votre retour de Grenoble, suivant la leçon nouvelle ci-jointe. Engagez M. Molé à se prêter à mes désirs. Je serais au désespoir de nuire à sa santé ; mais il joue dans le comique, et son rôle dans les Scythes est bien moins violent que plusieurs rôles de comédie. Je m’en tiendrai même à une seule représentation. Elle vous attirera certainement beaucoup de monde, en annonçant qu’elle sera donnée suivant une nouvelle édition qu’on a reçue de Genève.
J’ai à vous demander pardon, mon cher ami, de vous avoir fait un rôle dont le fond n’est pas aussi intéressant que celui d’Indatire ; il n’a pas ce tragique fier et terrible de Ninias, d’Oreste, et de quelques rôles dans lesquels j’ai servi heureusement vos grands talents. C’est un très jeune homme amoureux comme un fou, fier, sensible, empressé, emporté, qui ne doit mettre dans l’exécution de son personnage aucune de ces pauses, lesquelles font ailleurs un très bel effet. Il doit surtout couper la parole à Obéide avec un empressement plein de douleur et d’amour. Je ne doute pas que vous n’ayez réparé par cet art, que vous entendez si bien, le peu de convenance qui se trouve peut-être entre ce personnage et le caractère dominant de votre jeu.
J’ai envoyé à M. d’Argental deux exemplaires pareils à celui que je vous envoie. J’ai été dans la nécessité absolue de m’en tenir à cette édition, parce que l’on réimprime actuellement la pièce en plusieurs endroits, et qu’on la traduit en italien et en hollandais. Je n’ai pas eu un moment à perdre, et il est impossible d’y rien changer désormais sans faire du tort aux traducteurs et aux éditeurs.
Je vous embrasse de tout mon cœur. Si vous avez de l’amitié pour moi, faites ce que je vous demande. Il vous sera bien aisé de faire porter sur les rôles les changements que vous trouverez à la main dans l’exemplaire ci-joint.
à M. Lekain.
29 Avril 1767.
Monsieur, comme je sais que vous aimez les belles-lettres je crois ne pas vous importuner en vous dépêchant les deux brochures (1) ci-jointes, qui ne se débitent pas encore dans la ville de Lyon, mais que je me suis procurées par le canal d’un de mes amis qui est fort au fait de la littérature.
On dit que M. de Voltaire, par le conseil des médecins, va quitter le pays de Gex. C’est en effet un climat trop dur pour sa vieillesse, et pour une santé aussi faible que la sienne. L’air de la Saône est beaucoup plus favorable. Mais je plains beaucoup les environs de Ferney, qui vont retomber dans leur ancienne misère, si M. de Voltaire vient en effet s’établir ici.
J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec tous les sentiments que je vous ai voués, etc. BOURSIER.
1 – La Lettre sur les Panégyriques et les Homélies prêchées Londres. (G.A.)